Concurrence, commerce, protectionnisme : vers plus d'audace européenne ?

Longtemps négligente sur le sujet de la protection et du soutien de ses fleurons industriels, l'Europe prend peu à peu conscience de la nécessité de se doter d'une politique plus volontariste. Dans l'actualité récente, le projet de fusion entre les deux géants aéronautiques français Safran et Zodiac vient, entre autres exemples, lui rappeler l'intérêt qu'elle pourrait tirer à favoriser l'émergence de champions européens. Par

L'Union européenne est-elle sur le point de faire évoluer la place centrale qu'elle accorde à la concurrence et au commerce international, libres et non faussés ? Depuis 1958, ces deux idées sont au cœur de la construction européenne. Puissance commerciale ouverte au monde, l'Europe promeut le libre-échange. Espace de libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux, elle considère qu'une concurrence saine, basée sur les mérites, est la plus sûre des politiques quand il s'agit de promouvoir des biens et services de qualités et à moindre coût, et d'assurer un régime de « destruction créatrice » qui garantisse in fine la compétitivité, la croissance, et l'emploi.

 Un droit de la concurrence contesté

La critique à l'égard de ce mantra n'est pas nouvelle. En France notamment, mais plus largement dans les pays latins, la toute-puissance du droit européen de la concurrence est régulièrement contestée. Notre pays, dont tant de grandes entreprises sont des leaders mondiaux, gouvernements de droite et de gauche confondus, s'est régulièrement prononcé pour une évolution du droit de la concurrence européen qui le rende plus favorable à la constitution de champions européens, capables de faire face à une concurrence de plus en plus mondiale. Quant à la critique à l'égard d'un droit commercial qui ferait de l'Europe l'idiot du village planétaire, par son excessive ouverture et son incapacité à exiger de ses partenaires le minimum de réciprocité, elle constitue également un serpent de mer.

 Pourtant, l'Europe a connu en la matière des évolutions substantielles au cours des derniers mois et jusque dans l'actualité, de plusieurs ordres.

 Changement de paradigme

En premier lieu, le caractère central de l'industrie dans l'armature économique est revenu sur le devant de la scène, alors que l'identité « société développée - société de services » a été fortement nuancée. Qu'il s'agisse d'énergie, de défense, de composants de toutes natures, les Etats européens, à commencer par la grande puissance industrielle allemande, prennent conscience des limites économiques et politiques d'une désindustrialisation excessive. Pour l'Union européenne, qui a longtemps nié l'intérêt même d'une politique industrielle, le changement de paradigme est essentiel.

 En second lieu, le principe même de l'ouverture au reste du monde sans protection des actifs stratégiques a connu une évolution marquante. L'acquisition en août 2016 du fabricant allemand de robots industriels et de machines-outils KUKA par le groupe Midea, géant chinois de l'électroménager, pour 4,5 milliards d'euros, a provoqué un choc politique, industriel et sécuritaire en Allemagne. Les autorités fédérales allemandes ont été mises devant le fait accompli, malgré les mesures de protection sur les investissements étrangers instituées depuis 2003. Le gouvernement allemand a donc décidé de réagir et d'élargir sa législation aux entreprises travaillant dans les secteurs des technologies de l'information.

Évolution allemande

Ce changement systémique signifie que les autorités allemandes bloqueront toute prise de participation « hostile » d'un groupe étranger cherchant à pénétrer la nébuleuse industrielle allemande relevant des industries 4.0. C'est sans doute dans l'évolution de l'Allemagne en la matière qu'il faut trouver la source des initiatives actuelles de plusieurs pays européens en faveur de l'instauration au niveau européen de mécanismes de protection des actifs stratégiques.

 Dans ce contexte, plaider pour la constitution d'entreprises européennes fortes, en particulier industrielles, avec des capacités productives inscrites dans les territoires européens, capables de tenir leur rang face à leurs concurrents mondiaux, ne suffit pas.

 Sortir d'une posture défensive

L'initiative, en la matière, vient d'abord des entreprises elles-mêmes. Dans un régime économique fondé sur la liberté d'entreprendre, c'est à l'évidence aux entreprises d'envisager les moyens de croissance externe les plus aptes à créer de la valeur. L'actualité ne manque pas d'exemples en la matière. Que l'on songe ici, à titre d'exemple, au projet d'acquisition de Zodiac par Safran, annoncé mais non encore concrétisé.  Une telle opération permettrait d'élargir considérablement le portefeuille d'activités de Safran dans les équipements d'intérieur (en particulier les sièges, éléments de différenciation essentiel pour les compagnies aériennes), ainsi que dans les équipements de sécurité. Il permettrait également de renforcer ses activités dans les systèmes électriques et mécaniques. Au total, un tel rapprochement déboucherait sur la constitution d'un acteur de taille globale, le 2ème et le 3ème acteur mondial respectivement du secteur des équipements aéronautiques et de l'aéronautique au niveau global avec un chiffre d'affaires combiné d'environ 21.2 milliards d'euros derrière United Technologies (25.4 milliards d'euros) et GE Aviation (22.2 milliards d'euros).

 Les autorités européennes, en accompagnement des entreprises, doivent également jouer un rôle, et sortir d'une posture exclusivement défensive et prohibitive en matière de rapprochements d'entreprises. Naturellement, il s'agit d'évolutions sensibles, et l'Europe doit être consciente que les autres puissances pourraient être tentées d'enclencher des contre-mesures. Il reste que l'Europe doit être capable de définir ses intérêts, et pour cela cesser de considérer les outils dont elle dispose, à commencer par le droit de la concurrence, comme des instruments neutres, pour au contraire les mettre au service d'objectifs politiques et économiques assumés. Elle ne doit pas non plus craindre de définir des actifs stratégiques, à conserver coûte que coûte.

Bruno Alomar, économiste, ancien Haut Fonctionnaire à la Commission européenne

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Commentaire 1
à écrit le 07/05/2017 à 13:15
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Avec des "il faut" et des "y'a qu'à" les lobbies qui trustent l'UE sont tranquilles C'est pas demain que les intérêts des peuples et des pays (hormis l'Allemagne tant qu'elle ne dévie pas) seront la préoccupation de l'UE.

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