Inversion de la courbe des taux : la courbe de trop

CHRONIQUE. Les courbes sont devenues un médium d'information particulièrement anxiogène : courbes de progression du virus Covid, courbes de réchauffement climatique... Aujourd'hui, c'est au tour de la finance : la courbe de taux inversée aux Etats-Unis anticiperait une récession imminente. Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
(Crédits : Dado Ruvic)

Les courbes ont toujours exercé un pouvoir hypnotique sur nos sens. Il faut dire que nous sommes naturellement équipés pour cela, comme le rappelle le truculent neurophysiologiste Alain Berthoz : « Les architectes sont des criminels ... ils ne connaissent que l'angle droit. Ils ont oublié le plaisir du mouvement, du geste merveilleux de la main qui caresse une vieille rampe d'escalier ... les courbes délicates et les rondeurs sensuelles d'un beau bâtiment... Or les données nouvelles de la psychologie et de la neurophysiologie montrent que notre perception est une action simulée et que le cerveau éprouve du plaisir à évoquer des mouvements naturels. »

Notre inclinaison pour la pratique des courbes n'étonnera ni les économistes (courbe de Phillips), ni les politiques (courbes des sondages), ni les statisticiens (courbe en cloche). Et n'en déplaisent aux platistes, même la planète Terre a tranché pour la forme arrondie plutôt qu'à angle droit. En vérité, il y a quelque chose d'ineffable dans la courbe que l'on ne retrouve nulle part ailleurs, d'ailleurs les mathématiciens n'ont jamais réussi à ranger le rond dans un carré : la fameuse quadrature du cercle est impossible.

Mais depuis quelque temps, la courbe aurait pris un mauvais tournant, son pouvoir expressif ayant été par détourné pour susciter l'effroi, parfois pour la bonne cause. L'exemple le plus connu est peut-être celui du réchauffement climatique, avec ces courbes illustrant la hausse de la température observée au cours des dernières décennies, ou derniers millénaires, ou en fonction des différents scénarios d'émissions de carbone. Un autre exemple tout frais : la crise Covid, nos lendemains confinés étaient alors conditionnés à l'évolution de la courbe des contaminés, avec la fameuse croissance exponentielle tant redoutée.

La courbe malveillante de la finance : la courbe de taux inversée

Les économistes et les investisseurs la redoutent, car elle n'annonce jamais rien de bon : la courbe de taux, inversée. Ni maléfice ni poupée vaudou ne doivent être invoqués. Il ne s'agit pas d'une courbe de taux maraboutée, mais d'une situation où les investisseurs anticipent une politique monétaire tellement restrictive qu'elle serait suivie d'une chute de l'économie : la récession.

On dit que la courbe de taux est inversée lorsque les taux d'intérêt de long terme se retrouvent à des niveaux inférieurs au niveau de court terme, comme aujourd'hui par exemple, avec des taux à 10 ans américains à 3,75 % alors que les taux à 2 ans sont à 4,2 % : l'écart de taux est alors négatif de près de - 0,45 %. Alors que d'ordinaire, on a plutôt l'inverse, c'est-à-dire des taux à 10 ans supérieurs aux taux à 2 ans : l' écart de taux est positif en moyenne proche de + 1 % sur longue période. Et pour cause, l'investisseur n'aime pas l'incertitude, or l'incertitude croît avec l'horizon d'investissement. Ainsi, l'investisseur exigera généralement une prime pour accepter de détenir un actif A plus longtemps qu'un actif B, il exigera donc un taux à 10 ans plus élevé qu'un taux à 2 ans.

Pourtant, on pourrait penser qu'une obligation proposant un rendement garanti pendant 10 ans est préférable à une obligation proposant un rendement garanti pendant seulement 2 ans. Mais non. Imaginez que l'inflation accélère encore des années durant. Comment savoir si le rendement que propose l'obligation à 10 ans sera suffisant pour couvrir la hausse des prix ? Certes, on pourrait dire la même de l'obligation à 2 ans, sauf qu'au bout de 2 ans on pourra toujours en acheter une autre qui proposera potentiellement un rendement plus élevé. Voilà pourquoi l'investisseur exige généralement un supplément d'âme à l'obligation à 10 ans par rapport à l'obligation à 2 ans. Sauf qu'aujourd'hui, ce n'est pas ce qui se produit : le taux à 10 ans est bien inférieur au taux 2 ans.

Aujourd'hui donc, la courbe de taux est inversée, et significativement inversée. D'un point de vue théorique, cela signifie que l'investisseur est prêt à prendre le risque d'un rendement plus faible pour une durée plus longue, mais garanti. En termes d'anticipations, cela signifie que l'investisseur anticipe une forte baisse des taux courts pour les années à venir, de sorte que le rendement cumulé des taux courts anticipés sur la période s'égalise avec celui du taux long, sinon il y aurait une incohérence entre les deux formes d'anticipations, ce que l'on appelle une opportunité d'arbitrage dans jargon du théoricien. Enfin, d'un point de vue empirique, il se trouve effectivement que l'inversion de la courbe des taux a souvent anticipé une récession économique les 6 à 12 mois suivants, comme en témoigne les nombreuses publications à ce sujet (une récente et originale).

En conclusion, il est toutefois possible de nuancer le message très pessimiste qui nous est livré par la courbe de taux inversée. En effet, le pouvoir prédictif de cette courbe a fondu au cours des 15 dernières années, pour une raison bien identifiée : la politique monétaire ultra - accommodante. Très concrètement, lorsque la courbe s'aplatissait voire s'inversait, ce n'était plus dû à l'anticipation d'une politique monétaire restrictive faisant monter les taux 2 ans plus vite que les taux 10 ans. La cause de l'aplatissement, voire de l'inversion de la courbe, était désormais liée à des achats massifs de titres de long terme par la Banque centrale faisant baisser les taux 10 ans alors que les taux 2 ans étaient déjà proches du plancher des vaches (le niveau 0 %).

Ceux qui ont peur de la courbe de taux inversée font donc le pari implicite que la politique monétaire ultra-accommodante est bel et bien terminée. Ceux qui dédramatisent font plutôt le pari que jamais la Banque Centrale ne prendra un tel risque.

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Commentaires 2
à écrit le 27/09/2022 à 8:09
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La courbe de trop, c'était celle des contaminés du covid-19

à écrit le 27/09/2022 à 7:38
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Article clair et bien écrit; le mécanisme est bien expliqué meme pour des profanes; Bravo à l'auteur !

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