« L'économie de guerre » : une comédie française

OPINION - Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l'économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l'exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.
« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars).
« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)

Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d'un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n'y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s'expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.

Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l'évidence que la France n'est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.

Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l'exécutif sur « l'économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l'efficacité que l'on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l'occasion à nos médias préférés d'emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l'illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n'est qu'illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l'hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N'y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d'esprit critique à l'offensive médiatique du gouvernement sur « l'économie de guerre » ?

Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d'applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d'obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l'annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l'on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l'an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n'ont rien à voir avec l'économie de guerre.

Économie de guerre : des crédits, de l'argent et des fonds

Alors, à l'occasion de la publication du décret d'application d'une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l'intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n'oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n'y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu'il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l'État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D'où la difficulté à aider l'Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d'augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.

Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c'est bien sûr ! L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d'argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d'en douter.

Au contraire, qu'observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.

Le sécateur est déjà prêt

A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n'importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu'il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l'économie de guerre ». Mais personne n'y croit.

Sous couvert de « revue des dépenses », l'inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c'est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c'est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.

D'un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l'édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n'étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l'OTAN décide effectivement d'un nouveau fonds de cent milliards pour aider l'Ukraine, qui paiera d'après vous ? De l'autre, je m'engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c'est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l'économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».

Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030

Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C'est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n'y en aurait pas si l'espace médiatique n'était pas saturé par l'appel à la guerre pour protéger l'empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l'une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l'effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l'hypothèse d'un retrait américain ; soit l'effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d'armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?

Au fond, comme le groupe MARS l'écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n'est pas le niveau des crédits promis, c'est l'absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C'est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.

La France n'est pas en première ligne face à la Russie et le chef d'état-major de l'armée de terre vient de rappeler qu'elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d'ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l'horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n'est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n'emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d'hommes que l'armée russe est capable de mettre en ligne.

Partage nucléaire ?

Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu'un slogan, c'est ailleurs qu'il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l'Union européenne. C'est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l'UE et notre « avantage comparatif » au sein de l'OTAN. C'est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d'assurer notre défense et de garantir la paix à l'horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s'en faut !) toute l'économie au service de l'effort de défense.

C'est là que l'idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l'évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d'une Europe privée de la protection américaine, c'est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l'échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l'épaulement stratégique » impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.

Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu'au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l'ordre ultime, c'est le président français.

L'idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l'OTAN, elle supposerait d'abandonner notre doctrine de « l'ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n'existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.

Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l'on est sérieux et qu'on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d'augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c'est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.

Une fois garantie la capacité de frappe en second, c'est-à-dire l'assurance de faire payer à l'adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d'eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C'est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c'est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d'être abandonnée par son protecteur historique.

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1 Cf. Alternative économique n°444, mars 2024

2 https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html

* Voir aussi Économie de guerre : réalité d'un concept et enjeux pour la France - Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Commentaires 12
à écrit le 10/04/2024 à 12:06
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Super génial et juste. Je vais sûrement emprunter quelques lignes de cette parfaite réflexion pour mon ouvrage sur la guerre en Ukraine. Merci à vous pour m'avoir donné cette belle opportunité.

à écrit le 10/04/2024 à 7:29
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Bonjour, avant toute chose ils est importante de dire sue nous somme étranglée par la dette , le gouvernement de Mr macron a etait un des plus dépensière depuis longtemps 1000 miliards de dette en plus en deux mandats ... Donc pour la defence, ils...

à écrit le 09/04/2024 à 23:49
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Un article intéressant et quelques faits et vérités qu'il est bon de rappeler. Curieux et risible tout de même de lire dans cet article que M. J-D Merchet est un commentateur autorisé, ce qui décrédibilise quelque peu ses auteurs. Beaucoup de quest...

à écrit le 09/04/2024 à 19:12
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Bon, c'est très bien tout cela, mais cela manque de solutions concrètes. Moi j'en propose. En suivant les idées de JUPITER, il suffit de déclarer la guerre à la Russie, et de lui balancer un missile nucléaire, pour montrer qu'on ne plaisante pas. I...

à écrit le 09/04/2024 à 13:30
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Cela fait du bien de lire un papier un tantinet pragmatique sur la poudre au yeux politico-médiatique sur un sujet autant d'actualité .

à écrit le 09/04/2024 à 11:39
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Le groupe Mars prêche pour sa paroisse en tant que représentant d' industriels de défense .

à écrit le 09/04/2024 à 9:51
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Le problème c'est que ya pas que de la profonde bêtise dans tout cela il y a d'abord et avant tout la volonté de dépecer les pays européens pour les offrir aux milliardaires. C'est l'ennui des possédants qui devrait achever l'humanité, ce si patholog...

à écrit le 09/04/2024 à 9:40
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Un bien long article pour enfiler des perles connues... Il est bien évident que face à la Russie c'est l'OTAN qui fait le poids, cad les USA à 85 % !! Et il n'y a pas de problème pour fabriquer les munitions destinées à notre brigade "dédiée" OTAN,...

à écrit le 09/04/2024 à 9:32
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Il revient toujours moins cher d'imprimer une idée dans le cerveau de nos contemporains grâce "aux forces médiatiques" que de réellement leur faire une démonstration leurs permettant d'en faire un bilan ! ;-)

le 09/04/2024 à 13:17
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Bilan ? Macron connait pas !

à écrit le 09/04/2024 à 9:03
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Bref : ça se paluche grave dans les salons parisiens. Et mes munitions de petit calibre fabriquées en France, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

à écrit le 09/04/2024 à 8:00
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Ridicule ! C'est comme si on achetait des couteaux pour éviter des attentats au couteau !

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