Spéculation et prix : il faut agir sans preuve

Quelques jours seulement après les déclarations de Nicolas Sarkozy établissant un lien de causalité directe entre la spéculation et la volatilité des prix des matières premières, la Commission européenne ajournait la publication d'un rapport dans lequel on pouvait lire notamment : « À ce stade, il existe peu de preuves que les mécanismes de formation des prix dans les marchés de matières premières se sont modifiés avec le développement des marchés dérivés. Les études empiriques ne concluent pas à une causalité entre les flux spéculatifs et les prix des matières premières. » Cette dissonance est symptomatique du débat qui fait rage entre experts, politiques et régulateurs sur ce sujet.Parmi les arguments défendant l'absence de lien entre la spéculation sur les marchés dérivés et les prix, on rencontre souvent l'idée que les investisseurs ne peuvent avoir d'impact sur le prix physique « car ils ne prennent jamais livraison de la matière première », se contentant de l'acheter « sous forme papier » puis de la revendre avant la livraison. Pour que ces investisseurs pèsent sur les prix, il faudrait que leurs positions se traduisent par un accroissement des stocks physiques. Or, le lien entre les positions spéculatives et les stocks n'est pas démontré. CQFD. Cet argument a été récemment mis en défaut par les mouvements remarquablement synchronisés des positions spéculatives, des stocks et des prix des métaux de base au London Metal Exchange (LME). Cette synchronisation a même fini par convaincre un grand sceptique de l'impact de la spéculation sur les prix, le prix Nobel d'économie Paul Krugman, que des bulles spéculatives étaient bien à l'oeuvre sur les métaux.Autre argument souvent mis en avant par les sceptiques : les prix des matières premières non négociées sur des Bourses ont connu la même volatilité que ceux des matières négociées sous forme papier à Chicago, à New York ou à Londres. Argument donnant lieu à l'objection suivante : les prix de matières premières économiquement corrélées ne peuvent longtemps diverger sans faire naître des arbitrages qu'exploiteraient rapidement producteurs, acheteurs et négociants.Autre constat qui alimente le débat : la corrélation troublante entre prix et flux d'investissement des acteurs financiers sur les marchés de matières premières. Nous faisions en effet remarquer dans ces colonnes (article du 30 novembre 2010) que les fonds investissant dans les matières premières le font de manière extrêmement moutonnière et pro-cyclique, augmentant leurs positions dans les phases de hausse et les liquidant brutalement dans les phases de baisse. Si ce comportement peut susciter l'inquiétude, la corrélation entre prix et flux spéculatifs ne démontre pas en soi une causalité. On peut toujours rétorquer en effet que les « investisseurs sont éclairés », anticipant bien les évolutions des fondamentaux, ou bien encore émettre l'hypothèse, comme d'ailleurs le fait le rapport de la Commission cité plus haut, que « ce sont les prix qui ont un impact sur les flux et non l'inverse ».En revanche, il existe un argument peu souvent mis en avant, semblant démontrer un impact de la financiarisation sur les prix. Depuis 2006, une forte corrélation s'est installée, entre matières premières d'une part (voir Tang et Xiong), entre matières premières et autres classes d'actifs risqués d'autre part (voir Silvennoinen et Thorpy). De manière plus frappante encore, nous avons mis en évidence une connexion importante entre matières premières et autres actifs risqués dans les épisodes de forte baisse des actions. Or, s'il est très difficile de rendre compte de ces corrélations par des facteurs d'origine fondamentale, il est plus aisé de les expliquer par des phénomènes classiques de liquidité : si un investisseur endetté détient à la fois des matières premières et des actions, une perte importante sur les actions l'oblige à liquider précipitamment l'ensemble de ses autres positions risquées pour faire face à ses obligations à court terme. Actions et matières premières sont alors précipitées de concert dans une spirale baissière.La corrélation accrue entre matières premières pourrait s'expliquer, quant à elle, par le comportement des investisseurs dits « indiciels » qui achètent des paniers de matières premières dans les phases d'appétit pour cette classe d'actifs pour s'en débarrasser ensuite quand elles n'ont plus leur faveur. On pourra toujours arguer que les fondamentaux chinois sont derrière ces corrélations, mais alors il faudra expliquer comment des informations « fondamentales » sur la santé de l'économie chinoise ont pu faire s'effondrer 28 matières premières sur 29 le 4 janvier 2011, puis propulser 22 matières sur 29 le 5 janvier avant finalement, et d'en faire dégringoler 24 sur 29 le lendemain...Au final, comme le discours économique ne peut prétendre au même degré de falsifiabilité que les énoncés mathématiques ou physiques, il est vain d'attendre des experts une preuve irréfutable qui ne viendra pas. Les éléments allant dans le sens d'un impact de la financiarisation sur les prix sont d'ores et déjà suffisants pour justifier une régulation des flux d'origine financière sur les marchés dérivés de matières premières.
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