Il était temps que la Fed pense aussi à un e-dollar

OPINION. La Réserve fédérale a lancé une réflexion sur une version numérique du dollar, ce qui pose de nombreuses questions, notamment en terme de choix de technologie, d'adoption du public comme moyen de paiement ou de domination monétaire. Par Charles Cuvelliez, Université de Bruxelles, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Jean-Jacques Quisquater, Université de Louvain, Ecole Polytechnique de Louvain et MIT, et Bruno Colmant, Université de Bruxelles.
(Crédits : Reuters)

La Réserve Fédérale US (Fed) a pris son temps : elle est sortie du bois et envisage un dollar numérique (e-dollar) alors que la Chine a lancé son e-yuan et que l'Europe a décidé de son choix technique. La Fed a lancé une consultation sans s'avancer sur la solution technique. Quand on est une monnaie mondiale, cela ne s'improvise pas.

Le e-dollar ne remplacera pas le dollar papier mais corrigera un anachronisme, dit la Fed : ne rien proposer comme cash numérique quand le citoyen américain privilégie les paiements électroniques.

Si une personne A doit payer une personne B, il n'a pas d'autre choix que de recourir à un transfert entre compte en banques, que ce soit un simple virement ou un autre moyen (carte de crédit...) qui se traduira par un « moins » dans un compte bancaire et un « plus » dans un autre. Dans de rares cas, quand A et B se font face à face, ils peuvent se payer en cash papier. Cette facilité et instantanéité, la Fed essaie de l'introduire avec FedNow pour 2023, c'est-à-dire un système qui permettra des paiement instantanés 24/7 mais toujours par virement entre banques. C'est bien mais insuffisant.

Trop d'Américains n'ont pas accès, en effet, à des services bancaires : 7 millions de personnes et 5 % des ménages n'ont pas de compte en banque. 20 % en ont mais l'utilisent très peu : ils ont recours à des transferts de cash, onéreux. Les transferts d'argent entre pays sont également inefficaces et chers. La Fed a évalué qu'un transfert en dollars entre pays implique un surcoût de 5,41 % en moyenne. C'est dû aux taux de changes, aux régimes légaux qui peuvent varier vers le pays de destination, à l'infrastructure en place pour assurer le transfert de l'argent à son point de destination. Mais aussi, pour garder son statut de monnaie mondiale, elle doit proposer un e-dollar et peu importe le risque de dollarisation des économies en difficulté, déjà prégnant : si tout le monde peut avoir un porte-monnaie d'e-dollar, beaucoup dans ces pays ne se feront pas prier.

Les cryptomonnaies n'ont pas rempli leurs promesses

La consultation note que les cryptomonnaies ne sont pas un moyen de paiement mais un instrument de spéculation. Elles rendent le consommateur vulnérable aux pertes, vols et fraude. Les stablecoins sont peut-être plus stables car adossés à des devises du monde réel. Las, ils ne sont utilisés que sur internet pour acheter ou vendre d'autres actifs numériques, pas plus. Et puis, les stablecoins augmentent les risques de concentration de pouvoir dans les mains de ceux qui les proposent (allusion à peine voilée à Facebook et son Libra/Diem).

Bref, il y a une place pour un e-dollar car très sûr : pas besoin de capitaux et d'actifs en garantie de la part d'une banque commerciale. La Fed ne va pas s'en donner à elle-même ! Ce n'est pas très loyal vis-à-vis des banques commerciales qui ont besoin de dépôts de leurs clients pour proposer des crédits vitaux pour l'économie. Il ne manquerait plus que la Fed se mette à proposer des crédits ou l'autorise à l'écosystème qui se créera autour de l'e-dollar.

Et quid de la garantie de la vie privée, à défaut de l'anonymat du cash papier qui ne peut être reconduit (ce serait un beau cadeau au blanchiment d'argent). La Fed résistera-t-elle aux injonctions des différentes agences américaines de jeter un coup d'œil sur les transactions en e-dollar ? Il vaudra mieux alors un e-dollar sous forme de blockchain que de compte ouvert en e-dollar à la Fed.

Le rôle du secteur privé

Ce n'est pourtant pas ce que la Fed envisage : la loi lui interdit d'ouvrir des comptes individuels. Ce serait une expansion inouïe de son rôle dans l'économie et la finance, dit la Fed. Ce sera au secteur privé, dit-elle, de prendre en charge  la distribution des e-dollars et gérer les paiements en e-dollar. Devront-ils supporter les mêmes garanties qu'une banque commerciale ou seront-ils les équivalents numériques des transporteurs de fonds qui alimentent les distributeurs à billet ? La Fed compte sur cet écosystème pour innover, par exemple en associant aux e-dollars des smart contracts, des contrats à exécution automatique avec des paiements initiés en leur sein même. La Fed compte aussi profiter de toutes les infrastructures financières déjà en place pour soutenir son e-dollar.

Les e-dollars pourraient servir de pont technologique entre tous les systèmes de paiement depuis le plus ancien jusqu'au plus récent. On mettrait fin aux incompatibilités entre systèmes de paiements dans lequel on doit rester enfermé au point de parfois demander à sa contrepartie d'y souscrire avant de le payer. C'est pertinent : même si un système de paiement privé comme Apple Pay prend le dessus, un outsider pourrait toujours le menacer grâce à ce pont obligatoire. Les sociétés pourraient innover avec l'e-dollar sans devoir d'abord créer leur propre stablecoin. Les micropaiements sont aussi une cible. Avec des e-dollars, enfin, on ferait parvenir plus rapidement aux citoyens peu bancarisés leurs allocations sociales, les remboursements de taxe (et ces dernières seraient aussi perçues plus vite...). L'e-dollar pourrait rester fonctionnel quand tous les autres moyens de paiement seraient en panne, mais son interconnexion à tous les moyens de paiement sera aussi sa vulnérabilité. C'est autant de points de défaillance.

Aucun impact sur les réserves

Enfin, la Fed s'inquiète pour la bonne transmission et exécution de sa politique monétaire . Aujourd'hui, cette dernière n'a aucun impact sur ses réserves, ce qui est confortable. Qu'en sera-t-il si tout le monde a accès à ses réserves par l'intermédiaire des e-dollars et procède à des arbitrages instantanés.

Il y a une différence entre un e-dollar, un e-euro et un e-yuan : le premier est la monnaie mondiale de référence, le deuxième pourrait prendre sa place et le dernier rêve de cette place. Leur équivalent numérique pourrait renverser ces hiérarchies à condition de faire les bons choix technologiques car tout sera une question d'adoption massive. L'e-dollar ne serait-il qu'un moyen de préserver la prééminence du dollar comme devise primaire de réserve ?

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Pour en savoir plus : Money and Payments: The U.S. Dollar in the Age of Digital Transformation, BOARD OF GOVERNORS OF THE FEDERAL RESERVE SYSTEM, January 2022.

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Commentaires 2
à écrit le 07/02/2022 à 19:00
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J'ai toujours été étonné de votre soutien à la Libra. Alors que vous n'êtes pas un ardent défenseur du libéralisme économique, qu'est-ce qui vous amène à penser que de confier la gestion complète de notre système économique à une entreprise privée co...

à écrit le 07/02/2022 à 12:59
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Surtout après avoir interdit la libre la monnaie de facebook, les ficelles sont grosses et outrancières à l'ère d'internet même.

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