« Après les émeutes, le silence politique » (Thierry Beaudet, CESE)

OPINION. Au lendemain des émeutes, Thierry Beaudet, Président du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) estime que seul un débat public à l'instar du Grand débat national des Gilets jaunes permettra une réelle reconstruction sociale.
« Le trait commun aux réactions politiques est de faire entrer cette éruption de violence dans une grille de lecture toute prête sans solliciter les habitants des quartiers malmenés, qui sont pourtant les premières victimes des émeutes. » (Thierry Beaudet, Président du Conseil Économique, Social et Environnemental)
« Le trait commun aux réactions politiques est de faire entrer cette éruption de violence dans une grille de lecture toute prête sans solliciter les habitants des quartiers malmenés, qui sont pourtant les premières victimes des émeutes. » (Thierry Beaudet, Président du Conseil Économique, Social et Environnemental) (Crédits : DR)

Souvenez-vous. Nous sommes fin 2018. Depuis près de deux mois, le mouvement des Gilets jaunes occupe l'espace public, il est sur les ronds-points dans tout le territoire, dans les rues des villes moyennes, dans les quartiers aisés de la capitale... Les environs des Champs-Élysées, au cœur du pouvoir, deviennent un terrain d'affrontement physique et symbolique. En décembre, en sus de mesures d'urgence, est annoncé le Grand débat national. Celui-ci se déroule pendant trois mois, autour des grands thèmes imposés par le mouvement: la transition écologique, la fiscalité, l'organisation de l'État et des services publics, la démocratie et la citoyenneté. La participation est évaluée à 1,5 million de personnes.

Nous sommes fin juin 2023. À la suite de la mort du jeune Nahel lors d'un contrôle policier, la France s'embrase avec une rare violence, dans 66 départements et 516 communes. En cinq nuits, le bilan matériel dépasse celui des trois semaines d'émeutes de 2005 : 5.000 véhicules incendiés, 1.000 bâtiments dégradés ou brûlés, 250 attaques de commissariats ou de gendarmeries. Trois mois plus tard, le pays semble être passé à autre chose. Nos concitoyens vivant dans ces quartiers aimeraient sans doute eux aussi passer à autre chose. Ils n'en ont pas la possibilité tant leur quotidien semble immuable.

Bien sûr, ces deux événements ne sont pas de même nature, même s'ils expriment chacun un profond malaise social. Mais arrêtons-nous un instant. Dans un cas, nous nous sommes efforcés d'en sortir par le haut, en sollicitant la parole de millions de Français. Alors que dans l'autre, le champ de vision s'est restreint aux seuls fauteurs de violences, avec, le plus souvent, un prisme sécuritaire.

Depuis les émeutes, les explications se succèdent, reflétant trop souvent l'intérêt partisan de ceux qui les expriment : défaut d'autorité parentale, rapport entre police et population, immigration, manque de services publics, influence néfaste des réseaux sociaux ou des jeux vidéo. Sans doute y a-t-il une part de vérité dans ces hypothèses, mais aucune n'embrasse à elle seule la réalité dans son ensemble. Et puis sur quoi sont-elles étayées ? Un diagnostic administratif fondé sur la seule analyse des profils et motivations des délinquants interpellés ? C'est largement insuffisant.

Le trait commun aux réactions politiques est de faire entrer cette éruption de violence dans une grille de lecture toute prête sans solliciter les habitants des quartiers malmenés, qui sont pourtant les premières victimes des émeutes. On ne le dira jamais assez, celles et ceux qui subissent l'insécurité au quotidien et pâtissent des destructions matérielles, ce sont d'abord les habitants eux-mêmes. Il faudrait plutôt prendre la peine d'aller à leur rencontre : écouter les besoins, les ressentis, les attentes de cette population qu'on réduit trop souvent à sa fraction violente. Cesser de considérer les problèmes de ces quartiers comme étant les leurs, et pas les nôtres collectivement. Cette stigmatisation et ce défaut d'écoute figent peu à peu leur destin, et leur identité.

Il ne s'agit pas de trouver des « excuses sociologiques » aux fauteurs de troubles ni des excuses tout court. Il n'y en a jamais à la violence. Pas plus qu'il ne s'agit de sombrer dans une forme de mortification collective. Beaucoup de moyens ont été consacrés à la politique de la ville depuis des décennies. Ils sont indispensables. Toutefois, le renouvellement du bâti, aussi nécessaire soit-il, ne suffit pas à lutter contre la ségrégation et la ghettoïsation. Il nous faut reconstruire une société, pas seulement des immeubles. Les obstacles ne sont pas toujours matériels, et ceux qui ne le sont pas sont parfois les plus difficiles à repérer. Pour y parvenir, le meilleur moyen est d'écouter leurs habitants, de créer un espace dans lequel ils puissent délibérer, afin qu'ils s'accordent sur les problèmes, les priorités et entament une véritable coconstruction des solutions.

Je déplore qu'aucune démarche comparable par son ampleur et dans son esprit à celle du grand débat ne se fasse jour. Les braises sont encore chaudes, et certains semblent espérer que les violences urbaines ne se répètent que tous les dix-huit ans... Le grand débat avait pourtant massivement exprimé un besoin d'écoute. En témoignent, parmi les propositions recueillies à l'époque, le souhait d'un recours fréquent à la proportionnelle, la prise en compte du vote blanc, l'association des citoyens à la décision publique par le biais du tirage au sort, le référendum au niveau local... On peut discuter des modalités. Mais l'envie de s'exprimer et de contribuer était bien là. Cette volonté est toujours tenace. Nous pouvons lutter contre une crise grâce aux enseignements d'une autre crise en donnant corps à ces aspirations citoyennes.

Défaisons-nous d'une forme de condescendance à l'égard de ces quartiers relégués qui nous fait considérer leurs habitants comme des mineurs civiques. Tant qu'une émeute ne trouve pas de débouché politique, elle reste une émeute, condamnée tôt ou tard à se répéter. Il est encore temps de sortir cet épisode malheureux du vide politique où il est retombé. À travers le Conseil économique, social et environnemental, la société civile va se mobiliser, avec humilité, mais détermination. Je forme le voeu qu'elle soit rejointe rapidement par celles et ceux qui refusent la fatalité d'un retour de la violence.

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Commentaire 1
à écrit le 09/10/2023 à 8:34
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Merci beaucoup monsieur ça fait quand même bien plaisir de lire des gens compétents en cette époque de dictature financière et de nihilisme néolibéral dans laquelle on dirait que toute pensée qui dépasse une journée est interdite. Car e effet sans av...

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