
Quels programmes énergétiques les deux finalistes à l'élection présidentielle proposent-ils ? Sont-ils réalisables ? Nucléaire, éolien, solaire, hydrogène, hydraulique... Sur quels piliers reposent-ils ? Conduisent-ils à une réduction majeure des émissions de gaz à effet de serre ? Si Emmanuel Macron et Marine Le Pen mettent tous les deux l'accent sur le développement de l'atome civil, leurs programmes respectifs présentent de grandes différences. La Tribune a examiné le programme de la candidate d'extrême droite et fera de même pour celui d'Emmanuel Macron dans les prochains jours.
Nucléaire : Réouverture de Fessenheim
La candidate du Rassemblement national l'assure. A son arrivée à l'Elysée, elle rouvrira la centrale nucléaire de Fessenheim, située en Alsace et fermée définitivement depuis juin 2020. "C'est pour des raisons idéologiques que l'on a fermé Fessenheim. Et on l'a fermé avant même d'avoir ouvert [l'EPR de, ndlr] Flamanville", a dénoncé Marine Le Pen, ce mardi 12 avril, au micro de France Inter.
"Rouvrir Fessenheim est totalement irréaliste", tranche d'emblée Jacques Percebois, professeur émérite de l'université de Montpellier et spécialiste de l'énergie.
"On ne peut pas redémarrer Fessenheim pour des raisons techniques", abonde Nicolas Goldberg, référent énergie au sein du cabinet Colombus Consulting. "Certaines pièces sont déjà parties sur d'autres réacteurs nucléaires. Par ailleurs, prolonger la durée de vie d'un réacteur n'est pas une opération qui s'improvise. Il faut désormais que le réacteur ait un niveau de sûreté équivalent à celui d'un EPR. Une cartographie de tous les ouvrages à réaliser est nécessaire et il faut déposer un dossier auprès de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)", détaille l'expert.
La candidate d'extrême droite souhaite également prolonger tous les réacteurs jusqu'à 60 ans. Là encore cette mesure semble, pour le moins, audacieuse. Le gendarme du nucléaire, qui a autorisé en février 2021 la prolongation des réacteurs jusqu'à 50 ans sous réserve d'un réexamen approfondi de chacun d'entre eux et de travaux d'amélioration de la sûreté, ne s'est en effet jamais prononcé sur une prolongation au-delà. "Bien sûr que si on sait faire [prolonger les centrales nucléaires jusqu'à 60 ans, ndlr]", a insisté Marine Le Pen sur France Inter. "Je vais vous dire pourquoi. La centrale jumelle de Fessenheim, qui se trouve aux Etats-Unis, a été repoussée à 60 ans et il y a zéro problème", a-t-elle ajouté, en omettant totalement les différences qu'il peut y avoir entre les deux sites où ces centrales sont implantées et celles liées à l'exploitation des réacteurs.
En effet, aux Etats-Unis, le nucléaire ne représente que 20% du mix électrique. Les réacteurs y fonctionnent en "base load", c'est-à-dire presque tout le temps, tandis qu'en France, la production des 56 réacteurs est modulée pour s'adapter à l'évolution de la demande. Ce qui crée une "fatigue thermique et mécanique plus importante" qu'outre-Atlantique, explique Cédric Philibert, analyste de l'énergie et du climat, associé à l'Institut français des relations internationales (Ifri).
"Je vous affirme que tous les spécialistes du nucléaire vous disent qu'il n'y a aucune difficulté pour repousser la durée de vie des centrales nucléaires pour que cette durée de vie soit de 60 ans", a insisté la candidate d'extrême droite.
La Société française d'énergie nucléaire (Sfen), qui est le lobby de la filière, espère effectivement que la durée de vie des réacteurs pourra se prolonger jusqu'à 60 ans, mais elle souligne bien évidemment qu'il faudra prévoir un nouvel examen de sûreté au passage des 50 ans.
Le programme du nouveau nucléaire de Marine Le Pen, baptisé Marie Curie, paraît encore plus échevelé. La finaliste à l'élection présidentielle veut lancer dès son arrivée à l'Elysée la construction de cinq paires d'EPR pour une livraison à partir de 2031, puis cinq paires d'EPR 2 pour une livraison à partir de 2036. Autrement dit, la candidate du Rassemblement national prévoit la construction et la livraison de 20 EPR en l'espace de 15 ans, "alors que selon les audits indépendants réalisés pour le compte de l'Etat, il serait possible, au mieux, d'avoir une première paire d'EPR disponibles entre 2035 et 2037", pointe Nicolas Goldberg. Et, pour rappel, le premier EPR français, dont le chantier a débuté en 2007 à Flamanville en Normandie, n'est toujours pas entré en service.
"Ces annonces sont totalement contraires à ce que prône la filière nucléaire", estime dans une note le think tank Terra Nova, qui dénonce la folie des grandeurs de ce programme nucléaire. "La filière industrielle a, elle-même, émis quelques doutes sur sa capacité à faire plus de 14 EPR d'ici 2050", ajoute le centre de réflexion. "Ces incohérences montrent que "le sujet du nucléaire relève plus du marqueur politique que de la rationalité technique", regrette le think tank Terra Nova.
Dans son programme, la candidate d'extrême droite entend aussi installer des petits réacteurs nucléaires modulaires, les fameux SMR, dès 2031, sans en préciser le nombre. Mais ces nouveaux réacteurs de petite dimension font encore l'objet d'une importante R&D. Et, il n'est pas du tout certain qu'un SMR, comme le projet Nuward mené par EDF, soit disponible dès 2031. Aujourd'hui, malgré des dizaines de projets en cours à travers le monde, aucun n'a encore vu le jour. Marine Le Pen promet également, dès 2030, un prototype industriel du réacteur Astrid, dont le projet de recherche a été abandonné par le CEA il y a trois ans.
Au total, grâce à ce programme démesuré, Marine Le Pen dit vouloir porter la part du nucléaire à 75% du mix électrique de la France à l'horizon 2050, soit l'équivalent en termes de puissance d'une cinquantaine d'EPR2. Un scénario qui n'a pas du tout été validé par le gendarme du nucléaire.
Terra Nova craint surtout que ce programme, qui consiste à tout miser, ou presque, sur le nucléaire (une petite partie doit reposer sur l'hydraulique et la géothermie, malgré des marges de manœuvre très réduites), conduise en réalité à recourir aux énergies fossiles, par manque d'électricité nucléaire. "Si nous ne pouvons pas répondre à nos besoins en électricité en raison d'un moratoire sur le renouvelable ou d'hypothèses extravagantes sur le nucléaire, c'est la poursuite de l'exploitation des énergies fossiles qui nous attend, ou bien même l'ouverture de nouvelles centrales à gaz", anticipe dans sa note le centre de réflexion.
Eolien et solaire photovoltaïque : du moratoire au démantèlement pur et simple
En même temps que ce chantier herculéen de relance de l'atome civil, Marine Le Pen entend freiner brusquement le développement des énergies renouvelables dites "intermittentes". Autrement dit, mettre un coup d'arrêt à l'éolien et au solaire photovoltaïque, dont la production reste très sensible aux conditions météorologiques et géographiques. Pour l'éolien, la fronde de la candidate RN n'est cependant pas nouvelle : en 2017 déjà, son programme mettait en avant la nécessité d'un "moratoire" sur l'installation de ces géants à pale. Mais en même temps que plusieurs de ses adversaires politiques - de Xavier Bertrand (LR) à Eric Zemmour (Reconquête) -, Marine Le Pen a considérablement durci sa position sur le sujet. Et plaide désormais pour un "démantèlement" pur et simple, en plus du gel des nouvelles constructions.
"Nous lancerons le démantèlement progressif des sites en commençant par ceux qui arrivent en fin de vie. Toutes les subventions dédiées à promouvoir ces procédés seront suspendues, et l'énergie produite achetée à prix de marché", peut-on ainsi lire dans son livret consacré à l'écologie.
Pourtant, pas un seul des scénarios du gestionnaire de réseau de transport d'électricité RTE dans son étude prospective "Futurs Énergétiques 2050" n'envisage la neutralité carbone d'ici à 2050 sans éoliennes. Même dans la trajectoire où sa part est la plus faible du fait d'une relance de l'atome, l'éolien terrestre atteint tout de même 43 GW (soit 2,5 fois plus qu'aujourd'hui), et celui en mer 22 GW de capacités installées (contre zéro aujourd'hui). D'autant que Marine Le Pen porte un projet de réindustrialisation profonde de la France, qui implique de développer encore plus les énergies renouvelables quel que soit le scénario. Mais le RN considère ce fameux rapport de RTE comme une simple commande du gouvernement, dont les conclusions ne font pas foi.
Il n'empêche que le risque pour la sécurité d'approvisionnement en cas de démantèlement des 18,8 GW d'éolien actuellement raccordés au réseau inquiète plusieurs experts. Une telle décision mènerait même à une "impasse électrique", alerte Nicolas Goldberg. D'autant que le parc nucléaire est aujourd'hui à la peine, avec pas moins de 27 réacteurs sur les 56 du territoire actuellement fermés pour diverses raisons, dont un défaut de corrosion potentiellement générique.
Pour ce qui est du solaire électrique, Marine Le Pen ne mise pas sur un démantèlement, mais garantit là aussi la mise en place d'un moratoire - une promesse pourtant absente de son programme en 2017. Ainsi, même si elle n'exclut pas de garder des panneaux photovoltaïques, voire d'en développer "un peu dans le sud de la France ou en Outre-mer", a-t-elle déclaré ce matin sur France Inter, cette source d'énergie resterait largement minoritaire dans le mix global.
Mais sur ce point, le troisième et dernier volet du sixième rapport du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) publié il y a près d'une semaine est sans appel : le solaire photovoltaïque comme l'éolien représentent des outils précieux pour parvenir à décarboner le bouquet énergétique mondial d'ici à 2030, une échéance trop rapprochée pour le nucléaire au vu du temps de construction des réacteurs nucléaires EPR.
Autres énergies renouvelables : le grand flou
La candidate du RN n'entend cependant pas abandonner toutes les énergies renouvelables. Et compte beaucoup sur l'hydraulique, qui a l'avantage d'être pilotable, avec une progression de +30% de la production d'ici à 2050. Mais cet objectif laisse les experts perplexes. "Où va-t-on construire les barrages ?", s'interroge Cédric Philibert. "Les marges de manœuvre sont extraordinairement limitées en France", ajoute Patrice Geoffron, professeur de Sciences Économiques à l'Université Paris Dauphine et directeur du Centre de Géopolitique de l'Energie et des Matières Premières (CGEMP). En effet, selon le consortium Observ'er spécialisé dans le suivi du développement des énergies renouvelables dans l'Union européenne, "tous les sites exploitables ont été équipés au cours du siècle dernier". Ainsi, le parc hydraulique français a en fait très peu évolué ces dernières années, et l'objectif fixé par la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) de 26,4 à 26,7 GW installés d'ici à 2026 est proche de la capacité actuelle (26 GW). D'autant qu'une directive-cadre européenne sur l'eau prévoit de supprimer certains des barrages qui ont été construits sur territoire, en les détournant ou en libérant l'eau en fonction des débits naturels, afin de "protéger et améliorer les écosystèmes aquatiques".
Par ailleurs, pour les usages thermiques, Marine Le Pen évoque le développement de la "géothermie" et du "biogaz". Mais les ambitions concrètes dans ces domaines restent pour le moins floues, puisque non chiffrées. "Là encore, ce n'est pas à la hauteur", souffle Cédric Philibert, qui alerte sur la possibilité d'un recours accru aux hydrocarbures pour compenser le manque de production décarbonée. "Avec un système pareil, les centrales à gaz risquent de fonctionner nuit et jour, en base plutôt qu'en back-up. Ce sera même d'ailleurs peut-être du charbon qui sera appelé, puisque moins cher", s'inquiète-t-il.
"On ne pourra pas accélérer très vite sur le nucléaire. Dans ces conditions, qu'est-ce qui répondra à la pointe de la demande ? Il y aura un trou, donc ce sera nécessairement les fossiles", abonde Jacques Percebois.
Hydrogène : vraie révolution, faux calendrier
Marine Le Pen a cependant une autre corde à son arc. Et a déclaré à plusieurs reprises dans les médias prévoir "une véritable révolution hydrogène". La candidate du Rassemblement National explique en effet vouloir "nous libérer totalement du gaz et de nombreux usages du pétrole". "Il faut que l'on investisse massivement dans l'hydrogène cela fait 20 ans que je le dis", a-t-elle assuré sur France Inter. Plusieurs bémols ici. D'abord, Marine Le Pen ne communique aucun objectif chiffré sur la capacité de production d'hydrogène visée. Ensuite, si tous les experts s'accordent sur le potentiel énorme de l'hydrogène vert pour décarboner la mobilité et l'industrie, son développement en est encore à ses balbutiements. Selon les professionnels du secteur, il faut compter une dizaine d'années pour une industrialisation à grande échelle.
Le principal défi de la filière consiste à faire baisser le coût de la production d'hydrogène décarboné, aujourd'hui trois fois plus élevé que l'hydrogène produit à partir d'énergies fossiles. Pour le faire chuter drastiquement, la filière doit d'abord diminuer le coût des électrolyseurs. Les innovations technologiques et le coût de l'électricité joueront également un rôle déterminant dans l'avènement de cette révolution verte.
Prix de l'énergie : des solutions "simplistes" à un problème complexe
Face à la flambée des prix de l'énergie, encore aggravée par la guerre en Ukraine, Marine Le Pen affiche en outre une mesure choc : faire passer la TVA de 20 à 5,5 % pour l'électricité, le gaz, le fioul et le carburant, et ce de manière pérenne. Une proposition "extraordinairement simpliste et totalement insensée", dézingue Patrice Geoffron.
"Baisser la TVA diffuserait des bénéfices à tout le monde, y compris aux ménages aisés qui auraient donc moins d'incitations à se tourner vers un véhicule électrique ou une pompe à chaleur. Modifier structurellement la fiscalité n'a donc de sens ni économiquement, ni socialement, ni environnementalement. Il faut plutôt viser les personnes les plus fragiles face à la crise, grâce à des chèques énergies aux montants bien plus élevés que ce qui est proposé aujourd'hui", considère le professeur.
Selon l'OCDE, les subventions aux combustibles fossiles peuvent pourtant s'avérer utiles malgré l'impact négatif de ces sources d'énergie sur le climat. Mais uniquement si celles-ci sont "ciblées", afin d'assurer une "transition juste". En 2016, le G20 avait ainsi fixé une échéance de sortie des aides inefficaces d'ici à 2025. Mais depuis, "peu de progrès ont été réalisés", estime le FMI, et nombre d'aides continuent de bénéficier de manière disproportionnée aux segments les plus riches de la population - qui utilisent par exemple plus de carburant subventionné -, y compris en France.
Par ailleurs, pour faire face à l'explosion des cours, la candidate du RN compte exiger de la part de certains fournisseurs de gaz qu'ils abaissent leurs prix de vente à la France. Elle a notamment demandé mi-mars à l'Algérie d'exporter son gaz naturel liquéfié et son pétrole à bas prix vers l'Hexagone.
"Pour quelle raison choisiraient-ils d'orienter leur production vers nous dans ces conditions, alors que la demande de GNL augmente partout ?", s'interroge Patrice Geoffron.
Enfin, dans sa palette pour restaurer le pouvoir d'achat des Français, Marine Le Pen propose de "sortir du marché de l'électricité", en dehors duquel "nous aurions un prix de l'électricité plus bas", a-t-elle récemment assuré sur FranceInfo. Autrement dit, elle entend tout bonnement se couper du système d'interconnexion européen, afin de profiter du mix électrique largement décarboné et plutôt bon marché de l'Hexagone. Mais cette option est loin de régler un problème aussi complexe. Car si la France continue d'exporter une bonne partie de son électricité, elle a besoin de faire appel à l'étranger à certaines heures de la journée, lors des périodes de pointe. L'épisode du 4 avril dernier a d'ailleurs montré l'étendue de la dépendance de l'Hexagone à ses voisins en la matière, puisque le prix au MWh est monté pendant quelques heures à 3000 euros, contre 300 euros en moyenne dans les autres Etats membres, à cause notamment du manque de disponibilité du parc nucléaire. "A ce moment, on était bien contents de pouvoir importer", souligne Patrice Geoffron.
Efficacité énergétique : la grande oubliée
Enfin, Marine Le Pen explique vouloir suivre "la voie française pour atteindre l'objectif de l'Accord de Paris", c'est-à-dire limiter le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à l'ère préindustrielle. Mais la finaliste à l'élection présidentielle concentre son discours sur la production électrique, déjà largement décarbonée. Or, en France, la marge de manœuvre pour diminuer les émissions de CO2 (principales responsables du changement climatique) se situe ailleurs, notamment dans les bâtiments. Avec 26% des émissions en France, c'est le deuxième secteur le plus émetteur, après celui des transports. Dans ce contexte, la rénovation des logements-passoires thermiques constitue un véritable levier pour faire diminuer les émissions, en même temps que les charges (électricité, fioul et gaz). Dans son programme, Marine Le Pen n'y fait pourtant pas du tout référence.
Pis, interrogée par l'Amorce, une association de collectivités territoriales, Marine Le Pen a déclaré être opposée à l'interdiction progressive des passoires thermiques à partir de 2025, relève Terra Nova. "Revenir sur cette interdiction progressive, qui vise exclusivement les propriétaires bailleurs et qui commencerait par des gels de loyers, revient à envoyer un très mauvais signal : les rénovations seraient facultatives...", regrette le groupe de réflexion. La candidate d'extrême droite s'était également prononcée en 2020 contre l'interdiction d'installer des nouvelles chaudières au fioul, prévue à partir de 2022.
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