Que penser de la proposition européenne sur la déforestation importée  ?

OPINION. Le projet de la Commission Européenne pour contrer la déforestation associée à certains produits agricoles importés a été dévoilé le 17 novembre. Un tiers de la déforestation mondiale est liée au commerce international, et l'Union Européenne (plus le Royaume Uni) aurait une « empreinte » annuelle d'environ 200.000 hectares, soit 16% de la déforestation liée aux échanges mondiaux, selon le WWF. Par Alain Karsenty, socio-économiste au Cirad
(Crédits : Atlanbois)

La proposition de la Commission prévoit qu'avant de mettre un produit sur le marché européen, chaque entreprise soit tenue de garantir qu'il n'est pas lié à un territoire ayant été déboisé après le 31 décembre 2020, en géolocalisant les parcelles d'où il provient et en mettant en place un système de traçabilité. Les produits concernés sont l'huile de palme, le soja, le cacao, le café, la viande de bœuf et le bois. Étonnamment, le caoutchouc naturel issu des hévéas n'est pas concerné alors qu'il constitue l'un des moteurs de la déforestation, même s'il n'est pas le plus important.

La pierre angulaire de ce projet est l'obligation de « diligence raisonnée » faite aux importateurs, c'est-à-dire l'ensemble des vérifications que ceux-ci doivent réaliser pour s'assurer de l'origine du produit à importer, de sa légalité et des conditions de sa production, réduisant ainsi le risque de commercialiser des produits impliqués dans la déforestation.

Une large « amnistie » de la déforestation récente

Un des principaux éléments de ce projet de règlement est la mention d'une date de « prescription » de la déforestation fixée au 31/12/2020. Concrètement, cela signifie que si la conversion de l'espace forestier a eu lieu avant cette date, les productions ne sont pas considérées comme étant impliquées dans de la déforestation. La date de fin 2020 est plus qu'un compromis, c'est le « haut » d'une fourchette évoquée par la Commission européenne (« entre 2015 et 2020 ») il y a quelques mois. Le Parlement Européen avait voté en 2020 une résolution qui conseillait que la date de 2015 soit retenue. La date proposée par la Commission est clairement un geste envers les industriels importateurs (et les pays producteurs) qui demandaient  l'adoption de la date la plus rapprochée. Et cela « amnistie » beaucoup de déforestation récente au sein de pays gros producteurs, comme le Brésil, alors que des pays à faible déforestation qui, comme le Gabon, souhaitent développer leur agriculture maintenant, feront remarquer qu'ils s'en trouvent plus pénalisés.

L'épineuse question de la déforestation légale

L'autre point important est l'adoption de la définition des forêts de la FAO, soit 10% de couvert arboré (sans palmiers à huile, par exemple) sur une surface minimale de 0,5 hectares. Cependant, beaucoup de pays ont retenu un seuil minimal de 30% de couvert arboré pour définir les forêts, c'est-à-dire une acception plus restreinte de la forêt. En fixant un seuil à 10% pour définir les produits zéro déforestation, des productions jugées légales dans le pays d'origine (dont la conversion a pu concerner un écosystème à, par exemple, 20% de couvert) seront inacceptables par l'UE, et, en principe, ne pourront pas être importées. Ce qui va créer de fortes tensions commerciales et possibles mesures de représailles (on peut penser aux ventes d'Airbus). L'idée de n'avoir qu'une seule définition de la forêt pour tous les pays (soit la même pour le Gabon, pays de forêts denses, et le Burkina, pays de forêts sèches et claires) et tous les biomes, pose un problème de réalisme. Il faudrait examiner les choses au cas par cas, et même biome par biome, certains pays abritant plusieurs biomes forestiers. Sans doute, pour aller dans ce sens, vaudrait-il mieux que l'UE s'appuie sur des certifications indépendantes à l'instar de la Rainforest Alliance  pour le cacao, ou le Round Table for Sustainable Palm Oil (RSPO) pour le palmier à huile, qui ont adopté récemment des critères « zéro déforestation ».

Par ailleurs, et a contrario, le fait d'adopter un seuil unique de 10% de couverture arborée pour définir la forêt risque de laisser passer la conversion en champs de soja de nombreuses parties de savanes boisées, comme le Cerrado brésilien. En effet, ces savanes riches en biodiversité et avec de fortes quantités de carbone dans leurs sols sont souvent en dessous du seuil de 10% de couvert arboré. La Commission Européenne annonce qu'elle envisagera sans doute d'étendre son Règlement aux autres écosystèmes naturels, dans un second temps. Il faut cependant noter qu'adopter une mesure générale « pas de conversion d'écosystèmes naturels » (laquelle viserait essentiellement à protéger les cerrados brésiliens) irait à l'encontre des orientations proposées par l'Initiative pour les Forêts d'Afrique Centrale (CAFI), coalition de bailleurs dont la Commission Européenne est partie prenante, pour que les grandes cultures (de palmier à huile notamment) soient développées dans les savanes (donc des écosystèmes naturels comme les cerrados). Car, s'il existe au Brésil d'immenses surfaces de pâturages dégradés et abandonnées qui pourraient être réhabilitées pour accueillir de nouvelles cultures ou plantations, ce n'est pratiquement pas le cas dans le Bassin du Congo. La prise en compte du contexte sera donc déterminante pour prendre des décisions pertinente et éviter les effets pervers. Or s'il semble difficile qu'une machine bureaucratique comme la CE puisse « faire dans la dentelle » en tenant compte finement du contexte, il est permis de penser que les certifications indépendantes répondant à un cahier des charges précis de l'autorité publique, le feront.

Les importations de bois tropical menacées

Pour les bois tropicaux, une menace assez inattendue apparait avec la mention de la « dégradation » des forêts, en plus de la déforestation. Cette prise en compte de la dégradation semble résulter de l'écoute d'un lobby d'ONG militant contre l'exploitation forestière. La définition de la dégradation est assez floue : le projet européen indique que la dégradation signifie des opérations d'exploitation forestière « qui ne sont pas durables » (sustainable), tandis que le paragraphe suivant énonce que la durabilité de l'exploitation forestière correspond à... l'absence de dégradation (des forêts primaires). Cela ressemble fort à une référence circulaire.

Éviter la dégradation suppose, selon certaines définitions, conserver la composition initiale des essences, la structure d'âge ou le taux de répartition d'un peuplement forestier. Toutes choses qui sont modifiées par une exploitation sélective, même maîtrisée et certifiée (sans compter les émissions de CO2 liées aux routes, aux récoltes et aux dégâts liés à l'exploitation). Le projet de la Commission précise que les opérations forestières ne doivent pas entrainer « de perte de la productivité biologique ou économique », ni porter atteinte « à la complexité des écosystèmes ». Ces critères seront difficiles à interpréter et peu d'exploitations pourront se targuer de les remplir entièrement.

C'est dont une épée de Damoclès qui pèse sur les bois tropicaux, puisque ce sont eux qui sont explicitement concernés par cette mention de la dégradation dans le projet de Règlement. La Commission ne remet pas en cause le Règlement Bois de l'Union Européenne (RBUE) de 2013 qui vise à sanctionner les importateurs qui mettraient sur le marché européen des bois exploités illégalement. Cela suggère qu'il n'y aura pas, à court terme, arrêt des importations de bois tropicaux, mais des ONG pourront remettre le sujet sur la table à tout moment et demander à l'UE d'être cohérente vis-à-vis de son critère de non-dégradation. On peut penser que l'importation de bois issu de forêts considérées comme « primaires » (faiblement perturbées par des activités humaines) va être rapidement mise en cause, ce qui posera problème à de nombreux forestiers au Gabon, au Congo et au Cameroun, même ceux certifiés par des labels exigeants comme le FSC (Forest Stewardship Council).

Pénalisation collective ?

Enfin, un benchmarking (analyse comparative) des pays sera réalisé pour proportionner le niveau de diligence raisonnée en fonction du risque-pays. Les critères de la comparaison devraient être les taux de déforestation, les tendances de production pour les commodités à risque de déforestation, les politiques nationales, la qualité de la gouvernance, etc. Si cette approche a sa logique, elle risque néanmoins de décourager les importateurs voulant s'approvisionner dans des pays comme le Cameroun, le Cambodge ou la République Démocratique du Congo, vu l'effort qu'ils auront à fournir en termes de garanties. En ne voulant pas faire confiance à des certifications « zéro déforestation » pour déclarer le produit « risque négligeable », la Commission pénalisera les producteurs « propres » dans des contextes de « gouvernance difficile ». Une pénalisation collective, en quelque sorte.

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Commentaires 2
à écrit le 07/12/2021 à 9:57
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Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Interdire l'exportation du bois serait déjà une bonne chose!

à écrit le 07/12/2021 à 9:43
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Merci. Une bonne grosse usine à gaz inutile et couteuse comme le sait si bien faire notre UE lui permettant de caser sa nombreuse filiale d'emploi fictifs aux salaires à 5 chiffres tandis qu'il y a de fortes chances, comme à chaque fois, que le remèd...

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