L'équilibre en Europe passe par l'alliance franco-polonaise

OPINION. « La France a durement payé ses négligences à l'égard de la Pologne », remarquait Charles de Gaulle en 1919. Officier détaché comme instructeur en Pologne, il donnait à ses collègues une conférence sur « l'Alliance franco-polonaise » par laquelle il entendait montrer l'intérêt que la France avait à assister la Pologne reconstituée qui luttait déjà pour sa survie contre la Russie bolchévique. A l'heure de la redéfinition des rapports de puissance en Europe et des ambitions régionales de la Pologne, un retour au prisme gaullien paraît un choix stratégique rationnel. Par Philippe Fabry, avocat et historien (*).
Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, reçu au Palais de l'Elysée par le président Emmanuel Macron, le 29 août 2022, pour évoquer la situation en Ukraine.
Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, reçu au Palais de l'Elysée par le président Emmanuel Macron, le 29 août 2022, pour évoquer la situation en Ukraine. (Crédits : Présidence de la République)

Le propos du Général de Gaulle était simple et doit évidemment être perçu avec tout le recul nécessaire dans la situation actuelle : la Russie et l'Allemagne sont des alliés naturels, puisqu'ensemble ils peuvent dominer l'Europe centrale, ce qu'aucun ne pourrait faire sans l'autre. Une réalité qui ne s'est pas réellement démentie, jusqu'à la guerre en Ukraine du moins. Et ce faisant, ils marginalisent l'Europe occidentale, et en particulier la France, qui a toujours été la victime de l'entente germano-russe, en particulier en 1871 et en 1940, les pires désastres de l'histoire moderne de notre pays. Mais non pas la première victime : la Pologne, ne disposant pas des murailles naturelles (les Pyrénées, les Alpes, le Jura et les Vosges) de la France, finit au XVIIIe siècle par succomber à la tenaille russo-allemande.

En dépit d'une éclipse séculaire, l'identité du pays est demeurée suffisamment vive pour qu'il renaisse, dans la douleur, au siècle dernier. Elle se manifeste, depuis, par une défense jalouse de sa singularité en Europe, son irascibilité devant toute volonté de lui dicter sa politique interne, cause de nombreuses frictions depuis plusieurs années. Force est de constater que, dans le cadre de ces tensions, la France fait encore trop souvent l'erreur de s'aligner sur les positions allemandes contre le vieil ami polonais.

En effet, il est difficile de ne pas voir, dans le jeu européen actuel, et spécifiquement depuis l'éclatement de la guerre en Ukraine, combien les permanences stratégiques ont pesé et ramené progressivement, durant les trente dernières années, de dangereux déséquilibres contre lesquels nous devrions être prévenus.

Un rapprochement stratégique à opérer...

La chute de l'URSS et la réunification allemande ont ramené un équilibre entre la Russie et l'Allemagne, duquel est sorti un nouveau partenariat : par son accouplement gazier avec la Russie, l'Allemagne a obtenu une profondeur stratégique qui lui a permis d'asseoir sa domination sur l'économie européenne, laquelle a produit une domination des esprits : en France, les élites sont devenues fascinées par les choix stratégiques allemands et n'ont eu de cesse de les imiter, peu important l'inadéquation de ces choix aux spécificités géostratégiques françaises. Par cette imitation malvenue et maladroite de la puissance allemande, les élites françaises ont voulu se convaincre qu'elles gouvernaient encore l'Europe alors que la France y est marginalisée, comme à l'occasion des précédents rapprochements germano-russes.

Le caractère nuisible de ce rapprochement, au-delà du poids disproportionné qu'il a donné à l'Allemagne dans l'économie européenne, et par suite son influence politique hégémonique sur l'Union européenne, s'est manifesté de manière aussi tragique que spectaculaire avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie, laquelle s'imaginait sans doute avoir désormais suffisamment prise sur l'économie allemande par la dépendance au gaz pour provoquer un nouveau partage de l'Europe orientale à son avantage. La manœuvre, outre qu'elle a fait reparaître la guerre sur le sol européen dans une proportion inédite depuis le dernier conflit mondial, a ramené massivement la Russie sur la frontière polonaise, via l'occupation militaire et l'annexion rampante de la Biélorussie par la Russie. Raison pour laquelle la Pologne, déjà menacée avant l'invasion de l'Ukraine par le flux migratoire organisé artificiellement depuis la Biélorussie, considère désormais que le sort de l'Ukraine conditionne sa sécurité immédiate, et a déjà fourni à l'agressé plus de deux cents chars d'origine soviétique. Par la force des évènements, une alliance franco-polonaise s'est aussi dessinée dans l'affaire des chars Léopard II dont l'envoi à l'Ukraine était, jusqu'à peu, bloqué par Berlin du fait de l'obligation d'obtenir une autorisation de réexportation. Un processus largement poussé par la France, que l'Allemagne conditionnait à l'accord de Washington.

L'assainissement des relations au sein de l'Union européenne ne repassera dans les mois et les années qui viennent que par un rééquilibrage des relations de la France dans le sens de sa géostratégie permanente, c'est-à-dire de l'alliance franco-polonaise, seule à même de bâtir, entre la Russie et l'Allemagne, le contrepoids nécessaire à éviter les débordements hégémoniques de l'un et l'autre - même si les modalités de l'hégémonie allemande sont évidemment plus policées que celles de l'impérialisme russe. Et que la première devrait probablement être placée au ban du monde occidental pour de longues années.

La restauration et le renforcement de la relation franco-polonaise est le chemin de la restauration d'un équilibre en Europe. Son premier préalable est une actualisation de l'image de la Pologne, qui demeure trop souvent pour les Français celle d'un pays opprimé d'Europe orientale, régulièrement martyrisé par l'Histoire et qui, s'il attire la sympathie, manque de crédibilité comme allié - sans parler de l'image odieuse du « plombier polonais » héritée des débats sur l'intégration européenne. C'est une vision surannée, qui ne tient compte ni du spectaculaire redressement du pays depuis sa sortie du communisme, ni de ses perspectives de puissance dans l'avenir européen tel qu'il se dessine.

... dans un contexte de montée en puissance stratégique de la Pologne

La Pologne est aujourd'hui le premier partenaire économique de la France en Europe centrale. Avec ses trente-huit millions d'habitants, il s'agit du troisième pays le plus peuplé d'Europe orientale, derrière la Russie et l'Ukraine. Elle a affiché une croissance moyenne de son économie de 4% par an depuis le début des années 2000. Elle est également une puissance militaire en pleine modernisation : elle a ainsi annoncé l'acquisition, auprès de constructeurs sud-coréens et américains, de 1. 000 chars d'assaut, 672 obusiers K9, 48 avions de combat FA-50 et 288 lance-roquettes multiples K239.

Le pays modernise également ses infrastructures par des politiques de grands travaux dont l'ampleur rappelle ceux de la France des Trente glorieuses : l'un des plus impressionnants est le projet Centralny Port Komunikacyjny, qui ambitionne de créer l'un des plus grands aéroports d'Europe centrale, relié par des voies ferroviaires à très grande vitesse vers le reste du continent, le plaçant ainsi au cœur de la très stratégique politique du rail de Bruxelles. Le Centralny Port Komunikacyjny (CPK) doit permettre de créer 300. 000 emplois d'ici 2040 et accroître le PIB d'environ 26 milliards d'euros dans les douze prochaines années. Il permettra de renforcer les échanges Nord-Sud en Europe, ainsi que la mobilité dans une Europe centrale, dont Varsovie, conscient de sa situation géographique, souhaite devenir le cœur. Désormais devenu de facto le hub de la fourniture d'armes occidentales à l'Ukraine, le pays veut conserver son rôle pour les mobilités civiles en Europe centrale, en prenant en considération un futur probable dans lequel Kiev serait largement intégré à l'espace européen - de même, lorsque le régime de Vladimir Poutine sera tombé, que la Biélorussie, vraisemblablement.

L'Europe centrale suit une trajectoire ascendante à surveiller

La Pologne intègre donc son développement économique dans une véritable vision stratégique à long terme qui fait écho au vieux rêve de Fédération Miedzymorze, englobant une communauté géographique de l'espace slave allant des Pays-Baltes à la Crimée et à la Croatie, qui s'incarne d'ores et déjà dans l'Initiative des trois mers. Ce rôle structurant de la Pologne démontre que l'Europe orientale n'est pas destinée à demeurer un agglomérat de petits États servant d'arrière-cour à l'Allemagne ou de souffre-douleurs à la Russie, mais est sur une trajectoire ascendante, qui plus est soutenue par les Etats-Unis qui voient d'un bon œil ce coin enfoncé entre Allemagne et Russie, en un intérêt convergent avec l'intérêt national français, mais aussi et surtout avec l'équilibre de la puissance au sein-même de l'Union européenne, condition de l'existence de cette démocratie des nations que l'Europe entend être.

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(*) Philippe Fabry est l'auteur de  La chute de l'Empire européen, et de « l'Atlas des Guerres à venir » (2017, réédition. 2022).

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Commentaires 2
à écrit le 23/02/2023 à 0:19
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C'est un peu trop tard pour dire que le Polonais sont "vieilles amies". Merci quand même pour cette écriture, mais on a fini de faire confiance aux Français et Françaises.

à écrit le 21/02/2023 à 15:16
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Bravo pour cette analyse. Il est temps que nos dirigeants commencent à percevoir cette vision de choses.

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