« L’allongement de la vie ne peut pas être un projet individuel »

Gabrielle Halpern, philosophe, explique les enjeux collectifs du vieillissement de la population. Devant le risque de ressasser le passé, elle préconise d’entretenir la curiosité.
Gabrielle Halpern, Philosophe
Gabrielle Halpern, Philosophe (Crédits : © LTD / Frederique Touitou)

Alors que les progrès scientifiques et médicaux permettent d'allonger la durée de la vie, il semblerait que nous n'ayons pas vraiment pris conscience de tout ce que cela pourrait changer dans nos vies, nos familles, nos activités, nos sociétés et même notre humanité. Nous luttons contre le temps qui passe et nous repoussons sans cesse la mort, comme pour abolir ou contourner les malédictions divines : en effet, dans la Bible, Dieu condamne les êtres humains au travail et au trépas après qu'ils ont mangé le fruit défendu. Notre rébellion contre la sentence funeste emporte nos destins et l'organisation de nos sociétés, et elle semble justifier le développement de toutes les technologies possibles et de tous les fantasmes transhumanistes.

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Or, l'allongement de la vie ne peut pas être un projet individuel, et malheureusement nous poursuivons cette quête d'années supplémentaires d'une manière qui n'est pas assez réfléchie, anticipée, structurée. En effet, la collectivité doit nécessairement être partie prenante, en transformant radicalement les transports, les logements, l'aménagement des territoires, les lieux de loisir, de culture, de soin et d'apprentissage... Aujourd'hui, l'espace public n'est absolument pas adapté au grand âge. Si les personnes âgées sont condamnées à rester chez elles, les années de vie supplémentaires seront absurdes.

N'est-il pas temps de réfléchir également à l'impact politique que le nombre grandissant de ceux que l'on appelle pudiquement et hypocritement « les seniors » pourrait avoir ? En effet, dans la mythologie grecque, Kronos dévore un à un ses enfants sitôt nés - sauf Zeus ! -, en raison de sa peur de l'avenir et de son angoisse d'être en quelque sorte détrôné... Attention à ne pas reproduire le mythe ! Le poids démographique se joue en défaveur des actifs et ce déséquilibre va s'accroître avec le temps. Il y a un réel risque si le passé prend plus de place que l'avenir ; nous courrons alors le danger d'entretenir un rapport excessif voire malsain au passé, entraînant une forme de concurrence générationnelle, avec des conséquences malheureuses notamment sur le plan démocratique. Ce ne sera plus tant la lutte des classes qui pourrait constituer le clivage de demain que la lutte des âges. Le discours politique peut vite devenir vide de sens s'il cesse, dans une logique électoraliste, de s'adresser à la minorité que sera devenue la jeunesse. Dans de telles conditions, il sera difficile de conjuguer la France au futur et de donner aux citoyens le sens et le goût de l'avenir.

« Si le passé prend plus de place que l'avenir, la lutte des âges, plutôt que la lutte des classes, pourrait constituer le clivage de demain »

Cela va impliquer de la part des personnes âgées de ne pas s'enfermer dans l'intérêt particulier de leur vieillesse, et de la part des jeunes générations d'œuvrer pour que la cité soit à même d'embrasser tous ses citoyens. Les mouroirs que constituent encore trop souvent les maisons de retraite sont à réinventer radicalement pour qu'ils deviennent des lieux de vie, des lieux d'hybridation mêlant les générations, les activités, les secteurs, les usages, du sport à l'art en passant par la cuisine !

Dans l'Antiquité grecque, il y avait une déesse de la Jeunesse, Hébé, qui avait un autel à Athènes autour duquel les foules se pressaient pour lui rendre hommage... Il y avait également un dieu de la Vieillesse, Géras, qui avait, lui aussi, droit à ses louanges. Pour rendre hommage à la vieillesse et non la diaboliser, la craindre ou l'ignorer, encore faudra-t-il la laisser nous transmettre la force de son expérience, au lieu de la mettre à distance ou de la mépriser en la mettant au rebut de nos vies sociale et familiale et surtout du monde professionnel. Mais la vieillesse ne peut pas être seulement le temps de la transmission, elle doit aussi être un temps d'apprentissage. L'un des plus grands penseurs européens, Elias Canetti, rappelait que « la vie est un éternel rétrécissement ». De fait, lorsque l'on est jeune, tout est possible, toutes les portes sont encore ouvertes. À mesure que le temps commet son office, les choix se restreignent et l'on passe progressivement du monde à son pays, puis à sa ville, à son quartier, à son immeuble, à son appartement et à son fauteuil... Il nous faudra apprendre à « jeter son ancre le plus loin possible ». La mère de toutes les valeurs est la curiosité, puisqu'elle entraîne dans son sillage toutes les autres. Il nous faut la cultiver sans cesse. Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui nous augmenteront, mais nous-mêmes en étant curieux de tout ce que nous ne connaissons pas encore.

À l'aune de l'allongement du nombre de nos années, il nous faut, État, collectivités territoriales, entreprises, société civile, collectivement repenser le rôle des aînés pour que la vie ait toujours un sens !

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Commentaires 2
à écrit le 14/04/2024 à 10:37
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Quand on observe que le pouvoir en place tente par tout les moyens de réduire cet "allongement de la vie", on est moins tenté par la curiosité et plus enclin a ressasser le passé : Car..., c'était mieux avant ! ;-)

à écrit le 14/04/2024 à 8:55
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En effet il aurait été plus simple de faire avec la mort plutôt que de la fuir mais un humain qui arrive à se représenter sa vulnérabilité tant a beaucoup moins consommer que celui qui fait comme s'il vivra toujours. Nietzsche disait que la mort aura...

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