Fiat-Chrysler, l'étrange union

Sergio Marchionne s'y prépare depuis plusieurs semaines. Demain, il présentera son grand plan stratégique Fiat-Chrysler 2010-2014 au siège de la firme américaine à Auburn Hills, dans la banlieue de Detroit. Pour tenter de convaincre financiers, hommes politiques et observateurs, le patron du groupe italien n'a pas lésiné sur les moyens. Cette présentation à grand spectacle est prévue pour durer? six heures.C'est le 10 juin dernier que Fiat et Chrysler, en redressement judiciaire sous la protection du chapitre XI, ont scellé leur alliance. Le nouvel ensemble se classe, en théorie, au sixième rang des constructeurs mondiaux, avec 4,15 millions de véhicules vendus (d'après les données 2008). Le vieux rêve de feu Giovanni Agnelli est enfin exaucé. L'ex-patron emblématique de Fiat n'avait-il pas, en vain, tenté de marier naguère son groupe à Ford, PSA, Renault, Daimler, GM et ? déjà ? Chrysler ? Sur le papier, le mariage a du sens. Fiat, producteur de petites voitures, d'utilitaires légers et de modèles d'entrée de gamme pour pays émergents, est surtout présent en Europe occidentale et orientale, en Turquie, en Amérique du Sud. Chrysler, fabricant de gros 4 נ4, pick-up et monospaces, vend plus de 90 % de ses véhicules en Amérique du Nord, où le groupe Fiat écoule juste quelques Ferrari et Maserati.Sur le plan industriel, les synergies potentielles ne manquent pas. Le Piémontais devrait fournir notamment à son partenaire la plate-forme pour voitures compactes étrennée par la future Alfa Milano. Fiat doit aussi fabriquer sa petite 500 chez Chrysler au Mexique, en attendant d'y monter également des Alfa. Chrysler pourrait de son côté utiliser les installations italiennes du carrossier Bertone pour y assembler des modèles destinés à l'Europe. Fiat utiliserait aussi par ailleurs la base technique de la future grosse 300C de Chrysler, afin de se doter d'un haut de gamme qui lui manque. Ce mariage semble d'autant plus prometteur que Sergio Marchionne, administrateur délégué de Fiat depuis la mort d'Umberto Agnelli en 2004, est perçu comme l'homme de la situation. Ne lui doit-on pas déjà le miraculeux sauvetage de Fiat ? Avec ses cheveux en bataille, son éternel pull-over, son col de chemise ouvert, cet avocat italo-canadien est de fait un patron redoutable. La communauté financière l'encense comme jadis elle le faisait avec Carlos Ghosn, le double PDG de Renault et Nissan. Avec une poigne de fer, Sergio Marchionne a réussi à imprimer enfin une ligne stratégique à peu près claire, qui rompt avec les traditions louvoyantes d'une maison aux circuits de décision souvent byzantins. Il a recentré le groupe Fiat sur l'automobile, mettant le holà à une diversification anarchique. Il a simplifié les organigrammes et brisé les fiefs antagonistes. Il a enfin redonné une autonomie aux marques, les ressources industrielles et d'ingénierie restant centralisées. « Il faut séparer l'ingénierie des activités commerciales. Nous devons faire des voitures de vendeurs, pas des voitures d'ingénieurs », aime-t-il à répéter. Il a même réussi, en 2005, à soutirer 1,5 milliard d'euros à GM, lors de la rupture d'une vieille alliance qu'il estimait peu avantageuse pour Fiat, acquérant du coup auprès de ses pairs anglo-saxons une réputation de négociateur retors et avisé. Les discussions avec Sergio Marchionne donnaient carrément des « maux de tête » à Rick Wagoner, l'ancien PDG de General Motors, comme celui-ci nous l'avait avoué après coup. Pourtant, même s'ils reconnaissent le talent de l'administrateur délégué de Fiat, les experts se montrent pour la plupart sceptiques sur les chances de cette alliance italo-américaine. « Fiat n'a les ressources ni financières ni humaines pour investir chez Chrysler sans s'appauvrir lui-même », explique un observateur, avant de s'interroger sur les synergies potentielles : « Elles ne sont pas si importantes que cela, tant les gammes des deux constructeurs diffèrent. On ne voit pas comment Fiat pourrait réutiliser des bases de Dodge Ram ou de Chrysler Voyager. » Ces deux modèles, très populaires en Amérique du Nord, mesurent effectivement plus de 5 m de long, alors qu'une Fiat 500 ne dépasse par les 3,54 m. Les relations entre Daimler et Chrysler avaient justement achoppé, au début de la décennie, sur ces fameuses économies d'échelle, finalement très relatives. D'ailleurs, « de vraies synergies, à supposer qu'elles soient possibles, entraîneraient d'énormes restructurations industrielles dans les deux groupes, qui leur coûteraient fort cher », opine un consultant automobile. Autre écueil : « Les accords de fournitures mécaniques entre Daimler (Mercedes) et Chrysler, toujours en vigueur, ne pourront être interrompus sans payer la rupture au prix fort », indique une source industrielle. Pas sûr donc que Fiat puisse fournir rapidement ses moteurs à Chrysler, comme il l'a proclamé. Enfin, les nouveaux véhicules Chrysler sur base Fiat n'arriveront pas avant deux ou trois ans. Où en sera le constructeur américain, à ce moment-là, dans sa longue descente aux enfers commerciale ? Son réseau, centré sur les régions les plus traditionnelles des États-Unis, « n'est pas non plus idéal pour écouler des Fiat 500 ?branchées? outre-Atlantique », précise un spécialiste du marché américain.Le « miracul頻 Fiat est-il d'ailleurs lui-même le cavalier idéal pour relever un si grand défi ? Le constructeur italien doit en partie sa résurrection au succès de ses petites Panda et 500. Une dangereuse monoculture. Il demeure toujours très faible dans le créneau des voitures compactes, et quasi inexistant dans celui des familiales. Et ses marques plus prestigieuses comme Alfa Romeo et Lancia restent très loin de l'objectif des 300.000 unités chacune assigné par Sergio Marchionne. Elles en produisent à peine le tiers. Quant à Chrysler, il est carrément au fond du gouffre. Le constructeur américain a certes l'habitude, comme Fiat, des plongeons abyssaux suivis de rémissions spectaculaires. Il s'est ainsi retrouvé au bord de l'agonie une dizaine de fois dans son histoire, notamment à la fin des années 1970, quand il fut sauvé in extremis par une aide fédérale et des modèles réussis comme les Plymouth Reliant et Dodge Aries. Redressé en fanfare, séduisant finalement un Daimler-Benz en mal de mondialisation, avec qui il fusionna en 1998, Chrysler n'en a pas moins rechuté, contraignant le groupe allemand à divorcer en 2007. Après avoir épongé 6,8 milliards de dollars de pertes en six ans.De plus, les problèmes de Chrysler ne sont pas uniquement imputables aux difficultés conjoncturelles de l'industrie automobile américaine. Le groupe pâtit aussi de plusieurs handicaps structurels. Il est devenu un « petit » constructeur à l'échelle mondiale. De 3,2 millions de véhicules en 1999, ses ventes sont redescendues à 2 millions l'an dernier. Soit des volumes inférieurs d'un tiers à ceux de PSA. Et sa production se réduira sensiblement encore en 2009. Sa volonté d'internationalisation a échoué, ses ventes étant anecdotiques hors du marché nord-américain. Faute de produits adaptés. Par ailleurs, Chrysler, qui a réalisé pendant longtemps de fortes marges avec ses gros véhicules, manque de berlines attractives de gamme moyenne et même supérieure ? la 300C sur plate-forme Mercedes ayant aujourd'hui vieilli. Là où Fiat est aussi en position de faiblesse. Pis, il n'a sorti aucune nouveauté marquante ces derniers temps, faute de moyens. Malgré des progrès, la qualité de ses produits demeure à la traîne par rapport aux japonais et coréens, mais aussi à ses compatriotes GM et Ford, d'après les enquêtes auprès des consommateurs de J.D. Power. Enfin, son réseau de distribution est notoirement médiocre, même si le ménage est en cours. Tout n'est pas noir, cependant. Chrysler bénéficie de la renommée d'une marque emblématique comme Jeep. Il a toujours cultivé une réputation d'innovation, qui ne demande qu'à se réveiller. Le groupe a également réalisé de substantiels gains de productivité industrielle, sous l'ère Daimler. Avec à peine 30,37 heures nécessaires pour fabriquer une voiture, il fait aussi bien que Toyota, devançant ainsi tous les constructeurs américains, selon l'étude du consultant spécialisé Harbour. Mais ces quelques atouts seront-ils suffisants ? Rien n'est moins sûr. n
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