Branson, Bezos et Musk, les fossoyeurs de l'espace

Vols suborbitaux réalisés par les deux premiers en juillet, vol orbital accompli par le troisième mi-septembre : Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk consacrent leur fortune à la conquête du ciel. Leur entreprise annonce la colonisation et la marchandisation de l'espace, et donc la confiscation de l'ultime bien commun de l'humanité. Un « rêve dystopique » : voilà le destin civilisationnel oxymorique qu'incarne et promet leur « œuvre ». Qu'il explore les volets philosophique, juridique, social, écologique ou touristique, le questionnement éthique est brûlant. Et plonge dans les limbes « la » question cardinale : à quoi cela sert-il ?

Faut-il applaudir ou honnir ? Les « premières » suborbitales - atteindre la ligne de Karman, située à environ 100 km de la terre, délimitent symboliquement l'entrée dans l'espace - (presque) réalisée le 11 juillet par Richard Branson dans son avion VSS Unity et accomplie neuf jours plus tard par Jeff Bezos dans sa fusée New Shepard, puis le vol orbital effectué du 15 au 18 septembre par quatre non professionnels embarqués dans la capsule Crew Dragon méritent-ils l'admiration ou l'anathème ? Certainement les deux sentiments, et pour une fois sans guère de nuance. L'admiration apparait évidente, lorsqu'elle a pour objet la prouesse scientifique accomplie par trois entreprises privées (Virgin Galactic, Blue Origin, SpaceX), financées par trois milliardaires dont personne ne pense contester la passion pour l'espace et ne peut mettre en doute l'esprit d'innovation et celui d'entreprendre. Mais aussitôt, une question surgit qui ombre le panégyrique : à quoi cela sert-il ? Et en filigrane : quelles sont les motivations et les finalités véritables ? est-ce un progrès pour l'humanité ? Le tourisme spatial annonce-t-il l'ultime dystopie civilisationnelle ? Question(s) qui emmènent alors sur un terrain éthique autrement plus critique, et même, à certains égards, effrayant.

Sauver la Terre et son humanité

Richard Branson, Jeff Bezos et le plus ambitieux de tous : Elon Musk emploient des technologies distinctes, lorgnent des aspirations différentes, mais questionnent d'une même voix l'avenir de l'espace, qu'ils destinent à investir, à exploiter et à coloniser. Le premier ne se cache pas d'un objectif trivialement touristique, et il a déjà programmé à terme 400 vols par an. Déjà 600 réservations à 200 000 dollars l'unité auraient été enregistrées, et la croissance pourrait permettre de ramener à 20 000 dollars le prix unitaire, assurant alors une courbe d'activité exponentielle. Ses adversaires avancent une motivation plus « philosophique » mais pas moins sujette à une vive critique éthique. Il s'agit, pour eux, de « sauver la Terre et son humanité » en déployant dans l'espace un substitut d'existence pour des générations futures auxquelles l'état congestionné et dépérissant de la planète ne promet pas d'avenir. En d'autres termes, fuyons la Terre que nous anéantissons et réfugions-nous dans l'espace - auquel ces trois icones anglo-saxonnes conjecturent, au final, le même destin. L'ivresse de grandir, de grossir, de posséder et d'asservir, l'hubris enivrant détourne ces entrepreneurs de la nécessité de ralentir, d'infléchir, d'émanciper ou de décroître. Le développementcoûte que coûte, muselant ou ringardisant la possibilité de la sobriété, l'« illimitisme » - remarquablement conceptualisé par l'historien Johann Chapoutot  (Le Grand Récit, Puf, septembre 2021) - pour Graal. La complexité technologique pour fermer les yeux sur la « vraie » complexité, celle de la pérennité de la vie sur terre.

Défiance

L'aventure spatiale des trois protagonistes suscite d'importantes questions éthiques de droit. Droit d'exploitation et de propriété. Aujourd'hui, l'espace est ce que la terre n'est plus : gratuit. Ou plus exactement un bien commun, ce même bien commun auquel les tentacules marchandes ont arraché la quasi-totalité de la planète ; les ressources naturelles, les terres agricoles, l'eau, etc. Seul l'air demeure encore protégé. La privatisation de l'espace, auquel ce mois de juillet donne une consistance symbolique inédite, éveille des interrogations éthiques différentes de celles prévalant jusqu'à présent entre les forces étatiques. A qui reviendra-t-il de statuer, d'« organiser » juridiquement l'espace, de sanctuariser ce bien commun ? Une interrogation inédite, une interrogation à laquelle personne jusqu'à présent n'avait jamais songé, pourrait voir le jour ces prochaines années : à qui appartient le ciel ?

Le comportement éthique déployé par les Etats qui, jusqu'à présent, étaient seuls à se disputer l'espace, n'est pas irréprochable. Loin de là, si l'on en juge l'enjeu militaire, « télécommunicationnel » et data auquel Américains, Chinois, Russes, Indiens et, dans une moindre mesure, Européens consacrent leur bataille. Mais de quelle éthique Branson, Bezos, Musk drapent-ils leur aventure spatiale ? Quelle confiance en leur altruisme et leur sens de l'équité faut-il accorder à des dirigeants qui ont fait de l'évasion fiscale, de la soustraction de leurs devoirs communs, une obsession - encore aujourd'hui récompensée ? Et pourquoi, comme s'y emploient l'agora et les médias libertariens, faudrait-il les sacraliser au nom des milliards de dollars dont ils font « généreusement » - ou plutôt spécieusement - don à leur passion ?

Absurdité écologique

A tenter de sauver le bien commun, c'est-à-dire le climat et l'environnement : voilà à quoi la lame de fond qui traverse toute la société, aussi bien civile que politique et économique, annonce s'employer. Tout (ou presque) aujourd'hui est à sensibiliser dès le plus jeune page à l'école, dans les études supérieures, dans les entreprises, dans les discours politiques, à la responsabilité et au devoir d'adopter de nouveaux comportements. L'Union européenne, en présentant le 14 juillet 2021 l'ambitieux Pacte Vert - douze propositions destinées à réduire de 55% les émissions de CO2 à l'horizon 2035, soutenues par 600 milliards d'euros d'investissement - prend d'ailleurs sa part, preuve du caractère indicible de la situation. Chaque jour, chaque instant, « il » est réclamé aux citoyens de renoncer aux transports polluants, de reconsidérer les modèles de déplacement, et par exemple, inscrite dans la Loi (française) Climat et résilience, l'obligation de renoncer aux vols domestiques et court-courriers. Trente tonnes de dioxyde de carbone, soit l'équivalent d'un tour de la terre seul dans sa voiture : voilà, selon certains experts - et notamment la Federal aviation administration (FAA) - la charge nocive à laquelle correspondrait chaque décollage du VSS Unity. Et que dire de la suie sécrétée par la combustion ? Et des conséquences pour la stratosphère ? Une goutte d'eau dans l'océan de la pollution spatiale aujourd'hui ; mais qu'adviendra-t-il si la projection de « 50 000 candidats par an » et celle d'un marché d'au moins 3 milliards de dollars établies par les prospectivistes se concrétisent ?

Il est par ailleurs amusant d'observer les débats portant sur les hypothèses de pollution secrétées par les artisans de ce nouveau tourisme ; leur objet est systématiquement circonscrit aux techniques « moteurs » - fusée-hybride à base de carburant pour l'un, hydrogène pour l'autre, vols orbitaux cent fois plus énergivores que leurs pendants suborbitaux -, aucun ne met en exergue les émissions de CO2et les répercussions environnementales produite par l'extraction et la transformation des matériaux composant les fusées, par le déploiement des infrastructures de recherche et développement, des futurs aéroports, des installations et voies d'accès de tous ordres, etc. C'est d'ailleurs derrière le décor des vols qu'est tapie la grande majorité des pollutions.

Négation du progrès

200 000 pour voler avec le VSS Unity, quelques millions pour embarquer avec New Shepard, des dizaines de millions pour effectuer un voyage orbital d'une semaine dans la capsule Crew Dragon du créateur de Tesla : le « paquet » de dollars réclamé pour voir la Terre de l'espace réserve le rêve à une poignée d'ultra-privilégiés - l'outrancier maquillage philanthropique dont le commanditaire Jareed Isaacman farde son séjour dans l'espace ne devrait tromper personne. Et même ramené un jour à 20 000 dollars dans l'habitacle de Richard Branson, le prix de ce rêve est inatteignable pour la quasi-totalité de la population. Y a-t-il « progrès » lorsque l'exploration d'un nouveau « possible civilisationnel » est, d'emblée, propriété d'une caste ? Y a-t-il « progrès » à créer une offre intrinsèquement et durablement réservée à un micro aréopage ? Y a-t-il « progrès » lorsque cette exploration, avant même de débuter, fait davantage que reproduire : enflammeles inégalités dans des proportions inédites ? Y a-t-il « progrès » à débourser, pour satisfaire son ego et le « plaisir » de planer deux minutes en apesanteur, l'équivalent de cent mille tontes de cheveux auxquelles les plus pauvres Indiens sont réduits pour se nourrir ? Si seulement ces développements servaient la recherche spatiale fondamentale... « L'intérêt, dans ce domaine est quasi nul », tranchait Philippe Baptiste, PDG du CNES (Centre national d'études spatiales) sur France Inter le 16 juillet. Aujourd'hui, l'activité dans l'espace contribue à analyser scientifiquement l'état déliquescent de la planète et à orienter la nature des stratégies de parade ; demain, elle deviendra elle-même objet d'analyse...

L'idéal Disney

Enfin, ce qu'entreprend aujourd'hui le triumvirat et déjà donne des ailes à bien d'autres - la start-up américaine Axiom programme la création d'un hôtel, designé par Philippe Starck et arrimé à la station spatiale internationale ISS -, questionne fondamentalement l'éthique du tourisme. Le tourisme se met au diapason des évolutions de la société marchande : il est de masse, spectaculaire, et de divertissement. Il est entertainment - auquel même les musées, désormais rabaissés à de lucratives expositions temporaires, à un marketing indécent, et à une affligeante confusion des genres, ne résistent pas.  Que Richard Branson ait choisi Michael Colglazier pour présider Virgin Galactic n'est pas fortuit : n'a-t-il pas effectué l'essentiel de sa carrière chez Disney, dont il fut PDG de l'activité Parks, Experiences & Products ? Il est vrai que l'espace constitue un parc d'attraction aux frontières, aux opportunités, aux potentialités infinies...

L'espace peut-il être réduit à un terrain de jeu ? Au moment où Venise est enfin parvenue à détourner vers son port industriel les paquebots-villes qui accostaient près de la place Saint Marc et déversaient leurs hordes de touristes dans les ruelles séculaires, au moment où il n'est plus guère possible d'envisager une destination sans s'interroger sur le sens et sur l'empreinte écologique de son voyage, le message adressé par Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk ébranle tout exercice éthique. On est loin du suisse Bertrand Piccard, auteur d'un tour du monde en avion solaire mariant défi aventurier, défi technologique et défi écologique. Le philosophe Roger-Pol Droit, à propos des manifestations contemporaines du progrès qu'incarne (notamment) ce triumvirat, est explicite. Ces « immenses fortunes ont réussi par l'innovation et croient désormais pouvoir changer le monde et réaliser leurs rêves en agissant par leurs propres moyens », observe-t-il. Et l'auteur de Le sens des limites(L'Observatoire, 2021, écrit à quatre mains avec Monique Atlan) de stigmatiser une « sorte de privatisation, une extraordinaire captation personnelle des visions relatives au progrès, à l'utopie et à l'avenir de tous. Au lieu d'une aventure collective, on trouve des décisions individuelles. Au lieu d'un horizon forgé en commun pour le bien de l'humanité, voilà des initiatives solitaires, aux conséquences potentiellement immenses ».

A quoi cela sert-il ?, s'est-on interrogé en préambule. Si quelqu'un peut proposer une réponse « sensée », elle est la bienvenue.

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Commentaires 4
à écrit le 30/09/2021 à 15:06
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Le vrai progrès c'est ce que fait Space X où les passagers vont vraiment dans l'espace, tournent autour de la planète, séjournent plusieurs jours. Le saut de puce de Bezos n'apporte rien avec en plus les mêmes risques. La balade de Virgin arrive trop...

à écrit le 30/09/2021 à 13:23
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Ces milliardaires sont mes modèles, j'ai décidé d'arrêter d'être exemplaire sur l'écologie et, dorénavant, je polluerai sans scrupule avec ma bagnole, ma cheminée et ma chaudière, ma consommation de plastiques et en reprenant l'avion le plus possible...

à écrit le 30/09/2021 à 10:51
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N'a t'on pas fait les mêmes commentaires à propos de la mise en service du premier train ?

à écrit le 30/09/2021 à 10:25
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Le "vrai" espace commence au dessus de leurs "exploits", ils ne font que des sauts de puce. Aller plus loin, plus haut, c'est plus compliqué. Pour 'sauver' l'humanité (ou se sauver, filer à l'anglaise :-) ), allons faire un tour au dessus de la plan...

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