Géographie des passions contrariées

Rupture(s). 1,4 million d’euros. C’est le prix payé par un riche entrepreneur chinois en 2014 pour acquérir un Mastiff Tibétain, l’un des chiens les plus chers au monde. Cette flambée des prix des compagnons canins depuis vingt ans ne se cantonne pas toutefois à l’Empire du milieu, devenant un phénomène mondial. Elle reflète le glissement de l’ « économie du bien-être » vers une « économie de l’attention » et des mouvements paradoxaux qu’elle engendre, jusqu’à faire de la présence des « animaux de support émotionnel » (Emotional Support Animal) l’un des sujets les plus débattus par l’industrie aéronautique là où la sécurité était jusqu’alors prédominante. En creux, que révèle cette géographie des passions contrariées sur l’époque particulière que nous traversons ?
Abdelmalek Alaoui, Chroniqueur.
Abdelmalek Alaoui, Chroniqueur. (Crédits : La Tribune)

Pour les experts, cette ruée sur les animaux de compagnie dans les pays riches est un indice de l'émergence d'une « nouvelle société » dont la première conséquence serait que les « millenials » ont des enfants de plus en plus tard, préférant la compagnie de leurs animaux. De manière emblématique, en Corée du sud, comme le souligne « Le Nouvel Économiste », les propriétaires d'animaux de compagnie ne se considèrent plus comme des « maîtres » ou des « parents », mais comme des « majordomes », au service de leurs boules de poils. En clair, la pyramide s'est inversée, avec à son sommet des animaux de compagnie qui disposent désormais de leurs hôtels, d'une alimentation spécifique ou encore de leur industrie de la mode, avec à leur service des humains dont le lien social s'est profondément altéré au point de bouleverser une hiérarchie millénaire.

De l'« économie du bien-être » à l' « économie du paraître » ?

Cette évolution a de quoi faire peur, car elle déplace le centre de gravité de ce qui fonde les politiques publiques depuis plus d'un siècle. En passant de l'« économie du bien-être » vers l' « économie du paraître », elle-même issue de l' « économie de l'attention », nous bouleversons la manière d'appréhender les échanges au sein de la société. En clair, les réseaux sociaux ont provoqué une rupture importante dans la manière dont nous considérons nos rapports aux autres, privilégiant la manière dont on voudrait être perçu au détriment de nos passions profondes, qui sont donc forcément contrariées.

Pour comprendre les enjeux de ce basculement, rappelons brièvement les fondements de l' « économie du bien-être » et leur impact sur l'organisation et la projection de la société. Comme le résume la chercheuse Antoinette Baujard dans une analyse : « L'économie du bien-être est une théorie économique au service de l'évaluation des situations sociales et de la décision publique. Son étude porte sur les moyens et les critères qui permettent de juger et de comparer la qualité des situations sociales ». Formalisée par les travaux de Pareto puis par ceux d'Arthur Pigou, elle pose un théorème de base incompressible qui voudrait que l'individu serait « seul juge de son bien-être », ce qui conduirait la société à trouver un point d'équilibre optimum qui résulte du bien-être de chaque individu. Pour certains, elle servirait de porte-étendard au capitalisme, mais de manière générale, cette théorie économique a très fortement influencé les politiques publiques du XXe siècle, tout en évoluant de manière importante. Son point culminant est sans conteste l'avènement des économistes comportementaux, à l'instar de Daniel Kahneman, prix Nobel 2002. Ces derniers ont permis aux sciences économiques de ne plus considérer l'individu comme un être forcément rationnel dans ses choix économiques, mais plutôt comme un agent qui fait des choix visant à maximiser son bien-être, en fonction de son histoire personnelle, ses biais, ainsi que son environnement. En bref, il aura fallu près d'un siècle pour que l'économie considère que nous sommes humains, faillibles, et parfois (souvent) irrationnels. Jusqu'à ce que les réseaux sociaux se mêlent de l'affaire en introduisant des biais permanents, issus de la bataille pour capter notre attention.

Humains, faillibles, irrationnels ?

Or, cette évolution est tout sauf anodine. Car c'est précisément à une période charnière que l'irruption des réseaux sociaux est venue bouleverser cet ordonnancement en modifiant de manière significative - et peut-être durable- les « fondamentaux du comportement des gens ». La rupture serait tellement importante que le créateur du « Like » sur Facebook, Justin Rosenstein, est allé jusqu'à affirmer que la stratégie des GAFAM était « structurée pour compromettre la volonté humaine ». Ses effets seraient dévastateurs, poussant certaines figures emblématiques du web à tirer la sonnette d'alarme sur les dépendances générées. Or, conscient du danger, les fondateurs des géants d'internet ont poussé le paradoxe jusqu'à majoritairement scolariser leurs enfants dans la prestigieuse école Waldorf, où est est « appliquée la pédagogie zéro écran, zéro ordinateur, zéro robot ». C'est dire toute la confiance qu'ils accordent à la technologie qui a fait leur fortune.

Pourtant, au niveau sociologique, dès 2010, Michel Ferrary de Skema Business School prévenait sur le risque d'encastrement social engendré par les réseaux sociaux . A juger des évolutions récentes, son avertissement mortifère est resté vain.

Une injonction impérative au bonheur ?

A un niveau supérieur, l'avènement des réseaux sociaux et leur domination progressive sur la vie privée et la vie publique a croisé une autre dynamique, celle de l'injonction au bonheur permanent, qui interdit désormais des états pourtant sains - et parfois nécessaires- pour l'être humain, dont la mélancolie ou la rêverie. Sans ces dernières, peut-être que la plupart des chefs d'œuvre de la littérature ou de la poésie n'auraient jamais vu le jour. Croisé avec les nouveaux diktats de l'apparence démultipliés par la formidable force de cristallisation d'Instagram ou de Facebook, cet impératif catégorique d'être heureux a créé des dynamiques d'uniformisation massives qui poussent désormais chaque année pas moins de 40.000 Iraniennes à effectuer une rhinoplastie, au nom de canons de beauté déterminés par les réseaux sociaux. Peut-être faut-il y voir l'une des dérives les plus marquantes de la prédominance du paraître ? Et si finalement, en moins d'une génération, nous étions passé sans le savoir d'un « héritage d'être » à un « héritage d'avoir » pour paraphraser Raymond Aron. Ajoutons que l'accumulation, comme le « swipe », le tabac, le sucre, le salaire mensuel ou l'héroïne sont par essence addictifs. A l'heure où l'humanité a mis des décennies pour tenter de se débarrasser des avatars de l'addiction, voilà donc qu'elle trouve une fenêtre pour organiser sa contre-révolution.

La contre-révolution de 2019

Car ne nous y trompons pas, c'est bien d'une contre-révolution qu'il s'agit. L'apogée de l'économie du bien-être fut le formidable élan de liberté né à Berkeley et poursuivi par mai 68. Bien que souvent minimisée et régulièrement enterrée, cette « parenthèse enchantée » ouvrit la voie à des prises de consciences majeures et à des évolutions fondamentales en termes de libertés individuelles ou de risque climatique. Or, la contre-révolution de ce début de siècle vise à organiser l'exact contraire du leitmotiv de l'époque qu'était « jouissez sans entraves ». Désormais, le mot d'ordre est devenu : « Soyez heureux et souriant, comme tout le monde ». Comme un symbole de notre manque d'ambition collectif et de la trahison de la promesse tellement belle de la philosophe Hannah Arendt, qui rêvait au début des années 60 d'une société « unie dans la diversité »...

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Commentaire 1
à écrit le 28/10/2019 à 8:58
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"La notion de libre arbitre a été inventée par les classes dirigeantes" NIetzsche. Classes dirigeantes qui déjà se trompaient copieusement à croire qu'elles étaient libres l'étaient quand même plus que les classes productrices soumises à leur emp...

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