L’univers numérique, un univers immatériel ? Vraiment ?

CHRONIQUE. Aujourd’hui, nous avons pris l’habitude de commander au réel avec un simple clic. Et ce petit geste de l’index fait naitre en nous une certitude diffuse : celle que l’univers numérique serait immatériel. Mais cet univers qui dématérialise tout au bout de la chaine est-il lui-même si immatériel qu’il en a l’air – en tout cas qu’il fait tout pour nous en donner la sensation quotidienne ? Par Alain Conrard, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​.
(Crédits : DR)

Aujourd'hui, nous avons pris l'habitude de commander au réel avec un simple clic. Et ce petit geste de l'index fait naitre en nous une certitude diffuse : celle que l'univers numérique serait immatériel, que les technologies digitales auraient progressivement tout dématérialisé au profit de connexions, d'images et d'écrans. Il nourrit aussi un fantasme : celui de la création ex nihilo. Le clic (immatériel) fait apparaitre l'objet commandé (matériel) comme si le monde tangible était le produit presque instantané d'un monde virtuel, dépourvu d'existence concrète. Le cloud est une autre représentation qui vise à manifester l'univers numérique à travers le prisme de l'immatérialité. En effet, quoi de plus impalpable qu'un nuage ?

L'absence de matérialité est d'ailleurs souvent présentée comme l'une des caractéristiques principales de ce système. Tom Goodwin, aujourd'hui EVP et Head of Innovation de Zenith Media, notait en 2015 que « Uber, la plus grande compagnie de taxis au monde, ne possède aucun taxi. Facebook, le média le plus populaire au monde, ne crée aucun contenu. Alibaba, le premier commerçant au monde, n'a pas de stock. Et Airbnb, le plus grand hébergeur au monde, ne possède aucun bien immobilier[1]. »

Bien qu'elles figurent parmi les plus valorisées au monde, ces entreprises sont dépourvues des actifs traditionnels fondés sur le matériel. Elles reposent seulement sur un nouveau modèle, une application et des lignes de code. Leur essor a précisément été rendu possible par cette absence de matérialité encombrante. Alors que dans le précédent modèle le signe de la puissance était l'extrême tangibilité (les bâtiments, les stocks, le concret, le visible, les usines pour l'industrie, les agences pour les banques, par exemple), celle-ci est devenue le plus souvent un handicap : là où la solidité industrielle et financière des entreprises et des groupes était signifiée par le hardware (au sens large), le software (au sens large) règne désormais en maître. La plateforme et son immatérialité auraient triomphé de l'usine. Désormais, moins on est matériel, plus on pèserait lourd.

Mais cet univers qui dématérialise tout au bout de la chaine est-il lui-même si dépourvu de matérialité qu'il en a l'air - en tout cas qu'il fait tout pour nous en donner la sensation quotidienne ?

Un immatériel très matériel

L'univers numérique semble opposer ses caractéristiques à celles, pesantes et palpables, de l'univers « réel » ? Pourtant, ces deux univers ne sont pas sans liens, loin de là. L'immatérialité impacte grandement le palpable : la transformation numérique transforme aussi - c'est le moins qu'on puisse dire - le monde matériel.

Il faut mettre en question la perception de l'univers digital comme synonyme d'immatérialité. Car la croyance spontanée en l'immatérialité du monde numérique repose sur deux erreurs de perception.

D'abord, parce que l'univers digital est tout sauf immatériel. En réalité, il s'agit d'une matérialité que l'on pourrait qualifier de « déplacée » hors du champ de la perception. On est loin de s'être débarrassé de la pesanteur des choses. En effet, cette immatérialité pèse en réalité très lourd. L'univers numérique existe grâce à une titanesque infrastructure technologique à échelle planétaire (câbles transocéaniques, méga-serveurs, data centers, satellites de communication, etc.). Sans cette gigantesque machinerie, l'IA, le big data et la croissance exponentielle des données et de leur traitement ne seraient tout simplement pas possibles. Sans compter les énormes flux financiers d'investissement ou le nombre d'êtres humains, de véhicules et de machines nécessaires pour assurer le bon fonctionnement et l'entretien de ces éléments.

De même pour le e-commerce qui n'est envisageable que grâce à l'existence de centres de distribution et d'entrepôts gigantesques ainsi que par le travail colossal de toute une chaine logistique. Symbole de l'immatérialité pour le consommateur (aucune boutique en dur, et pourtant une livraison dans la journée), Amazon crée chaque année un peu partout dans le monde des centaines de milliers de mètres carrés pour ses entrepôts, par exemple. La « commande en un clic » fait disparaitre toute cette matérialité dans la perception des consommateurs au profit d'une fluidité purement imaginaire.

Ainsi, la « magie » numérique n'existe que par rapport à la capacité des infrastructures d'hébergement. Et celle-ci, toujours nécessairement plus grande, représente une réalité tout ce qu'il y a de plus concrète. Donc, ce qui est perçu comme immatériel est en fait le résultat d'une matérialité devenue presque invisible.

Le digital, un produit de la terre

L'autre erreur de perception est de croire que « l'immatérialité » de l'univers digital ne doit rien au monde réel. Toute cette architecture n'est pas possible sans l'extraction de métaux précieux, de diverses substances ou d'éléments présents dans le sol en plus ou moins grande quantité. Sans terres rares, pas de smartphones, sans extraction du silicium, pas de puces pour les ordinateurs, sans pétrole, pas de plastique pour les coques et les emballages, etc. Tout ce qui forme l'appareillage numérique n'existerait pas sans l'extraction. La révolution numérique est énorme, mais est rendue possible par la nature. Une rue d'une ville, avec ses immeubles, ses voitures, ses différents véhicules, sa chaussée : rien de tout cela ne peut exister sans la nature. C'est de la nature transformée. Il en est de même avec l'univers numérique : loin d'être une réalité immatérielle, c'est un pur produit de la terre.

Il faut souligner ce paradoxe selon lequel le summum de la modernité (c'est-à-dire ce qui est censé arracher les humains à la dépendance des cycles naturels et du rapport à la terre) repose en fait sur l'extraction des sous-sols. De ce point de vue, l'univers numérique est en réalité une émanation du terroir.

Il est donc extrêmement important de prendre conscience de la présence permanente de cette infrastructure technique, humaine et financière qui rend possible l'extrême fluidité de tous nos échanges. Ne serait-ce que pour prendre en compte l'énorme empreinte carbone liée au fonctionnement des lieux de stockage et de traitement, là où leur immatérialité supposée projette l'idée d'une dimension écologique vertueuse. Si c'est immatériel, cela ne saurait faire pression sur l'environnement, n'est-ce pas ? Et pourtant...

Tout ceci plaide encore davantage pour une approche écologique et responsable de l'innovation qui repose aujourd'hui, comme on le sait, presque intégralement sur les technologies numériques. Cette réalité oblige dès aujourd'hui les innovateurs clairvoyants (et obligera sans doute tout le monde dans un proche avenir) à prendre la juste mesure de l'impact des produits ou des services qu'ils décident de mettre sur le marché.

Profiter des bienfaits sans devenir dépendant

L'ampleur prise par l'univers numérique s'appuie sur le fait que la technologie permet d'aller toujours plus large et toujours plus profond. Ainsi, elle intervient chaque jour de façon plus centrale dans nos vies, dans nos économies, dans la gestion d'un nombre vertigineux de questions. L'Intelligence artificielle accélère encore cette pervasivité de la technologie dans toutes les couches de l'existence. Si l'on n'y prend garde, individuellement autant que collectivement, cette multi dimensionnalité peut générer une dépendance aussi pernicieuse que l'addiction au sucre ou aux additifs glissés dans les cigarettes par l'industrie du tabac.

En effet, la facilité de vie apportée par l'univers digital, ainsi que l'immédiateté de la satisfaction des désirs ou des besoins par une accélération généralisée (Uber vs taxis, courses livrées à domicile sans se déplacer, etc.) impacte le quotidien dans le moindre de ses aspects. Dans la mesure où la jouissance pilote la consommation et où par définition on a envie d'aller toujours plus loin, les humains sont devenus le premier gazole, le premier fioul, le premier carburant de cette création de l'immatériel par le matériel.

L'omniprésence de l'univers numérique impacte également le rapport au temps. La question de savoir si le temps gagné à ne pas faire ce que l'univers digital permet d'automatiser est réinvesti par les individus dans des activités ou des occupations valorisantes, intéressantes ou propices à leur développement artistique, physique ou intellectuel reste posée. On gagne du temps, mais à quoi bon si c'est pour n'en rien faire ? Si le temps gagné ne faisait que générer une multitude d'espaces supplémentaires pour la consommation, le bénéfice civilisationnel potentiellement apporté par l'univers numérique s'en trouverait singulièrement amoindri, comme une promesse non tenue.

On peut aussi penser que ne pas « remplir » ce temps gagné est aussi une position intéressante. Ne rien faire de particulier pour utiliser ce temps ou le rentabiliser peut en effet être considéré comme le plus grand luxe à s'offrir aujourd'hui. En effet, plus que jamais dans une période où tout s'accélère, le temps est la valeur absolue : rien ne vaut davantage que lui. Dans une façon d'associer matérialité et immatérialité, le célèbre adage « Time is money » a depuis longtemps cerné ce lien entre valeur et temps.

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Par Alain Conrard, auteur de l'ouvrage "Osons ! Un autre regard sur l'innovation", un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI) (LinkedIn).

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Commentaires 3
à écrit le 08/12/2023 à 12:01
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Dans tout domaine technologique, c'est la dépendance de l'individu qui est à évité car si cela est une innovation, ce n'est pas un progrès ! ;-)

à écrit le 08/12/2023 à 12:00
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Dans tout domaine technologique, c'est la dépendance de l'individu qui est à évité car si cela est une innovation, ne n'est pas un progrès ! ;-)

à écrit le 08/12/2023 à 8:16
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Avec une technologie toujours plus avancée les apparences sont forcément de plus en plus trompeuses, la moitié de notre cerveau leur ai consacré et a un potentiel de plusieurs millions d’années en mémoire interne (pas mal pour parler de l'inconscient...

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