Repenser la mobilité, les transports, l'économie et le travail face à la crise du Covid-19

OPINION. Pour endiguer la propagation du Covid-19, les déplacements sont réduits au strict minimum et le seront encore probablement pour plusieurs mois. L’économie en est bien sûr bouleversée : toutes les entreprises ou presque se sont soudainement retrouvées privées de leur mobilité. Des alternatives digitales comme la visioconférence et le télétravail prennent le relais et se montrent globalement efficaces, mais ne suffisent pas à remplacer le « face à face ». Cette crise nous invite ainsi à repenser notre façon de nous déplacer pour concilier mobilité et responsabilité sanitaire et écologique. Par Charles Cabillic, entrepreneur, fondateur du groupe W3.
Si cette pandémie a mis à mal notre économie aujourd'hui et va sans doute nous faire encore souffrir pendant quelques temps avec le risque d'une importante récession, à long terme elle aura peut-être des effets bénéfiques.
Si cette pandémie a mis à mal notre économie aujourd'hui et va sans doute nous faire encore souffrir pendant quelques temps avec le risque d'une importante récession, à long terme elle aura peut-être des effets bénéfiques. (Crédits : Reuters)

Pour tenter d'endiguer la propagation de la pandémie de Covid-19, les déplacements de chacun sont réduits au strict minimum depuis plusieurs semaines et le seront encore probablement pour plusieurs mois. L'économie en est bien sûr bouleversée : toutes les entreprises ou presque se sont soudainement retrouvées privées de leur mobilité. Des alternatives digitales comme la visioconférence et le télétravail prennent le relais et se montrent globalement efficaces. Cette crise a donné un vrai coup d'accélérateur au télétravail et l'on voit mal comment la donne pourrait désormais changer : certaines habitudes prises vont perdurer.

Mais le confinement a aussi démontré l'importance de la communication physique, « en face à face » : pour des exigences familiales (mariage, décès, réconfort de nos parents...), ou des rendez-vous professionnels à fort enjeu (conception et lancement de nouveaux projets, négociations, rencontre avec des prospects, visite d'unités de production, signature de contrats importants...), le contact humain, et donc les déplacements, restent essentiels.

Comment concilier cette mobilité avec la nécessité de limiter les contacts pour endiguer de nouveaux risques d'épidémie ? Comment faire coïncider les déplacements avec l'enjeu de la transition écologique, à une époque où le secteur du transport est montré du doigt pour son impact environnemental ? Depuis de nombreux mois, ces questions sont au centre des débats et la crise sanitaire que nous traversons va nous obliger à traiter ces sujets : notre façon de nous déplacer est-elle adaptée ? Tous nos déplacements sont-ils vraiment indispensables ? Les logiques de polarisation des activités économiques et de délocalisation des chaînes de production d'industries stratégiques sont-elles toujours acceptables ?

Le moment est sans doute venu de faire évoluer la façon dont nous envisageons nos déplacements et plus encore, notre modèle de fonctionnement économique.

Nous ne reviendrons pas « à la normale »...

À court terme, selon le M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology), dans un article publié fin mars 2020 et intitulé « We're not going back to normal », la distance sociale imposée pendant la pandémie va durer bien plus que quelques semaines. Tant que le vaccin ne sera pas disponible (ce qui devrait prendre d'après l'article 18 mois), l'institut américain pense que nous devrons alterner entre des périodes de confinement total et de déconfinement partiel, pour éviter que l'épidémie ne devienne plus mortelle qu'elle ne l'est déjà. Cette analyse est corroborée par plusieurs autres études, réalisées notamment par des chercheurs de Harvard ou par l'Imperial College of London qui propose, dans un rapport, un retour au confinement quand les admissions en réanimation dépassent un certain seuil. Il pourrait donc y avoir plusieurs vagues de confinement. Le virus n'a pas seulement montré les limites d'un système, il a aussi permis de démontrer que des alternatives efficaces étaient possibles. À long terme, nous ne reviendrons probablement jamais à une situation similaire à « l'avant Covid-19 ». L'article du M.I.T. abonde en ce sens en analysant comment le Covid-19 va modifier durablement notre mode de vie.

... et c'est peut-être une chance

Dans son numéro du 7 mars, le journal The Economist rappelle l'exemple de la grève du métro londonien en 2014. Les habitants de la capitale britannique avaient alors été forcés de repenser leurs trajets domicile-travail. Des chercheurs des universités d'Oxford et de Cambridge avaient analysé que, même après la reprise du trafic normal, 5% des passagers avaient conservé leurs nouveaux itinéraires et modes de transport. Dans la même veine, la crise que nous traversons pourrait accélérer des tendances déjà présentes dans l'organisation du travail au sein des entreprises. Pour nombre d'entre elles, la crise pourrait ainsi ancrer le télétravail en lieu et place du vieux triptyque « métro-boulot-dodo » et de la multiplication des voyages d'affaires, de plus en plus coûteux (1.000 milliards de dollars par an).

De la généralisation récente du télétravail n'a pas découlé une baisse significative de la productivité, bien au contraire. De nombreuses réunions pourront être durablement réalisées à distance via des systèmes de visioconférence de plus en plus performants, ne nécessitant donc aucun déplacement. L'hebdomadaire britannique souligne également qu'une enquête menée auprès de 600.000 employés d'une entreprise de fourniture de données avait révélé que 40% des salariés jugeaient que venir au bureau les empêchait de travailler de façon efficace : heures perdues dans les transports, stress, fatigue accumulée... Et si le personnel est plus productif chez lui pour certaines activités, le besoin de surface de bureau pourrait diminuer progressivement au profit du « home-office ». Cela impliquera probablement la remise en cause des principaux fondements du droit du travail français : mesure de temps de travail, relations hiérarchiques, responsabilité de l'employeur durant les heures de travail, mesure de la productivité...

Dans un article accordé au Monde, Frédéric Keck, directeur de recherche au CNRS et directeur du Laboratoire d'anthropologie sociale, déclare que « l'émergence de maladies infectieuses transmises par les animaux sous l'effet de changements anthropiques » était inéluctable du fait de ce mode de fonctionnement économique. Nous devons ainsi envisager l'idée que le Covid-19 ne sera pas le dernier virus à nous mettre dans une telle situation, il y en aura d'autres. Pour éviter la répétition d'une telle crise et la propagation rapide d'épidémies, la réduction des contacts est une des solutions privilégiées par les États. Il semble donc souhaitable que nous privilégiions le plus possible le « non-déplacement », en limitant les transports qu'aux seuls déplacements ayant un enjeu réel.

Cependant, si le confinement a démontré l'efficacité de la visio, il a aussi montré qu'elle était inadaptée dans certaines situations... Difficile en effet de négocier un contrat important, visiter un site de production, nouer une relation nouvelle avec un prospect, rencontrer un acteur-clé, avancer de façon décisive sur un nouveau projet, gérer une entreprise multi-sites... en étant tenu à résidence. Dans le monde professionnel comme dans la vie quotidienne, nous avons besoin de nous rencontrer pour créer du lien. Selon une étude Statista de juillet 2018, près d'un voyageur d'affaires français sur deux (46%) juge les déplacements professionnels absolument décisifs : « sans voyage pas de business possible »*. 84% considèrent ces déplacements comme « très productifs ». Si l'on peut s'interroger sur la pertinence de certains déplacements professionnels, tous ne peuvent effectivement pas être supprimés. Beaucoup d'entreprises pendant la crise souffrent de cette privation de mobilité. Certaines ont même vu leur activité s'arrêter à cause d'elle. Des solutions doivent être trouvées pour permettre aux personnes de se déplacer sans compromettre l'environnement sanitaire.

Le « non-déplacement » doit être la règle pour permettre l'émergence d'une aviation « responsable »

La crise du Covid-19 a sans doute sonné le glas du transport de masse, déjà fortement critiqué ces dernières années pour son impact environnemental. Dans le contexte sanitaire actuel, celui-ci ne pourra pas continuer comme avant. Les moyens de transport traditionnels que nous avions l'habitude d'emprunter apparaissent aujourd'hui comme des vecteurs de propagation d'épidémies et le principe même de lignes régulières, quotidiennes, pour des déplacements non essentiels, semble déjà presque obsolète. Comment adapter demain tous ces modes de transport de grande capacité, dont notamment les trains et avions de ligne ?

La réduction des déplacements du fait du confinement n'a ainsi pas que des effets négatifs. En Chine, la concentration de particules fines a baissé de 20 % à 30 % ce qui a vraisemblablement épargné un nombre de vies plus important que le coronavirus n'en a coûté : la pollution atmosphérique en Chine est responsable d'une surmortalité annuelle de 1,1 million de personnes, selon les estimations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Outre démontrer à nouveau le lien puissant unissant l'environnement et la santé publique, cela prouve que nous devons radicalement repenser nos moyens de transport pour que nous puissions les utiliser sans risquer de mettre notre santé et celle de la planète en danger.

La première chose que nous devons revoir concernant nos déplacements est leur fréquence. Nous devons désormais nous poser systématiquement la question de leur pertinence. Sont-ils vraiment indispensables ? L'enjeu du déplacement est-il assez fort ?

Ceci nous impose de revoir la façon dont nous avons mis en place notre système de transports. Dans un monde où le déplacement ne serait plus aussi régulier mais ponctuel, les services proposés devront être beaucoup plus basés sur un modèle « on demand ». Les lignes régulières planifiées souvent un an à l'avance, sont peu flexibles et inadaptées au désenclavement de tous les territoires (que ce soit en train ou en avion). Nous devons sans doute effectuer une transition du transport régulier de masse, vers un transport plus individualisé, plus adapté aux exigences actuelles, et rendu possible par l'avènement des plateformes digitales et des moyens de transport légers (avions électriques, drones avec passagers, voitures électriques autonomes...).

Si l'on prend l'exemple du secteur aérien, très critiqué ces derniers mois, avec notamment l'émergence du mouvement « flygskam », cela signifierait une transition de l'aviation commerciale traditionnelle vers un modèle plus proche de celui actuellement opéré par l'aviation privée. L'aviation légère pourrait répondre rapidement aux nouvelles exigences de transport que nous venons d'évoquer, les infrastructures aéroportuaires existant déjà partout en France.

Le transport aérien doit être un atout pour l'écologie

Cela fait sens, aussi bien sur le plan sanitaire qu'écologique si on inscrit cette transition dans une logique de voyages ponctuels et uniquement dédiés à des déplacements à fort enjeu économique. En effet, les appareils aujourd'hui utilisés par l'aviation légère dégagent beaucoup moins de gaz à effet de serre que les gros porteurs, et l'arrivée d'avions électriques légers va accroître significativement cette différence. En réduisant le nombre de vols et en utilisant ce type d'avions légers on limite le risque épidémique (moins de personnes dans l'avion, pas de concentration de personnes à l'embarquement, répartition du trafic sur 400 aérodromes français au lieu des 25 aujourd'hui desservis par les grandes compagnies) et on réduit l'empreinte carbone du secteur aérien. Cette idée de faire de l'aviation légère le mode de transport privilégié de ce nouveau système s'appuie notamment sur le rapport du Sénat paru le 3 octobre dernier : « Contribution du transport aérien au désenclavement et à la cohésion des territoires », qui considère que la transition écologique et le développement de l'aérien sont tout sauf incompatibles.

L'aviation régionale peut dès maintenant utiliser prioritairement des avions à turbopropulseurs plus économes en kérosène de 30 % à 50% par rapport aux « jets ». Le rapport indique également que ce type d'aviation est « le laboratoire idéal pour le développement d'une filière biocarburant créatrice d'emplois locaux et l'expérimentation des solutions hybrides et décarbonées de demain ». L'avènement de l'aviation hybride et électrique n'est ainsi plus une utopie aujourd'hui, et elle passera d'abord principalement par l'aviation légère. De nombreuses entreprises ont commencé à développer des avions dont l'objectif est le « zéro émission » : la startup américaine Ampaire a d'ailleurs fait voler en juin son avion hybride électrique, un Cessna 337 modifié, et prévoit de commencer à le commercialiser en 2021. L'entreprise magniX.aero se spécialise quant à elle dans la transformation d'avions existants en avions 100% électriques. Au dernier salon du Bourget, c'est la startup israélienne Eviation Aircraft qui présentait « Alice », un prototype d'avion de 9 places exclusivement électrique qui pourrait rapidement devenir une alternative pour les trajets moyens de 500 à 1.000 km dont la certification est prévue en 2021.

D'ici quelques années, l'aviation légère sera ainsi probablement le moyen de transport le plus propre au monde, grâce à ces appareils à faible émission, et à des trajets en ligne droite sans correspondance, peu sujet à des ralentissements liés aux routes embouteillées.

Re-localiser nos industries était un sujet politique jusqu'alors, le coronavirus en a fait une obligation !

Emmanuel Macron a récemment parlé de la re-localisation d'industries stratégiques, telles que la production de médicaments par exemple, sur le territoire français. Cela a pour but de pouvoir à l'avenir pallier une éventuelle défaillance de nos partenaires commerciaux comme ce fut le cas ces dernières semaines avec la Chine, lieu de production de beaucoup de produits stratégiques consommés en France.

Cette crise n'a fait que révéler un problème latent : depuis les années 80, les chaînes de production et d'approvisionnement sont extrêmement globalisées, créant une dépendance forte envers plusieurs fournisseurs. La mondialisation n'est pas une mauvaise chose en soi mais réalisée de façon désordonnée en polarisant certaines industries dans les régions où le coût du travail est plus faible, elle peut se montrer néfaste. C'est ce que montre cette crise. Le risque épidémique, qui va s'accentuer à l'avenir, tout comme le risque climatique, deviennent des risques économiques pour la survie des entreprises trop dépendantes de chaines d'approvisionnement lointaines, de plus en plus difficiles à maîtriser. Décentraliser et « dépolariser » doivent devenir les maîtres mots de la stratégie des États. Cela suppose néanmoins de désenclaver tous les territoires, là où souvent aucune ligne de transport régulière n'existera plus. Le modèle des compagnies aériennes actuelles étant basé sur un taux de remplissage des avions de + de 80%, il conduit progressivement à la fermeture de nombreuses lignes régionales et la crise actuelle ne va faire qu'accélérer ce processus.

Le modèle de « vols à la demande » permet d'améliorer le maillage territorial et d'aller en faveur « du développement économique des régions » pour reprendre les termes du rapport du Sénat. Favoriser la mobilité inter-régionale et le maillage territorial, c'est faciliter les échanges et donc rendre possible une re-localisation des activités économiques. Nul besoin de bâtir de nouvelles infrastructures : il existe déjà près de 400 aéroports et aérodromes en France, qui pourraient relier entre elles de manière directe, sans correspondance et donc sans dépenses énergétiques inutiles, la plupart des villes, même de taille moyenne. On peut d'ores et déjà louer à la demande des avions transportant 4 passagers volant à 400 km/h pour 500 € HT de l'heure de vol. Ces prix restent sans doute encore un peu élevés pour toutes les entreprises et pour les particuliers. Reste donc à permettre aux collectivités locales de subventionner ces vols à la demande plutôt que de mettre des millions d'euros dans des lignes régulières structurellement déficitaires.

Le monde d'après le Covid-19 sera différent. Si cette pandémie a mis à mal notre économie aujourd'hui et va sans doute nous faire encore souffrir pendant quelques temps avec le risque d'une importante récession, à long terme elle aura peut-être des effets bénéfiques. En réalité, cela ne tient qu'à nous. Les changements dans l'histoire ne se sont jamais produits par hasard. L'urgence écologique nous imposait déjà de revoir notre mode de vie, c'est finalement l'urgence sanitaire qui apportera cette prise de conscience. La mondialisation doit évoluer, notre mobilité doit se transformer.

*Sources : DeplacementPros.com, FCM Travel Solutions.

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Commentaires 7
à écrit le 24/04/2020 à 14:31
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Bravo pour cette analyse, très pertinente ! Abolir toute forme de mobilité est un non-sens, comme la volonté d'en "finir" avec l'aérien. L'avion est une des plus belles prouesses technologiques de l'Histoire, ce serait un terrible pas en arrière que ...

à écrit le 22/04/2020 à 8:03
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Le télétravail généralisé suppose une surface dédiée à la maison (pour isolement du bruit et séparation temps privé/travail), et adaptée (réseaux ...). C'est bien loin d'être le cas dans nombre d'appartements trop petits ou très limités en surface. P...

à écrit le 21/04/2020 à 23:13
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Interdire aux masses de se déplacer ,confinement ...c’est une première dans l’histoire humaine... si vous voulez de l’écologie : il faudra « innover » pour transporter les masses sans polluer mais sûrement pas «  interdire «  aux masses de se dépla...

à écrit le 21/04/2020 à 18:28
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Des avions commerciaux à propulsion 100% électrique avec une autonomie supérieure à 100km - même pour des appareils légers avec une capacité de quelques passagers -, on oublie. Même avec l'hypothèse d'un rendement de la chaîne de propulsion électriqu...

à écrit le 21/04/2020 à 18:06
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En bref, il faut absolument avoir en tête qu'il s'agit de raccourcir toute les distances, si le "Net" permet une distance de déplacement égale a zéro, c'est la fin des "grandes surfaces" aux alentours des villes!

le 21/04/2020 à 18:48
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Il s'agit aussi de décentraliser pour moins de déplacement et donc, de ne pas choisir la région comme norme mais le département, de ne pas choisir le niveau européen mais l’État!

à écrit le 21/04/2020 à 17:25
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Les compagnies aériennes vont bénéficier de centaines de milliard d'euros de subvention d'argent public, leur imposer un autre modèle, je suis d'accord que les riches pour des trajets d'affaires, et pas pour aller voir leur "maîtresse" en Thaïlande h...

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