La société ouverte et ses ennemis 2.0 vue à la lumière de Karl Popper

OPINION. Tenant d'une approche libérale, le philosophe Karl Popper (1902-1994) a dans l'un de ses ouvrages majeurs, « La société ouverte et ses ennemis », revisité l'histoire de la philosophie politique. Il reste un précieux recours pour analyser aujourd'hui les mouvements et les acteurs qui remettent en cause les sociétés démocratiques fondées sur le respect des libertés individuelles, le débat rationnel et le progrès scientifique. Par Andreas Bikfalvi, professeur de biologie cellulaire et moléculaire à l’université de Bordeaux.
Karl Popper.
Karl Popper. (Crédits : Wikipédia)

Le livre de Karl Popper « La Société ouverte et ses ennemis » (1) est d'une actualité déconcertante qui doit être le point de départ d'une nouvelle réflexion concernant les attaques menées par divers courants de pensée et courants politiques envers nos sociétés démocratiques issues des idées des Lumières. Si les idées popperiennes sont d'actualité, il faut néanmoins réviser leur contenu pour le mettre en phase avec notre situation contemporaine. Concernant les ennemis qui tentent de détruire les sociétés démocratiques, j'effectuerai ici un inventaire non-exhaustif qui, néanmoins, permettra de compléter et d'actualiser la critique popperienne. Les ennemis sont multi-morphiques venant de divers courants philosophiques, sociologiques et politiques. Il y a également des dispositifs d'amplification représentés entre autres par les réseaux sociaux. Les effecteurs de renforcement sont à trouver dans le domaine de la psychologie sociale et ont été mis en évidence dans le cadre de divers concepts : Le « concept creep » formulé par Haslam, le « Motte et Bailey » et la contamination psychogène (2).

Remise en cause des notions de vérité et de justice

Ces ennemis ont diverses choses en commun. Ils font fi des faits et des vérités factuelles, construisent des pseudo-réalités et des mythes. La subversion et la volonté de puissance constituent leur fond de commerce. La notion de la vérité et de la justice est sans contenu pour eux et si contenu il y a, il est rempli de distorsions et de mythes.

En 1932, le grand critique littéraire allemand Ernst Robert Curtius, a écrit un texte intitulé « Deutscher Geist in Gefahr », (3) pour attaquer le relativisme et l'état anarchique de l'intelligentsia européenne.  Dans ce texte, Curtius, argumente que la société allemande a tourné le dos au savoir, s'est plongée dans l'irrationalité, a commencé à détruire la culture et a nié la valeur de la raison. En 1927, Julien Benda (4) avait déjà anticipé cela, parlant dans son beau livre de la trahison des clercs, clercs signifiant tous les universitaires, intellectuels, journalistes etc. , donc tout ceux qui ne participent pas à la production des biens matériels. Mais Benda dans son temps attaquait les clercs de l'ordre qui ne voyaient dans la démocratie que du désordre et qu'il fallait donc abattre. Cependant, il faudrait maintenant élargir et y inclure la trahison des clercs du désordre, car les clercs de l'ordre et du désordre nient la valeur de la vérité et de la justice.

Le philosophe analytique Kevin Mulligan, dans la ligne de Robert Musil, auteur du roman « L'homme sans qualités », parle de « folie ou de stupidité cognitive » et de « vice cognitif » (5). Il écrit: « Benda a en effet noté que la trahison des clercs dans les 50 années précédant 1927 n'était pas une simple mode qui serait suivie d'un mouvement contraire. L'attaque du postmodernisme sur la création des valeurs de vérité et du savoir est la descendante directe de la tradition de la pensée analysée par Benda et Musil. Une conséquence de la caractérisation de la bêtise proposée ici est que le postmodernisme est insensé et que les postmodernistes, s'ils sont sincères, doivent, dans cette mesure, être stupides. »

Ennemis intérieurs et extérieurs

Les ennemis des sociétés ouvertes se trouvent à l'extérieur et à l'intérieur. Les ennemis extérieurs sont représentés par des systèmes politiques autocratiques et politico-religieux théocratiques. La Russie poutinienne est l'exemple même d'un système autocratique fascistoïde qui tente de déstabiliser les sociétés ouvertes sur un plan international en initiant des guerres et conflits basés sur une lecture mythologique des faits historiques, et en menant des guerres hybrides (cyber, etc.). L'attaque politico-religieuse vient de l'Iran, système théocratique par excellence, dont les exactions contre son peuple sont légion, ainsi que de diverses officines du djihadisme sunnite. Les ennemis internes sont représentés par les idéologies post-marxistes comme le wokisme, le décolonialisme, la justice sociale critique, etc., instrumentalisés par les mouvements politiques d'extrême gauche qui en ont fait leur pain béni. L'extrême droite et les mouvements néofascistes sont également de retour comme celui du nationalisme chrétien aux Etats-Unis proche du trumpisme et MAGA (« Make America Great Again »... L'autre ennemi interne est représenté par les fondamentalismes religieux de type « Frères musulmans », et divers autres mouvements (djihadisme, salafisme, etc.). L'alliance « contre-nature » entre fondamentalisme religieux, extrême gauche et wokisme atteste l'extension de la folie et du vice cognitif. Les ennemis extérieurs utilisent les distensions et les agissements des ennemis internes pour fracturer et déstabiliser encore plus les démocraties.

L'opportunisme politique ou institutionnel, l'emprise idéologique, la naïveté, la bien-pensance, l'absence de véritables connaissances historiques et philosophiques, et l'absence de courage (et ceci jusqu'au plus haut niveau de gouvernance) sont des facilitateurs de la diffusion idéologique des idées nocives et corrosives de ces traîtres de la raison.

Les sociétés démocratiques doivent retrouver leur sens (d'où venons-nous ?, vers où allons-nous?, etc.) et avoir le courage d'affirmer les valeurs qui sont les nôtres. Ceci passe par un examen de nos propres institutions comme les institutions gouvernantes, les universités, les instituts de recherche, l'éducation nationale, etc., et par un renforcement de notre propre système immunitaire contre les folies et les vices cognitifs qui visent la destruction de notre héritage culturel et de nos démocraties.

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(1) Popper, K., La Société ouverte et ses ennemis, éd. Seuil, coll. Points Essais (2 volumes)

(2) Bikfalvi, A. The Notion of Truth in Sciences and Medicine, Why it Matters and Why We Must Defend It.

« Concept creep » : Cette dérive conceptuelle concerne l'extension de la signification de concepts socialement importants liés aux préjudices. Les concepts étendus de préjudice problématisent un comportement auparavant toléré et reflètent une sensibilité croissante à la souffrance et à l'injustice.

« Motte et Bailey » : Utilisé par les militants pour égarer des personnes bien intentionnées. Une idée est utilisée comme appât et détournée de son sens initial. Cela est lié dans une certaine mesure au « concept creep ».

Contamination psychogène :  La contamination psychogène classique peut conduire à une épidémie psychogène, où des symptômes neurologiques ou d'autres symptômes pathologiques peuvent apparaître. A défaut, cela peut aussi entrainer des mouvements de masse et la chasse aux sorcières (voir :  Procès des sorcières de Salem).

(3) Curtius R. (1932) Deutscher Geist in Gefahr. Stuttgart, Berlin: Deutsche Verlags-Ansta

(4) Benda J. (1975) (1927) La Trahison des clercs. Paris: Grasset.

(5) Mulligan K. Anatomies of Foolishness 1927-1937. Särtryck ur: Årsbok 2014 KVHAA, Stockholm 2014.

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Commentaire 1
à écrit le 05/04/2024 à 8:40
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Le premier des dangers de l'humanité c'est la bêtise. "La conscience est ce qui est apparu en dernier chez l'homme et donc ce qu'il a de moins abouti" Nietzsche

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