Les « Fragiles » de Jérôme Garcin au secours de l'économie

Jérôme Garcin présidera le 29 mai la cérémonie du « Prix du livre La Tribune ». Il assure que ses « compétences économiques sont nulles » et que seul son « amour des livres » l'a convaincu d'accepter l'invitation. Son parcours de journaliste « culture » et d'écrivain le décharge en effet « a priori » d'expertiser l'économie et l'entreprise. En réalité, sa bibliographie, à commencer par « Mes Fragiles » (2023), fourmille d'interrogations et d'enseignements dont la communauté économique exhortée à pratiquer un « exercice responsable de la responsabilité » ferait bien de s'inspirer.
Jérôme Garcin présidera le 29 mai la cérémonie du « Prix du livre La Tribune ».
Jérôme Garcin présidera le 29 mai la cérémonie du « Prix du livre La Tribune ». (Crédits : DR)

« Mes compétences économiques sont nulles, mais mon amour du livre l'emporte ; j'accepte donc avec joie votre proposition ». Ainsi Jérôme Garcin répond en février dernier à l'invitation à présider la cérémonie de l'édition 2024 du Prix du livre La Tribune. Lequel épouse une ambition éditoriale limpide : il ne récompense pas un roman et un essai sanctifiant « succès », « performances », « conquêtes », « stratégies » des entreprises et dans l'économie ; il désigne des textes qui investiguent, déchiffrent « l'exigence éthique de la responsabilité » dans la conduite de l'entreprise et de l'économie. Nuance de taille. Car ainsi ces dernières sont questionnées dans un double prisme de fiction et d'expertise qui les discutent, les critiquent, les déconstruisent, les élèvent.

L'époque est celle d'une complexité peut-être inédite dans l'histoire de l'humanité. La cerner, la décortiquer, s'y déplacer avec agilité, lutter contre ses maux (péril climatique, démocraties vacillantes, ivresse technologique, géopolitique éruptive, solidarité et liberté empoisonnées, hystérisation et antagonisation des relations), cultiver ses opportunités avec raison et équité, sollicite d'autres outils que les seuls rapports d'audit, les powerpoints, les réunions en visio, et la volée totalitaire de chiffres ou de rankings. Comprendre l'époque pour mieux décider dans son monde et mieux agir pour le monde convoque aussi ce « qui fait » humanité : l'émotion, l'imprévisibilité, la fraternité, la lenteur, l'imagination, la faille, l'empathie... ces manifestations de sensibilité que distinguent la littérature et les sciences sociales et humaines élues par les quatorze membres du jury.

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Ces expressions d'humanité participent à étudier - sans contingence - le fonctionnement de l'économie ; les facultés émancipatrices et aliénatrices du travail, de l'emploi, de l'organisation ; l'objet et la finalité de l'entreprise ; les enjeux de transformation - technologique, managériale, sociale - auxquels toute l'entreprise (et ses parties prenantes), toute l'économie (planétaire et territoriale) et donc toute la société sont confrontées. Ces propriétés, que l'économie contemporaine redoute et même pourchasse, pourraient se résumer à une simple formulation : n'est-ce pas dans la fragilité que germent puis se forment et enfin jaillissent les plus beaux trésors ?

Alors il n'y a qu'à lire Jérôme Garcin pour mesurer combien sa présence à la cérémonie du Prix du livre La Tribune est idoine. Et pour cela, extraire d'une prolifique bibliographie Pour Jean Prévost (Prix Médicis essai), La Chute de cheval (Prix Roger Nimier), Olivier, Le Voyant, Le Syndrome de Garcin, Le dernier hiver du Cid (tous édités chez Gallimard). Et en 2023, Mes Fragiles.

« Ses » fragiles honorent la fragilité

« Ses » Fragiles sont un frère jumeau, Olivier, fauché sous ses yeux par un chauffard lorsqu'ils ont cinq ans. Un père âgé de 45 ans victime d'un « trotteur fou ». Une mère encoffrée dans un corps lardé de douleurs. Une tante qui s'éteint tant de décennies après l'avoir recueilli, consolé, soigné, soustrait à l'indicible lorsque Olivier agonisait. Un second frère, Laurent, dont les handicaps issus d'une malformation génétique familiale (l'X fragile) ne résistent pas au coronavirus. Un récit sépulcral sur la mort ? Bien au contraire.

La tendre, l'élégante, la pudique, la douce, la juste - et parfois joyeuse - évocation de ses morts met en lumière ces fameux trésors de la fragilité. On est saisi par la puissance créatrice de Laurent « le cubiste » et de Françoise « paysagiste ». Par leurs ressources spirituelles. Par la fraternité et la solidarité qui cimentent les liens familiaux entre générations. Par l'humilité des attitudes et la vigueur - même insatisfaisante - des attentions. Par la convocation de « merveilles » qu'on prédit pourtant oxymoriques avec le sujet. Par le rejet permanent des pulsions - un cheval a tué son père mais l'équidé est pour toujours son commensal.

Bien sûr, le vertige n'est jamais loin. Ainsi, que devient-on lorsque s'évanouit le temps, c'est-à-dire lorsque la disponibilité et la réjouissance, la patience et la fébrilité, la bienveillance et les déconvenues, les regrets et les espérances, les larmes de désillusion, de culpabilité et celles de résurrection propres à « prendre soin » prennent fin ? Qui devient-on lorsque l'objet du don de soi n'est plus là pour tendre son don d'amour ?

Digne fidélité

Jérôme Garcin démontre que la fragilité fait lien, fait compréhension, fait donc amour - réciproques et égaux - de celui qui l'éprouve vers celui qui accueille l'éprouvé. Est-on loin des préoccupations de l'économie ? « Mes Fragiles » questionne la vulnérabilité, cette exposition à la fragilité dont la société - et donc l'économie et l'entreprise - est à l'origine. Quelle considération cultive-t-on à l'égard du handicap ? de la différence ? de l'art brut (incompris ou au contraire otage du délire spéculatif) ? du silence (défié par le diktat des bruits) ? de la discrétion (déclassée par l'hégémonie narcissique et la vulgarité exhibitionniste) ? des sciences humaines et sociales (aujourd'hui loin de leur « zénith ») ? de la confiance (socle de toute relation humaine, y compris au travail) ? ou encore de la fidélité ?

Sans la moindre aspiration moralisatrice, le journaliste aux manettes du Masque et la plume (cinquante-deux semaines par an pendant trente-cinq ans) et du cahier culture du Nouvel Obs (pendant vingt-sept ans) narre l'histoire de grands-parents unis jusque dans la mort - le même jour -, le renoncement de sa mère à demeurer femme après la tragédie de son époux, le couple qu'il forme depuis plus de quarante ans avec Anne-Marie, la récurrence métronomique des lieux et des rendez-vous qui l'arriment aux siens d'hier et de maintenant. Cette fidélité forme la colonne vertébrale d'où il déploie sa voix pour commenter, ses doigts pour (ra)conter, ses jambes pour galoper, ses mains pour apaiser, son regard pour considérer, son esprit et sa curiosité pour vagabonder.

Or la fidélité est une vertu que la frénésie consumériste et court-termiste intrinsèque au capitalisme contemporain moque, tarit, et veut convertir à l'obsolescence. L'infidélité, l'économie excessivement marchande l'encourage pour vendre davantage, elle la manipule par l'emploi de recettes marketing promouvant l'insatisfaction, l'envie, l'immédiateté : être infidèle signifierait vivre pleinement l'offre infinie de possibilités matérielles et humaines, d'opportunités professionnelles et affectives. L'entreprise peut-elle alors se plaindre d'en être désormais victime, elle qui subit le départ hémorragique de salariés prompts à la quitter (injustement) au moindre caprice ou (pertinemment) à la première trahison ?

Lire Jérôme Garcin, c'est bel et bien questionner « l'exigence éthique de la responsabilité ». Et, lorsqu'on est dirigeant, actionnaire, manager, s'obliger à ne rien esquiver, s'imposer de se confronter à ce « qui peut faire mal » pour ensuite « faire mieux ».

Vous souhaitez assister à la divulgation du palmarès 2024 du Prix du livre La Tribune ?

Rendez-vous le 29 mai prochain, afin de participer à la cérémonie organisée à l'Hôtel de l'Industrie (Paris), sous la baguette de Jérôme Garcin. Pour vous inscrire (dans la limite des places disponibles) merci d'envoyer un mail à Héloïse Parent, [email protected].

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Commentaires 2
à écrit le 23/05/2024 à 9:38
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Le problème est que nos dirigeants politiques et économiques ne osnt pas nuls involontairement mais bel et bien volontairement parce que cela les enrichi eux et eux seuls et comme ils possèdent tout ben ils ont généré une société de nuls faite par le...

le 23/05/2024 à 13:43
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qui a protester depuis vge et sa vision d'un etat touristique et la destruction des industries voulu par les politiciens et encourage par le mouvement ecolos et autre socialistes une remarque ces gens prefere offrir un etat au hamas que de reconnai...

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