Un affront national

Au soir du second tour de ses élections régionales, le soulagement de la classe politique était à la hauteur de la claque reçue lors du premier tour : un Front national en tête au niveau national et dans six régions de la métropole, avec une abstention à 50% ; PS, Républicains et leurs alliés totalisant alors, tous ensemble, moins d'un quart des inscrits.
Les conséquences de l'incapacité à réformer sont une autre cause de la désespérance des Français.

Avoir évité le contrôle d'une ou plusieurs régions par le Front national au second tour, avec la plus grosse artillerie possible, dont le retrait et ainsi la disparition totale pour six ans de la gauche du conseil régional dans les régions les plus à risque, ne saurait masquer la réalité de ce scrutin : le FN n'a jamais été aussi fort. D'ailleurs, au second tour, malgré une participation en hausse de près de neuf points, il s'est maintenu à plus de 27% des suffrages exprimés, gagnant près de 800 000 suffrages et pulvérisant ainsi son résultat record en voix datant du premier tour de la présidentielle de 2012, avec plus de 6,8 millions de votes.

Quelles causes à une telle progression du parti frontiste ?

La première d'entre elles réside certainement dans le fonctionnement de notre système politique. De ce fait, la classe politique traditionnelle ne peut en aucun cas être une solution: elle est le problème ! Le plus insupportable, particulièrement pour les Français les plus fragilisés à un titre ou un autre, est bien cette perception d'une caste. Une bulle, dont les membres vivent hors-sol, s'exonèrent de toutes les difficultés que subissent leurs contemporains, se soutiennent pour protéger leurs prérogatives et leurs avantages. Un monde fermé, avec des politiques professionnels qui ne « travaillent » jamais de leur vie, militant dès le plus jeune âge et refusant de décrocher, cumulant les mandats et des revenus complémentaires, en période d'opposition, dans des jobs de complaisance. Rien de plus dévastateur que ces images d'hommes (surtout) et de femmes bien nourris, discourant sous les lambris dorés ou s'engouffrant à l'arrière de leur berline avec chauffeur. Leur immuabilité - toujours les mêmes ! -, leur impuissance et l'impression de bons vivants insouciants sont insupportables, d'autant plus en période de crise.

Par ailleurs, le voile d'ignorance s'est déchiré depuis belles lurettes : les citoyens disposent d'une abondance d'information et de ressources, en 2015, qui leur fait voir la vérité nue, comme jamais auparavant. Celle d'une classe politique globalement médiocre, dont les représentants ont des compétences le plus souvent superficielles, ne leur conférant qu'une faible légitimité. Leurs bourdes étalées dans les médias et les jeux de chaises musicales aux responsabilités, y compris lorsqu'ils semblent ne pas maîtriser le b-a ba de leur portefeuille, ne les exposent plus qu'au mépris. Et avec de tels permanents du système, il y a forcément une proportion de véritables escrocs parmi eux, qu'on retrouve à gauche comme à droite, et dont les affaires contribuent à écœurer un peu plus les électeurs. D'autant que leurs collègues tardent généralement à les exclure de leurs rangs, donnant là encore l'impression d'une solidarité de classe particulièrement abjecte.

Tant que la classe politique restera composée pour l'essentiel de « professionnels de la profession » et continuera à se complaire dans l'entre-soi, le populisme « anti-système » du Front national (ou d'autres) aura de beaux jours devant lui. Au demeurant, le même phénomène est à l'œuvre dans la primaire républicaine aux Etats-Unis en ce moment, le principal avantage des candidats hors-cadre et en particulier de Donald Trump étant un rejet de la classe politique professionnelle par une partie de la population.

Des remèdes existent pour adapter ce fonctionnement dépassé de la politique, en particulier un non cumul des mandats rigoureux dans le temps et l'espace, ou encore une dévitalisation du centralisme des partis. L'une des seules manières d'aller vers une représentation régulièrement renouvelée, avec davantage de compétences et débarrassée des professionnels des mandats qui favorisent tant les extrêmes - avant d'aller, le cas échéant, vers des horizons plus ambitieux.

Une autre tare majeure de notre paysage politique tient à un substrat idéologique dont la France peine à se défaire, qui contribue largement au désenchantement des citoyens et à la radicalisation d'une part croissante d'entre eux. La classe politique française est en effet l'une des plus généreuses en promesses. Par tradition pluriséculaire, les Français sont habitués à l'idée que leur Etat peut tout, et qu'il est donc responsable de tout. Du meilleur comme du pire. « Du législateur tout procèdera », proclame ainsi le chant révolutionnaire « Ah ça ira ! »... finalement dans la continuité de la tradition de la monarchie absolue. Plus près de nous, les vainqueurs de la guerre, gaullistes et communistes, n'étaient guère éloignés des vaincus pétainistes dans leur glorification des missions, du rôle et des pouvoirs de l'Etat. Cette idolâtrie étatiste ne s'est jamais démentie, conduisant nos concitoyens à continuer de croire l'Etat capable et donc responsable de tout - « tout devient possible », proclamait ainsi Nicolas Sarkozy en 2007.

Lorsqu'un responsable politique, dans un accès de franchise ou de lucidité s'écarte un court moment de cette doxa - le fameux « l'Etat ne peut pas tout » de Lionel Jospin en 1999 -, il est conspué par l'ensemble de la classe politique et des éditorialistes (eux-mêmes à peu près aussi inamovibles que les politiques qu'ils chroniquent...). Par conséquent, les déconvenues des citoyens sont à la hauteur des responsabilités et des pouvoirs qu'ils attribuent à leur classe politique. Si elle échoue à résoudre leurs problèmes petits ou grands, c'est donc qu'elle est incapable, s'en moque ou est tellement corrompue qu'elle ne peut s'atteler à ces missions.

Dès lors, l'abstention et le vote extrême ont toutes les raisons de se propager, d'autant plus quand la situation économique et sociale se dégrade. Le discours basique d'un Kennedy lors de son investiture, dans le registre « ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays », est encore très loin de pénétrer le cortex des électeurs français. C'est une véritable renaissance intellectuelle qui est nécessaire ici, supposant des responsables politiques beaucoup plus humbles, et des médias davantage portés sur la pédagogie plutôt que sur le récit complaisant de faits et gestes insignifiants des politiques.

Les conséquences de l'incapacité à réformer sont une autre cause de la désespérance des Français. Face à un Etat mammouth, les politiques sont pris depuis plus de 20 ans dans un système sans solution s'ils ne révisent pas totalement leurs logiciels. Avec le référendum de 1992 sur Maastricht, la France a accepté de se soumettre, au moins en théorie, à un contrôle de ses niveaux de déficit et de dette publics. Dans les faits, mauvaise élève, elle ne cesse de trouver des excuses pour ne pas respecter ces contraintes. Jacques Chirac avait en son temps obtenu un assouplissement des règles du jeu. Et la crise a donné à la France l'occasion de repousser à de multiples reprises son retour dans les clous (pour le seul déficit, le niveau de 60% du PIB pour la dette publique étant lui hors de portée aujourd'hui). Prévu finalement en 2017, rien ne dit qu'il ne va pas être à nouveau reporté, à cause de la lutte contre le terrorisme, d'une nouvelle rechute de la croissance ou encore d'autre chose...

Si ce n'était que ça, ce ne serait pas trop grave. Mais pour au moins faire semblant, la France doit essayer de « tenir » un minimum son déficit. Et elle ne sait apparemment le faire qu'en écrasant ses ménages et entreprises d'impôts quand les recettes s'écartent trop des dépenses. Celles-ci apparaissent comme une fatalité que rien ne permet de juguler, en particulier du fait d'un système social hypertrophié. Une taille liée à l'importance de la logique assurantielle des mécanismes de retraite et de santé, sans rapport direct avec des objectifs de redistribution qui pourraient être plus étendus avec des dépenses publiques plus faibles...

Dès lors, l'Etat semble toujours impécunieux, à la recherche du moindre sou là où c'est le plus facile. En l'espèce, il maltraite ses fonctions régaliennes, avec des budgets sécurité et justice en baisse ou insuffisants. Les militaires ne pouvant faire grève, on a un peu lâchement saigné leurs budgets plutôt que ceux d'autres missions. Nicolas Sarkozy, malgré ses discours sécuritaires, aura pressuré les effectifs de la police. Et le budget de la justice est honteusement faible. Tout ceci conduisant à une répression clairement insuffisante de la délinquance : délais de justice incroyablement longs, peines faibles ou inexécutées à défaut de places de prison suffisantes, police et gendarmerie aux moyens trop faibles et occupés, comme la justice, par des tâches secondaires croissantes... Le tout créant un sentiment de déni de justice ou d'angélisme à l'égard de la violence, souvent rapidement mélangée avec les sujets migratoires chez une partie de la population. La mauvaise gestion du dossier sécurité est un scandale particulièrement pour les plus faibles et les plus exposés - souvent les mêmes -, et un vrai moteur de vote extrémiste ou d'abstention.

Dernier exemple de mauvaise gestion particulièrement coupable, la lutte contre le chômage. Là aussi, la classe politique a laissé percer le sentiment de sa terrible impuissance, incompétence ou incurie - on se souvient du « On a tout essayé » de François Mitterrand. Avec la crise de 2008, le sentiment de l'inexorable progression du chômage s'impose à nouveau. La gauche et la droite s'envoient des chiffres à la figure pour savoir si l'augmentation a été la plus forte sous Sarkozy ou Hollande. Pour les Français touchés, la crise n'en finit pas depuis bientôt huit ans. Le pire étant certainement une population de plus en plus nombreuse qui s'enracine dans le chômage. On recense ainsi un record d'environ 802 000 personnes inscrites depuis plus de 3 ans au chômage, et 2,44 millions depuis plus d'un an. Une durée moyenne d'inscription record, à 568 jours. Sans compter ceux qui, n'ayant plus de droits à faire valoir, ont cessé de s'inscrire et sûrement de chercher, sans espoir.

Or, nous l'avons étudié très précisément pour Facta (y compris au niveau communal), il existe un lien clair entre le chômage et le vote Front national. Celui observé dans le cadre du premier tour des élections régionales semble même plus fort que par le passé, et il se précise encore un peu plus, avec une participation plus forte, au second tour. La perte totale de perspectives de retour à l'emploi, même précaire, ne peut que susciter le rejet des partis politiques traditionnels par de plus en plus de nos concitoyens.

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Pour autant, aucun expert n'accepte l'idée saugrenue d'une fatalité en matière de chômage. Le taux de chômage est ainsi proche de 5% dans des pays aussi différents que l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Il est désormais inférieur en moyenne dans la zone euro à ce qu'il est en France, malgré le poids de taux toujours exceptionnels dans des pays du Sud de l'Europe, en particulier l'Espagne et la Grèce, qui ont connu une crise d'une grande violence. Mais il y baisse rapidement, ainsi qu'en Italie depuis plusieurs trimestres, où une réforme du marché du travail a été enfin mise en œuvre. Il y a bien des recettes contre le chômage, qui reprennent à peu près partout les mêmes ingrédients : création et rupture du contrat de travail très assouplies ; temps partiel, intérim et contrats courts facilités ; charges sociales faibles ; coûts de séparation prévisibles et limités ; horaires et heures complémentaires libéralisés...

On connaît les objections classiques, celles d'une protection des salariés contre la précarité - notre fameuse « préférence française pour le chômage ». En oubliant que la précarité fait aussi des ravages en France, aux marges du monde des CDI. Au demeurant, ce sont des gouvernements de centre-gauche qui ont mené des réformes sur le sujet en Allemagne hier et en Italie aujourd'hui. La preuve, pour reprendre une expression de Tony Blair, qu'il y a en la matière non pas politique de gauche ou politique de droite, mais ce qui marche et ce qui ne marche pas. Tant que la France ne fera pas sa révolution culturelle en la matière, pour enfin donner à tous les meilleures chances d'un emploi, au moins de temps en temps, même fragile ou mal payé, elle désespérera un peu plus une frange croissante de sa population.

Classe politique sclérosée et infatuée, propension à tout attendre de l'Etat, incapacité à assurer convenablement les fonctions régaliennes essentielles et à assurer un marché du travail dynamique : si ces tares persistent, la question n'est pas de savoir si le Front national arrivera au pouvoir, mais quand.

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Commentaires 16
à écrit le 21/12/2015 à 9:54
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Joli commentaire. Mais juste une chose: personne ne parle du 1er parti de France. Ce sont les imbéciles d'abstentionnistes! J'ai bien dis. Car nous avons des droits mais aussi des devoirs. Nos ancêtres ce sont battus et certains sont morts pour avoir...

à écrit le 19/12/2015 à 22:03
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il y a un point où je ne suis pas d'ccord du tout!!...c'est cette pauvr justice à bout de ressources..etcetc...et bien NO! je crois d'ailleurs qu'elle participe pour BEAUCOUP au phenemènele pen par son "arrogance" (discrete elle, mais existante!) o...

à écrit le 16/12/2015 à 9:04
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C'est amusant. Ici, comme sur le Figaro, il y a un leitmotiv: le FN pose de bonnes questions, y apporte des réponses, mais il ne faut pas voter pour lui car il est nauséabond. Les partis traditionnels sont corrompus, hors sol, verrouillent le système...

à écrit le 16/12/2015 à 8:13
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Il y a aussi un point qui n est pas traité dans cet article, le fait que de nombreuses décisions sont imposées par l Europe ( ex : l accueil force des migrants). Ces décisions prises alors qu une grande majorité du peuple sont contre font que le disc...

à écrit le 15/12/2015 à 22:09
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Bien sûr que la classe politique est peu compétente et souvent corrompue, mais au delà des hommes il y a un système qui n est pas réformablé pour la simple raison qu il repose sur un substrat idéologique qui l emprisonné. Une idéologie c est un cime...

à écrit le 15/12/2015 à 19:13
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Merci de dire ce que pensent des millions de français,votre article est très bien. Deux remarques : le chômage atteint en fait 6 millions de personnes donc tout ses méfaits irriguent la totalité de la société française,il dépasse ainsi largement les...

à écrit le 15/12/2015 à 18:35
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Très bonne analyse mais un peu tardive. Il manque encore un clou au cercueil de la France : le redressement viendra forcément de la création d'emplois. Or la haine et le découragement de ceux qui pourraient créer ces emplois est maintenant établi, b...

à écrit le 15/12/2015 à 18:04
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Mais qui est cet être supérieurement intelligent pour penser et écrire de telles vérités. Bravo Monsieur ! Votre analyse est exceptionnelle sur toute la ligne. Le seul problème : Aurez-vous assez de lecteurs, et surtout ceux qui retournent leurs ...

à écrit le 15/12/2015 à 17:54
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@ BONSOIR ; la crise de rire, jusqu'à la dernière minutes, dans les états majors des partis politiques une odeur nauséabonde flottait dans l'atmosphère, mon Dieu quelle horreur ! il a fallut attendre 20h05 pour que cette odeur disparaisse. Mais bon...

à écrit le 15/12/2015 à 17:45
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Peut être même qu'ils feront voter tout le continent américain pour faire barrage au FN. En dernière réserve, la droite sait parfaitement faire voter les morts, ne l'oublier pas. Donc non, le FN ne passera jamais en France.

à écrit le 15/12/2015 à 17:34
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remarquable article, tout est dit, il n'y a rien à changer. J'approuve cette analyse sans concession à 200%. Les raisons de la montée du FN et corrélativement du désintérêt de plus en plus prononcé des électeurs pour la "chose politique" exercée par...

à écrit le 15/12/2015 à 17:33
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pertinente analyse mais pas sûr que nos politiques en tirent les justes conséquences ; il est vraiment temps d'envisager une sixième république ! avant qu'il soit trop tard

à écrit le 15/12/2015 à 17:19
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Voilà un homme qui passe son temps à analyser pourquoi le Front national progresse et comment et ou et avec qui et quand, tout en nous disant ce que le global parti fascisant ne fait pas et devrait faire. Que d'énergie perdue. Ce qui étonne c'est que...

à écrit le 15/12/2015 à 17:06
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El Konnerie connaît la réponse elle. Bref, il faut des gens de divers horizons comme ceux que nous avons aujourd'hui, c'est à dire passés des couches pampers aux milieux associatifs, syndicaux, écolos, aristos avec evidemment une ou 2 années à l'é...

à écrit le 15/12/2015 à 16:59
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Les politicards français UMP UDI PS sont sourds et aveugles, de surcroit intoxiqués par le MEDEF CAC40 ; Ca va très mal finir, avec la très mauvaise tournure? EXTRÊME DANGEREUSE, que prends le LR de la Sarkologie et les provocations de de la Valls...

à écrit le 15/12/2015 à 16:45
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Il est réconfortant de lire cette juste analyse de la situation et de ses remèdes potentiels. Mais il est aussi quasiment certain que l'idéologie de "nos élites" s'opposera à une véritable mise en oeuvre de ces solutions libérales pour n'en décider q...

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