Internet : le retour de la Force ?

"Je cherchais comment faire campagne pour notre règlement sur la protection des données. Voilà, c'est fait", a observé depuis Bruxelles la commissaire européenne à la Justice, Vera Jourova, en lançant un ironique "Merci" à Mark Zuckerberg. Pour l'Europe, l'affaire Facebook/Cambridge Analytica sonne comme un revanche et la reconnaissance qu'une régulation des Gafa est possible.
Philippe Mabille
(Crédits : DR)

L'audition de Mark Zuckerberg cette semaine devant le Congrès des États-Unis est un tournant dans l'histoire de la relation que nous entretenons avec les géants du numérique. L'affaire Facebook/Cambridge Analytica a servi de déclencheur à la prise de conscience de l'enjeu clé de la propriété des données, principal carburant de la puissance des Gafa, acronyme inventé en Europe pour désigner Google, Apple, Facebook et Amazon, et, par extension, tous les géants américains de la tech. Il faut dire que l'affaire est grave, avec 87 millions de comptes Facebook piratés et utilisés pour faire de la manipulation politique de masse. « Bienvenue en 1984 », aurait dit George Orwell !

Le patron de Facebook s'est certes excusé, affichant une mine contrite, mais le milliardaire de 33 ans n'a apporté aucune réponse convaincante sur les moyens de « réparer Facebook ». Face à la pression, grandissante, aux États-Unis comme en Europe, pour une meilleure régulation, Mark Zuckerberg s'en tient à un discours convenu : pas question de remettre en cause un modèle gratuit basé sur la publicité. « La vraie question, c'est quelle est la régulation appropriée ? » a-t-il lancé.

Dans un paysage mondial où s'opposent deux blocs, pour simplifier, les Gafa à l'Ouest, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) à l'Est, l'Europe apparaît comme un nain numérique. Nous avons trop longtemps abdiqué, renoncé à tout pouvoir sur nos données en échange du service gratuit apporté par ces sociétés. Nous, Européens, sommes des colonisés du numérique américain et peut-être bientôt chinois.

Et cela a, on le voit bien, des conséquences. Économiques d'abord, du fait de la tentation naturelle au monopole de ces acteurs, que reflète le niveau anormalement élevé de leur rentabilité. En 2017, les Gafa ont dégagé environ 135 milliards de dollars de résultats, plus que le CAC 40, et pèsent 4.000 milliards de dollars de capitalisation boursière, les deux tiers du PIB de la France et ses 67 millions d'habitants, alors qu'ils ne comptent qu'un peu plus de 420.000 salariés.

Le Danemark a carrément nommé un « ambassadeur » auprès de ces quatre entreprises. Un poste inédit qui semble placer les géants privés de la Silicon Valley au même niveau que des États souverains, ce qui ne manque pas de piquant quand on voit l'énergie qu'ils déploient pour échapper aux lois, aux impôts et aux réglementations. Même le très libéral The Economist a renommé en janvier les Gafa BAADD (pour Too Big, Anti-competitive, Addictive et Damaging Democracy).

Si l'Europe s'est laissé coloniser, c'est largement de sa faute. En l'absence de marché unique du numérique, face à 28 marchés fragmentés donc, les Gafa ont vaincu sans même avoir à livrer bataille. La Chine, elle, ne s'est pas laissé faire et a su protéger son écosystème numérique.

Mais d'un autre côté, l'Europe est devenue un marché crucial pour les géants du numérique, qui en tirent une bonne partie de leurs bénéfices. Faisons de cette faiblesse une force. C'est une opportunité pour imposer aux Gafa un new deal, une nouvelle donne.

La riposte ne peut pas être technologique : il faut prendre acte du fait que, pour l'heure, la guerre est perdue. Les 97% d'Européens qui font des recherches sur Google ne vont pas changer d'habitude de sitôt, d'autant que le moteur ne cesse d'être amélioré par des armées d'ingénieurs qu'aucun groupe européen ne serait capable de mettre en face. Bien sûr, l'affaire Cambridge Analytica peut conduire les utilisateurs à supprimer Facebook, mais à bien regarder, le mot d'ordre #deleteFacebook n'est pas massivement suivi.

L'absence d'alternative est bien sûr un élément d'explication. Mais la vraie réponse que peut apporter l'Europe pour surmonter ce défi est d'une autre nature. C'est désormais d'une bataille politique et culturelle qu'il s'agit. Ce qu'il faut imposer, c'est l'idée d'un Internet européen des Lumières, humaniste et respectueux de nos valeurs et des règles de l'économie de marché. La résistance a commencé. Elle est encore balbutiante en matière fiscale, mais le moment approche où les Gafa et consorts devront payer dans chaque pays le juste niveau d'impôts qu'ils doivent. En matière de concurrence aussi, la menace se précise contre le risque d'abus de position dominante des géants du Net. La princesse Leia de la Data War contre l'Empire des Gafa, c'est Margrethe Vestager, la commissaire européenne chargée de la concurrence, qui n'a pas hésité à prononcer des amendes historiques contre Google et à brandir la menace d'un démantèlement.

Enfin, la guerre des data se joue sur le terrain politique et du droit à la vie privée. Le Règlement général de protection des données (RGPD) et la future directive ePrivacy vont renverser le rapport de force en faveur du consommateur à qui il faudra demander son consentement pour utiliser ses données personnelles. Pour cela, il faudra que ledit consommateur se serve vraiment de ce pouvoir, et que les Gafa apportent de très sérieuses garanties sur l'utilisation qu'ils font de nos données. Pour nous « décoloniser », il faut parvenir à inverser la fameuse loi de Metcalfe, qui dit que l'utilité d'un réseau est proportionnelle au carré de ses utilisateurs : les utilisateurs, c'est vous, c'est moi, c'est nous. Là est la révolution qui s'engage. Comme l'a dit La Boétie dans le Discours sur la servitude volontaire, « c'est bien le peuple qui délaisse la liberté, et non pas le tyran qui la lui prend ». À nous de reprendre le contrôle et de faire émerger un autre Internet, décentralisé, respectueux de nos valeurs. En s'européanisant, les Gafa ont peut-être l'occasion de se racheter, eux qui, à l'exemple de Google, affirment depuis vingt ans vouloir faire le bien (« Don't be evil » devenu « Do the right thing »).

Philippe Mabille

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 16/04/2018 à 8:45
Signaler
Toute régulation est possible quand le politique n'est pas corrompu avec le privé mais comme nous le démontre le néolibéralisme cette situation par contre de non compromission entre ces acteurs et rare, bien trop rare hélas. S'acharner sur les GA...

à écrit le 16/04/2018 à 8:18
Signaler
Le problème n'est pas dans le recueil des données mais dans leur interprétation ou leur usage. Surtout dans ce cas, car si j’ai bien compris il s’agit aussi et surtout de déviances pour de basses besognes politiques et de piratage. Dans l’internet, ...

à écrit le 15/04/2018 à 9:12
Signaler
pour faire de la manipulation, de masse, il y a d'autres outils bien plus efficaces que les reseaux sociaux....... on ne va pas rentrer dans la theorie, on va prendre un exemple...... prenez une campagne electorale, prenez des medias independants don...

à écrit le 15/04/2018 à 8:36
Signaler
Juste au passage... les scientifiques savent maintenant : «  que la réalité virtuelle modifie les structures du cerveau humains » Attention aux enfants et aux dépendances excessives sur «  internet » Soyons «  tous » vigilants.

à écrit le 14/04/2018 à 14:05
Signaler
C'est bien beau tout ça. Mais même le journal Le Monde a viré le mouchard de Facebook alors que sur La Tribune, c'est la fête aux data collecté à l'insu des utilisateurs. 11 mouchards dont les incontournables Google Analytics et Facebook Connect.

à écrit le 14/04/2018 à 13:50
Signaler
Troisième ligne de l'article : "Il faut dire que l'affaire et grave" ! Belle faute d'orthographe. Merci de la corriger.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.