Elections : quand d’autres modes de scrutin favorisent des candidats différents

ANALYSE. Des expérimentations lors de la présidentielle montrent que le choix du mode de scrutin détermine l’importance relative des candidats. Aux citoyens de choisir le mode de scrutin qu’ils préfèrent ! Par Isabelle Lebon, Université de Caen Normandie; Antoinette Baujard, Université Jean Monnet, Saint-Étienne et Herrade Igersheim, Université de Strasbourg.
(Crédits : YVES HERMAN)

Si les résultats de l'élection présidentielle ont désigné Emmanuel Macron pour un second mandat, l'analyse des votes et des tendances ont aussi souligné une forte dynamique en faveur du vote utile et de l'abstention, perçue comme un phénomène hautement politique depuis au moins une dizaine d'années.

Plusieurs observateurs pointent aussi des faiblesses et fractures au cœur de la démocratie électorale en France aujourd'hui : les citoyens élisent certes leurs représentants, mais encore faut-il s'accorder sur les propriétés que cette forme de démocratie doit respecter.

La théorie du vote offre les analyses indispensables sur les propriétés de chaque mode de scrutin, mais il reste à confronter ses conclusions aux conditions réelles, à apprendre des réactions des citoyens. C'est là l'objet de l'expérimentation des différents modes de scrutin. Sans changer le vainqueur de l'élection de 2022, l'expérimentation conduit à reconsidérer l'importance relative des différentes formations politiques.

Des expérimentations de terrain et des enquêtes en ligne

L'opération « Voter autrement » s'inscrit dans une tradition originale d'expérimentations récurrentes sur le terrain. Depuis 2002, des expérimentations ont été menées lors de chaque élection présidentielle française. Optant pour des modes de scrutin multinominaux et à un seul tour de scrutin, en phase avec les conclusions des théoriciens du vote, ces expérimentations ont étudié le comportement des électeurs face à de nouvelles règles de vote qui leur donnent l'opportunité de se prononcer sur chacun des candidats. On a ainsi pu observer les différents impacts que ce changement pourrait avoir sur notre démocratie électorale.

Les expérimentations sur le terrain se pratiquent dans des conditions similaires à celles du vote officiel. Un bureau expérimental est aménagé à proximité immédiate du bureau de vote officiel et organisé de la même manière - avec des informations envoyées à domicile avant le jour du scrutin, des assesseurs pour tenir le bureau de vote, des bulletins, des enveloppes, des isoloirs et une urne. Les électeurs des bureaux concernés choisissent librement de venir participer ou non à l'expérimentation après leur vote officiel. Le tableau suivant rend compte des différentes initiatives menées depuis 2002.

Synthèse des expérimentations de terrain : Pour chaque année de présidentielle, le tableau précise les communes dans lesquelles les expérimentations se sont déroulées, les modes de scrutins testés, la proportion moyenne des électeurs ayant accepté de participer à l'expérimentation et le nombre de réponses recueillies

Chaque édition a été accueillie avec enthousiasme de la part des électeurs concernés qui se mobilisent largement pour répondre aux chercheurs. Cependant, comme tous les segments de l'électorat ne prennent spontanément pas part à l'expérimentation dans des proportions homogènes, cela crée un biais. Ce biais s'ajoute à la plus ou moins forte représentativité des bureaux de vote expérimentés eux-mêmes. Dans ces conditions, les données obtenues doivent être redressées pour pouvoir extrapoler les résultats à l'échelle nationale.

En outre, pour la première fois en 2022, une expérimentation a été également réalisée en ligne auprès de deux échantillons représentatifs d'électeurs français.

Les règles testées

Sans même s'exprimer sur la désirabilité des propriétés de telles ou telles règles de vote, ces dernières ne peuvent pas être toutes testées sur le terrain par des électeurs qui les découvrent. Les plus simples, à ce titre au moins, peuvent être jugées les meilleures.

De 2007 à 2022, deux modes de scrutin ont été systématiquement testés dans le cadre de l'opération « Voter autrement » :

  • Le vote par approbation permet à chaque électeur d'accorder - ou pas - son vote à chacun des candidats. Un même électeur peut donc voter pour zéro, un, deux, voire tous les candidats. Est élu celui qui rassemble le plus grand nombre de votes.

  • Le vote par note (qu'on appelle aussi parfois le vote par évaluation ou le vote de valeur) revient à attribuer une note à chaque candidat selon une échelle prédéterminée de notes (dans notre cas, sur 6 notes de « 4 » à « -1 »). Est élu celui qui obtient la somme des notes la plus élevée, c'est-à-dire la meilleure note moyenne.

En 2022, nous avons également testé le jugement majoritaire. Les électeurs évaluent chaque candidat en lui associant une mention (dans notre cas, sur 6 mentions de « Très bien » à « A rejeter »). Est élu le candidat qui a la meilleure « mention majoritaire », c'est-à-dire la meilleure mention d'évaluation médiane ; des principes de départage sont appliqués en cas d'ex aequo (voir les sites de Voter autrement ou de Mieuxvoter pour plus de précisions sur le départage).

Bayrou « président » en 2007

Un mode de scrutin permet de transformer les préférences des votants en résultat électoral. Il n'est donc pas étonnant qu'un changement de mode de scrutin puisse modifier le résultat de l'élection.

C'est ce qu'illustre l'expérimentation de 2007 : alors qu'au scrutin officiel Nicolas Sarkozy l'a emporté au second tour contre Ségolène Royal, François Bayrou, candidat centriste éliminé dès le premier tour sortait vainqueur avec le vote par approbation ou avec le vote par note.

Plus généralement, les scrutins alternatifs modifient les résultats relatifs des différents candidats et donc leur classement. On apprend que le scrutin officiel favorise les candidats les plus clivants qui attirent des sentiments forts d'adhésion ou de rejet. A l'inverse, comme en 2012, le vote par approbation ou le vote par note donnent un avantage aux candidats qui bénéficient de l'adhésion du plus grand nombre. C'est pourquoi Jean-Marie Le Pen ou Nicolas Sarkozy en 2007, Marine Le Pen en 2012 et 2017 voient leur classement se détériorer significativement entre le scrutin officiel et ces scrutins expérimentaux. Le graphique ci-dessous présente les classements de différents candidats de la présidentielle 2017 en fonction de différents modes de scrutin par rapport au vote officiel. Les candidats situés en dessous de la droite du classement officiel sont défavorisés par les modes de scrutin multinominaux, tandis que ceux situés au-dessus sont favorisés par ces derniers. Le vote par approbation et le vote par note rétrogradent M. Le Pen entre la 5e et la 7e place alors qu'elle était deuxième au scrutin officiel.

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Comparaison des classements : La ligne bleue retrace le classement des candidats au scrutin officiel. La courbe orange correspond au classement issu du vote par approbation. Les courbes grise et jaune résultent du vote par note, respectivement pour les échelles (-1, 0, 1) et (0,1, 2).

2022 ne fait pas exception

A Strasbourg en 2022, une expérimentation a été menée sur deux bureaux, caractérisés par un fort vote « Mélenchon », dont environ 49 % des électeurs ont accepté de se prêter au jeu de l'expérimentation.

Sans redresser les données et donc sans aucune représentativité nationale, la composition dans l'ordre du podium au vote officiel - Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Yannick Jadot - est largement modifiée par les trois scrutins alternatifs testés qui donnent : Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot, Philippe Poutou. Là encore, le fait de ne pouvoir se prononcer que sur un seul nom se perçoit dans les résultats du mode de scrutin officiel, contrairement au vote par approbation, au vote par note ou au jugement majoritaire.

L'expérimentation conduite parallèlement en ligne avec l'institut Dynata entre le 1er et 10 avril a permis d'interroger deux échantillons représentatifs d'électeurs français. Comme attendu, les choix que les participants ont indiqués pour le scrutin officiel ont coïncidé avec les résultats du premier tour de la présidentielle.

Mais pour la première fois depuis 2002, le vote par note et le vote par approbation ont aussi rendu un podium identique à celui du scrutin officiel - Macron, Le Pen, Mélenchon - attestant de l'importance de ces trois candidats dans l'esprit des votants. En revanche, le jugement majoritaire donne l'ordre : Macron, Mélenchon, Lassalle. M. Le Pen n'arrive alors qu'en 7e position.

Le mode de scrutin façonne le paysage politique

Le mode de scrutin modifie donc massivement la perception de l'importance relative des différents candidats ou partis. En 2012, les résultats de vote par approbation donnaient une importance similaire au Front national et aux Verts (environ 26 % de soutiens dans les deux cas).

Cela contraste avec la lecture que l'on avait du soutien électoral de leurs candidates en regardant les résultats du vote officiel dans lequel elles ont obtenu respectivement 18 % et 2 % des voix du premier tour. Cette différence s'explique facilement : le scrutin uninominal réduit la base électorale de victimes du vote utile (tels Eva Joly en 2012, Benoît Hamon en 2017 ou Valérie Pécresse en 2022) quelle que soient l'adhésion dont ils bénéficient par ailleurs auprès des électeurs.

Non seulement la perception du paysage politique, du positionnement des candidats et de la dynamique des préférences électorales dépendent largement du mode de scrutin, mais cette perception de l'importance des forces politiques transforme aussi la réalité elle-même.

Aux citoyens de s'emparer de ces recherches

Aujourd'hui, la chute brutale des résultats électoraux du Parti socialiste et des Républicains est interprétée comme la fin de ces partis traditionnels : cette analyse de l'issue du scrutin officiel pourrait détourner d'eux les électeurs dans le futur, confirmant de fait le diagnostic initialement posé. Pourtant, les données du vote par approbation ou du vote par note montrent que cette érosion est ancienne, progressive et sans rejet définitif dans l'esprit des électeurs. La rupture n'est en fait pas aussi brusque que le scrutin officiel nous le fait percevoir.

Les travaux de la théorie du choix social et ces expérimentations confirment que le mode de scrutin, quel qu'il soit, ne constitue jamais une méthode neutre ni pour désigner le vainqueur d'une élection, ni pour analyser la vie politique.

Ces recherches nous enseignent qu'il est possible de changer de modes de scrutin. Elles nous montrent en quoi ces modes de scrutin diffèrent, et analysent de façon précise et intuitive leurs propriétés respectives, elles éclairent les opinions et le débat public. Comme le rappelle cette vidéo à partir de la 40ᵉ minute, c'est ensuite aux citoyens de choisir.

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Par Isabelle Lebon, Professeur de Sciences Economiques, directrice adjointe de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, Université de Caen Normandie ; Antoinette Baujard, Professeur de sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-Étienne and Herrade Igersheim, Directrice de recherche CNRS en économie -- Directrice adjointe du Bureau d'Economie Théorique et Appliquée (BETA), Université de Strasbourg.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 2
à écrit le 09/06/2022 à 10:21
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Ma préférence irait plutôt vers un "siège ejectable" si, le dit élue, ne remplissait pas l'espérance de l'électeur!

à écrit le 09/06/2022 à 10:20
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Ma préférence irait plutôt vers un "siège ejectable" si, le dit élue, ne remplissez pas l'espérance de l'électeur!

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