"Une très grande bagarre est en train de se jouer"

Dans votre ouvrage, "la Très Grande Bagarre bancaire européenne" vous estimez que les arguments qui sont avancés pour expliquer qu'il ne peut pas y avoir de mouvement de concentration bancaire en Europe ne tiennent pas la route. Pourquoi ?Olivier Pastré : Les arguments mis en avant sont principalement les disparités juridiques. Elles existent dans les métiers tels que le crédit à la consommation ou le crédit au logement. Mais pour d'autres métiers, le problème ne se pose absolument pas, notamment pour les activités "corporate" et la gestion d'actifs. Ensuite, les opérations de fusion-acquisition sont engagées pour réaliser des synergies. Or il semble qu'il y ait un nombre croissant de banques européennes qui pensent qu'on peut réaliser des synergies transfrontières. Ce n'est pas simple, cela ne se fait pas aisément, beaucoup d'éléments jouent en sens contraire. Mais la réalité est qu'aujourd'hui, certaines banques y croient.Esther Jeffers : Sur le fond, certaines banques européennes sont riches actuellement et ont épuisé les possibilités de développement sur le plan national. Elles se retrouvent à l'étroit, et subissent une pression pour se tourner vers l'international, notamment vers d'autres pays où justement cette consolidation ne s'est pas faite.Pourquoi se développer en Europe plutôt qu'à l'échelle mondiale avec une approche globale des activités bancaires ?O. P. : Notre conviction est qu'il existe une identité bancaire européenne. On ne fait pas de la banque en Europe comme on en fait aux Etats-Unis où le financement de l'économie repose en grande partie sur les marchés financiers. Il y a une véritable réflexion à mener sur ce qu'est l'identité bancaire européenne. Il est clair que si cinq des dix plus grandes banques européennes sont rachetées par des banques américaines, ou demain par des banques japonaises, le financement de l'économie européenne en sera modifié. C'est pourquoi il est très important de se poser la question. Ce n'est pas simplement un jeu de Meccano industriel, c'est l'avenir du financement de l'Europe, et notamment du financement des entreprises.Les rapprochements transfrontières ne reposent pas forcément sur les synergies de coûts. Que penser du rachat d'Abbey par le SCH ?E. J. : Les opérations de fusions et acquisitions donnent lieu à des réductions de coût et/ou au développement d'une palette de produits. En rachetant Abbey, le SCH s'est diversifié. Mais il existe une autre voie, celle de la vente croisée : on profite d'une expertise sur un métier pour vendre les autres produits de la banque. Ainsi en France, le taux d'équipement des clients est en moyenne de sept produits. En Allemagne, ce chiffre tombe à 2. Il y a donc la possibilité de développer la vente croisée et d'augmenter le nombre de produits vendus.Quel commentaire vous inspirent les opérations de rachat qui sont en cours actuellement ?O. P. : Il est amusant de constater qu'il y a un an, tout le monde parlait à tout le monde et disait personne ne fait rien et ne fera rien. Aujourd'hui, c'est fait : SCH en Angleterre, BBVA et ABN-Amro en Italie, UniCredit en Allemagne. La fronde a commencé. Elle va se poursuivre d'une manière ou d'une autre car ces opérations déstabilisent les marchés bancaires locaux et obligent les acteurs à réagir. Ces quatre opérations, qui sont différentes, vont être suivies d'autres opérations.Comment cette pression va-t-elle se manifester ?E. J. : En Italie si les trois opérations en cours réussissent, le marché bancaire local va changer très significativement de visage en quelques mois. Ainsi Banca Intesa va se repositionner sur son marché national par rapport à l'évolution de la concurrence, avec le Crédit Agricole, son actionnaire principal. Par ailleurs, la prochaine étape d'un vaste mouvement de restructuration aura lieu en l'Allemagne, qui ne peut pas rester dans la configuration dans laquelle elle se trouve, même s'il y a beaucoup de banques publiques et de banques coopératives. La question de Commerzbank est posée. Et d'une manière ou d'une autre, on assistera à une restructuration du secteur public, du secteur coopératif dans les mois qui viennent.Pensez-vous que les grandes banques américaines constituent une véritable menace ?O. P. : Absolument. Les banques européennes, à l'exception de HSBC, sont des naines à l'échelle de la rentabilité des banques américaines. Par exemple, il suffit de quelques trimestres de profit et d'un petit effet de levier pour que Citigroup puisse acheter l'une des plus grandes banques européennes hors HSBC. Si les banques américaines ne se sont pas lancées dans des acquisitions en Europe plus tôt, c'est qu'elles ont donné la priorité à la recomposition de leur industrie bancaire nationale après les réformes de la fin des années 90. Les banques américaines vont commencer à regarder à l'étranger dans deux directions, l'Asie et l'Europe.Comment l'intérêt des banques américaines pour l'Europe va-t-il se manifester ?O. P. : Les banques américaines vont se tourner vers l'Europe dans les mois qui viennent, avec des stratégies de métiers, gestion d'actifs, back-office, gestion des moyens de paiement, corporate. Mais elles pourront aussi se développer de manière globale, parce qu'il n'est pas pensable que l'une des sept grandes banques américaines n'ait pas une plate-forme en Europe, et pour cela, il suffit de se baisser pour ramasser.En Europe vous estimez que les mutualistes ont des ambitions insuffisantes. Pourquoi ?E. J. : C'est un constat. Les mutualistes européens sont, par rapport aux banques privées, en retard dans la définition de leur stratégie internationale. C'est un fait. De plus les mutualistes européens sont fondamentalement hétérogènes. Donc, les accords entre mutualistes à l'échelle européenne prendront beaucoup de temps. Si l'on veut bâtir un projet d'entreprise, il faut se fédérer autour d'un concept, et les mutualistes ont, d'une manière générale, une crise d'identité à gérer. Pour toutes ces raisons, il est peu vraisemblable qu'un grand groupe mutualiste européen se constitue dans les mois qui viennent.Dans votre ouvrage, vous présentez neuf scénarios de recomposition possible des banques en Europe. Est-ce que vous en privilégiez un ?O. P. : Nous avons décortiqué 36 stratégies de banques et sept secteurs bancaires. A partir de là, on peut ouvrir le champ de la réflexion. Je ne crois pas qu'il y ait qu'un seul scénario à privilégier dans les neuf que nous avons répertoriés. Je ne crois pas plus à la razzia américaine qu'à la prise de contrôle du secteur bancaire italien par les étrangers. Il y aura forcément des combinaisons parce que nous parlons de stratégies individuelles, et qu'elles ne se complaisent pas dans des scénarios trop stricts.E. J. : Il est certain qu'une très grande bagarre est en train de se jouer, que nous voyons une quinzaine de prédateurs possibles, une vingtaine de cibles, et qu'à partir de là tous les couples sont envisageables, sachant que ce sera un jeu de go puisqu'une opération en entraînera forcément d'autres.Propos recueillis par D. M.Un livre brûlant d'actualitéIl y a des livres qui tombent à pic. La Très Grande Bagarre bancaire européenne (Economica)est de ceux-là. Cet ouvrage piloté par Olivier Pastré et Esther Jeffers rompt avec un style universitaire qui pèche souvent par un académisme réfrigérant. Les auteurs se sont limités à 134 pages pour, selon leurs propres termes, caractériser l'économie bancaire européenne, analyser les aspects saillants du marché bancaire dans sept pays européens : Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Pays-Bas et Suisse. Pour eux, s'il est vrai que l'industrie bancaire européenne n'existe pas, il faut néanmoins la construire. Ils évoquent donc neuf scénarios possibles de restructuration, en leur attribuant un coefficient de vraisemblance à court et à moyen terme. En matière de constitution d'un oligopole leurs préférences vont à HSBC, RBS, UBS, Deutsche Bank et BNP Paribas.
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