Europe : quel rôle pour le commissaire au marché intérieur ?

On a pu croire pendant quelques jours que Jean-Claude Juncker avait oublié de nommer un commissaire en charge du marché intérieur. Un oubli révélateur, alors que la constitution d'un grand marché est loin d'être achevée. Par Pierre Goudin, conseiller au Bureau des conseillers de politique européenne du président de la Commission européenne

Le "président élu" de la future Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a récemment révélé la composition du Collège qu'il présidera à compter du 1er novembre prochain, si le Parlement européen confirme ses choix. Au-delà du nom des Commissaires, déjà connus, l'intérêt de cette annonce porte principalement sur l'intitulé et la répartition des nouveaux portefeuilles. Au nombre de ceux-ci figure en bonne place le portefeuille du marché intérieur qui, s'il perd les services financiers, se voit assez légitimement renforcé par les thématiques de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME.

Un "oubli" révélateur

Il n'y a a priori rien à dire ou à redire de ce choix, si ce n'est que dans les jours qui ont précédé l'annonce officielle de la nouvelle Commission, plusieurs documents officieux ont paru dans des journaux ou sur des sites d'information en ligne, spéculant sur les portefeuilles à venir et soulignant à l'envi que, de façon surprenante, le marché intérieur ne figurerait pas dans le nouvel organigramme. Certes, ces constructions empiriques d'origine incertaine n'ont pas résisté à l'épreuve des faits, mais elles méritent qu'on s'y arrête néanmoins: que l'hypothèse de la suppression d'un portefeuille ait porté précisément sur celui du marché intérieur - et non, au hasard, de la culture ou des affaires sociales - n'est en effet pas innocent et peut s'interpréter de diverses façons.
La première d'entre elles, soulignée dans les documents en cause, serait que la dissolution du portefeuille marché intérieur aurait été une réaction à "l'activisme" de son titulaire actuel, le Français Michel Barnier. Il est certain que celui-ci a eu une conception ambitieuse et volontariste de son poste, mais il n'est guère contestable que celle-ci a avant tout servi l'intérêt général européen; et plutôt que de parler d'empiétements sur les attributions de certains de ses pairs, il semble plus juste de dire que le Commissaire au marché intérieur aura positivement entraîné dans son sillage des collègues moins inventifs ou moins déterminés.

Une certaine "fatigue du marché intérieur"

L'idée supputée d'une telle disparition peut aussi se lire comme une autre facette de cette "fatigue du marché intérieur" pertinemment formulée par Mario Monti dans son rapport de 2010 sur l'avenir dudit marché; comme si, à force d'avancées réelles mais aussi d'appels récurrents à achever le marché intérieur sans que ce but ultime soit jamais atteint - à l'image de la ligne d'horizon qui fuit au fur et à mesure que l'on avance -, on avait fini par se lasser d'un chantier sisyphéen et renoncer à porter un dossier sans fin. Une telle renonciation aurait eu, à n'en pas douter, une portée politique majeure, mais guère encourageante pour le futur de l'Europe.
Tout à l'inverse, ne pas attribuer de portefeuille spécifique au marché intérieur aurait pu signifier qu'on avait tiré toutes les conséquences de la singularité de ce sujet: à l'origine de la construction concrète de l'Union européenne, présent en tout ou partie dans la majorité des politiques définies et mises en œuvre par celle-ci, le marché intérieur aurait ainsi atteint un stade de développement suffisant pour être intégré par pans entiers dans chacun des autres portefeuilles existants, sans plus justifier qu'on s'en occupe spécifiquement. Nous sommes en réalité loin encore de ce degré de maturité, qui verrait un marché intérieur quasi achevé, ayant atteint un niveau optimal de stabilité et d'acceptation par tous.

S'attaquer à des pans décisifs de l'économie européenne

De fait, on peut avancer une troisième interprétation de ce schéma qui aurait vu disparaître le marché intérieur des politiques de l'Union: cette absence aurait pu à l'inverse exprimer l'anxiété de la tâche qui demeure à accomplir, de l'importance du saut quantitatif et qualitatif à effectuer pour enfin s'approcher d'un véritable marché intérieur. Certes, beaucoup a été fait depuis plus de 50 ans, en particulier depuis l'entrée en vigueur du marché unique en 1993, mais aujourd'hui il conviendrait de s'attaquer à des pans décisifs de l'économie européenne pour établir un marché intérieur qui ne soit pas une fiction: dans les domaines de l'énergie ou des transports, par exemple, la juxtaposition de marchés nationaux demeure prédominante. On comprend que l'ampleur du défi à relever puisse faire hésiter.
Avec l'annonce de l'organigramme authentique de la future Commission, la réalité a heureusement repris ses droits: il n'y a ni lassitude ni peur du marché intérieur, même s'il n'y a pas non plus accomplissement. Le nouveau portefeuille établi, qui flanque et renforce la thématique du marché intérieur de celles mentionnées au début de cet article, traduit plutôt une ambition renouvelée dans ce domaine, et cela semble d'assez bon augure. L'expérience récente montre toutefois qu'au-delà d'un intitulé, l'intérêt et l'étendue de ce portefeuille devront beaucoup au dynamisme de qui le portera et l'incarnera.

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Pierre GOUDIN
Conseiller au Bureau des conseillers de politique européenne
du président de la Commission européenne
Les opinions présentées dans cet article n'engagent pas la Commission européenne.

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