La France, et le « Grand Jeu » indo-pacifique

OPINION. La célèbre expression de « Grand Jeu » est née au 19e siècle de la rivalité des empires russe et britannique, autour du carrefour de l'Asie centrale. Une rivalité comparable, dans son impérium, se développe entre les États-Unis et la Chine, dans toute la zone Asie-Pacifique. La France est impliquée sur cette vaste surface du globe, depuis l'île de la Réunion jusqu'à la Polynésie, en passant par la Nouvelle-Calédonie. Quelles stratégies pour notre pays, les 2 millions de citoyens français impliqués dans ces territoires, et nos 9 millions de km² de zone économique exclusive ? Par Gérard Vespierre (*) président de Strategic Conseils.
Gérard Vespierre.
Gérard Vespierre. (Crédits : Valérie Semensatis)

L'actualité vient opportunément attirer notre attention sur cette partie du monde à travers la tenue du G7 au Japon, à Hiroshima, double symbolique du nucléaire militaire, et de l'importance de la région indo-pacifique. Les pays membres ont voulu élargir les échanges, et les sujets, en conviant en plus du président ukrainien, trois dirigeants d'autres pays majeurs, Brésil, Inde et Indonésie. Les deux derniers appartiennent à cette région du monde, et représentent 1,8 milliard d'habitants à eux seuls...

La zone indo-pacifique se trouve être au centre de l'affrontement économique et technologique entre les États-Unis et la Chine. S'y ajoute la compétition idéologique entre société démocratique et société autoritaire.

La France est présente dans cette partie du monde, et entend s'y maintenir. Mais elle se retrouve face aux nombreux problèmes qui se posent à une puissance moyenne, dès lors qu'elle entend prendre part au « Grand Jeu » de puissances mondiales.

Dans ce contexte, on voit se mettre en place depuis 5 ans dans la région indo-pacifique, échanges et accords qui se sont transformés en alliances ou partenariat. Leur l'objectif principal est de s'opposer au développement de l'influence diplomatique et militaire de la Chine, en défendant les principes d'une région indo-pacifique libre et ouverte, dans le cadre d' un modèle stratégique approprié. Plusieurs modèles diplomatiques sont possibles.

L'alliance ou le partenariat

Nous avons des raisons particulières pour garder en mémoire la création de l'Alliance « Aukus » entre l'Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis, puisque la France y a perdu un contrat de construction de sous-marins pour l'Australie, d'une valeur de 50 milliards de dollars. Nous sommes ici devant la construction d'une alliance militaire et sécuritaire, de haut niveau entre trois pays anglo-saxons, dont l'un, la Grande-Bretagne, n'est d'ailleurs pas directement impliqué dans la zone. Une architecture d'alliance se doit de prendre en compte des caractéristiques culturelles, en plus des éléments géopolitiques. Ce paramètre crée donc une difficulté pour notre pays dans cette zone géographique, où la francophonie a naturellement régressé dans le temps long, avec notre processus de décolonisation en Asie du Sud-Est.

Un autre format de coopération, culturellement moins profond, plus souple a été mis en en place dans la zone indo-pacifique avec le « Quad » entre le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis. Initialement pensé et exprimé par la diplomatie japonaise en 2007, l'accord est formellement né 10 ans plus tard sous le parrainage cette fois-ci américain. La montée en puissance de la Chine au cours de ces 10 ans d'écart a transformé la vision japonaise en nécessité américaine.

Si la France considère cette vision stratégique encore trop impliquante, il s'offre un troisième niveau de relations stratégiques, uniquement bilatéral, les rencontres appelées 2+2.

Les réunions régulières 2+2, base d'une stratégie française

Ces réunions régulières impliquent les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays souhaitant approfondir et amplifier leurs relations. Il s'agit là d'une structure de relation stratégique souple, bien adapté à la pratique diplomatique française, à mettre en œuvre spécifiquement avec chaque pays acceptant ce partenariat privilégié.

 La structure du dialogue approfondi d'État à État, du 2+2, Affaires étrangères/Défense, ouvre alors la porte à l'ouverture du triptyque des 3 atouts français : technologie militaire, technologie industrielle, culture et attrait touristique. Ces trois piliers sont essentiels pour le succès d'une coopération approfondie et s'inscrivant dans la durée. Ils sont stratégiques, et doivent faire l'objet d'une construction volontariste, associant moyens de l'État et des acteurs privés de ces trois secteurs. Ils doivent constituer dans la zone indo-pacifique, et aussi sous d'autres cieux, une vision stratégique et opérationnelle du rayonnement de la France dans le monde.

Pourrait-on discerner dans cette vision structurante des partenaires possibles ?

Regard vers l'Indonésie et la Malaisie

Dans cette région indo-pacifique, nous avons depuis des dizaines d'années établi avec l'Indonésie et la Malaisie d'excellentes relations. Leur position géostratégique au sud de la Mer de Chine méridionale, et leur puissance démographique totale de plus de 300 millions d'habitants renforcent l'attrait d'une relation privilégiée. La France a établi des liens de haut niveau, qui se sont traduits par des relations spécifiques dans le domaine très sensible de la défense. Nous avons donc une excellente base pour proposer un approfondissement de ces relations.

La France a établi des relations diplomatiques avec la Malaisie depuis plus de 65 ans, et y a développé une politique d'investissements, industriels et culturels. Elle pourrait avoir prochainement l'occasion de montrer l'attention réelle qu'elle porte à ses relations avec ce partenaire.

En effet, depuis quelques années, ce pays se débat dans une procédure d'arbitrage, très étonnante, qui s'est déportée au fil des ans, de Londres à Madrid, pour arriver à Paris. Le litige porte sur un enjeu exorbitant de 14,9 milliards de dollars. Ce montant représente plus de 15% du budget national malaisien, et constitue la deuxième plus importante somme jamais octroyée en arbitrage dans le monde.

Le litige est étonnamment localisé à l'intérieur même du territoire malaisien, entre de prétendus héritiers du Sultanat de Sulu et le gouvernement central. Cette situation avait fait l'objet d'un accord en place pendant 50 ans. Une attaque armée lancée depuis ce territoire a conduit le gouvernement à suspendre l'accord financier en place. La procédure d'arbitrage demande la redevance de ces paiements. Elle est tout aussi étonnamment soutenu par des investisseurs londoniens, sans nul doute attirés par un retour sur investissement.

Le gouvernement de Kuala-Lumpur attend cette décision arbitrale avec impatience, le ministre malaisien compétent venant de faire un déplacement à Paris. En arrière-plan de ce litige pointe en effet la question de la souveraineté de la Malaisie sur ce sultanat. L'orientation des décisions prises à Paris laissera une empreinte dans les relations franco-malaisiennes, même si, naturellement, un arbitrage ne relève pas du gouvernement français mais d'une procédure privée. Au-delà de cette situation malaisienne, spécifique, à approfondir, la France doit se soucier d'une présence globale.

Présence diplomatique et militaire

Au cours des 10 dernières années, la Chine a développé une stratégie globale, articulée autour de trois stratégies: influence, diplomatie et activisme militaire. La France se doit donc pour obtenir la visibilité et la voix qu'elle souhaite dans cette région développer une telle stratégie globale à son échelle.

Au-delà du jeu d'influence classique, il faut également faire comprendre à nos partenaires qu'une présence française constitue aussi un rempart contre la progression chinoise. Pour ce qui concerne la diplomatie, il convient d'étendre et d'animer notre représentation diplomatique comme nous le faisons depuis quelques temps au Vanuatu et aux îles Salomon dans le cadre de l'action menée par notre ambassadeur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.

Pour ce qui concerne le volet militaire, la France ne peut faire qu'avec ses moyens limités. Nous disposons dans l'immensité de cette zone d'un déploiement d'environ 7.000 hommes, et d'une petite dizaine de bâtiments de la Marine nationale.

Par contre, la France est militairement visible à travers ses participations aux opérations de liberté de navigation dites FONOPS (Freedom of Navigation Operations) aux exercices navals bilatéraux ou multilatéraux, et à des opérations de visites, telle celle du sous-marin nucléaire d'attaque « Emeraude » en... Australie l'an dernier.... Les intérêts stratégiques se sont ainsi révélés supérieurs aux contrats industriels....

La France dispose donc de tous les moyens d'actions pour conforter sa présence et sa visibilité dans la région indo-pacifique. Il conviendrait d'y développer une stratégie globale et systémique mettant en avant les trois atouts majeurs de notre pays, son savoir-faire militaire, ses technologies industrielles, sa culture et son attrait tourisme.

La structure diplomatique des échanges Affaires étrangères et Défense, dans le cadre bilatéral 2+2 pourrait constituer le creuset d'une telle stratégie. Deux pays amis, l'Indonésie et la Malaisie pourraient prêter une oreille attentive à de telles orientations.

________

(*) Gérard Vespierre, analyste géopolitique, chercheur associé à la FEMO, fondateur du média web Le Monde Décrypté www.lemonde-decrypte.com

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 01/06/2023 à 9:54
Signaler
C'est comme si les pionniers américains s'étaient arrêtés à 100 km de leurs côtes. Cet immobilisme tandis que les nouvelles technologies permettent de générer des ressources économiques juteuses autre que la pêche des océans et mers du monde est inco...

le 01/06/2023 à 14:16
Signaler
Hé hé ! Allez avouez c'est un message en langage codé c'est ça ?

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.