LA TRIBUNE - Mi-juillet, après la levée d'une première quatorzaine imposée par le Royaume-Uni, Brittany Ferries a redémarré progressivement le trafic avec une rotation de neuf navires sur douze et une capacité réduite à 30-40 %. Quel est l'impact de cette nouvelle restriction ?
Jean-Marc Roué, président de la compagnie Brittany Ferries - La quatorzaine a des conséquences sur la fréquentation de nos lignes et les réservations à court et moyen termes. Les perspectives ne sont pas bonnes. Le week-end des 15 et 16 août, près de 35.000 passagers ont anticipé leur retour, annulé ou reporté leurs voyages. On enregistre à ce jour 65.000 annulations ou reports sur août, septembre et octobre. La compagnie a transporté 200.000 passagers sur juillet et août au lieu des 780.000 sur la même période de 2019, et l'on note une très forte dépression depuis le 15 août. Les réservations pour l'automne ont chuté de moitié. Sans visibilité sur la date de levée de cette mesure, nous sommes contraints de regrouper et de consolider nos traversées.
Cela se traduit donc par le désarmement de deux navires ?
Nous ne pouvons pas laisser naviguer nos navires avec peu de passagers à bord. Le regroupement des traversées réduit nos coûts d'exploitation et nous donne une chance de surmonter cette période difficile. Nous désarmons donc nos navires un peu plus tôt qu'habituellement. L'Armorique s'arrêtera le 31 août. Le Pont-Aven le remplacera sur la ligne Plymouth / Roscoff à compter du 10 septembre et à raison de trois allers-retours par semaine. Il continuera aussi à assurer un aller-retour Plymouth / Santander et Roscoff / Cork dans sa semaine. Le navire Bretagne qui opère actuellement sur la ligne Portsmouth / St Malo, sera désarmé à compter du 7 septembre et jusque mars 2021. Le navire Etretat ne reprendra pas ses traversées, comme cela était prévu tandis que le Connemara continuera à effectuer les rotations Cherbourg et Le Havre au départ de Portsmouth mais ne desservira plus l'Espagne.
Ces mesures de protection de l'entreprise s'accompagnent-elles d'une mise en chômage partiel d'une partie de vos salariés ?
Brittany Ferries est le premier employeur de marins français (2.000 au total) et s'engage en faveur du pavillon français. Les mesures prises pour protéger l'entreprise et les emplois à long terme nous amènent en effet à recourir au chômage partiel pour près de 600 personnes, dont plus de 40 % chez les personnels marins.
En juillet, votre compagnie mettait en avant « l'atout sécurité du service en cabine », et lançait une campagne numérique « Broaden Your Horizons (Élargissez vos horizons ndlr)» sur le Royaume-Uni pour anticiper les réservations de traversées jusqu'en octobre 2021. Comment se profilent la fin de l'année et 2021 alors que vont venir s'ajouter les répercussions du Brexit ?
En juillet, après la crise du Covid-19 au printemps, nous souhaitions garantir un retour solide et réussi. Aujourd'hui, Brittany Ferries manque de visibilité et se retrouve encore plus exposée à un avenir incertain. 2020 sera une année blanche. Nous devrions enregistrer une perte de chiffre d'affaires de l'ordre de 250 millions d'euros cette année (sur 450 millions d'euros annuels pour 2.400 à 3.000 collaborateurs). Aucun licenciement sec n'est à l'ordre du jour mais la menace sur les emplois est forte pour 2021. Il n'est pas exclu que nous annoncions début septembre d'autres réductions pour l'hiver. Notre groupe bénéficie du chômage partiel et d'un prêt garanti par l'Etat de 117 millions d'euros. C'est notre seule dette, mais c'est un boulet au pied. Son remboursement sur une durée maximale de cinq ans, alors que les recettes sont en baisse risque d'être difficile. Pour 2021, les banquiers attendent un business plan à l'équilibre, or je sais déjà que j'aurai 25 à 30 millions d'euros à rembourser.
Qu'attendez-vous du gouvernement ?
Il est indispensable que le prochain Conseil des ministres intègre dans son plan de relance économique des mesures d'accompagnement du trafic transmanche. Soutenues par un certain nombre de députés LREM et Agir, ces mesures sont attendues par les opérateurs (compagnies et exploitants de ferries) depuis le début de l'été. Nous n'avons pas besoin de financements mais d'un allègement des charges salariales et patronales sur cinq ans et des moyens de communication auprès des clients. L'équivalent de 100 millions d'euros mis sur la table correspondrait à 17% des 600 millions d'euros de part TVA que l'activité transmanche rapporte à l'Etat chaque année. Nos attentes sont claires et justes. La réponse doit être rapide. Si le plan de relance ne comprend pas des mesures de compétitivité et de préservation de l'emploi pour les entreprises battant pavillon français, c'est que l'Etat manque d'ambition et abandonne ses marins.
Votre demande est aussi soutenue par les présidents des régions Bretagne, Normandie et Hauts de France. Faut-il mettre en oeuvre un plan d'urgence Régions, Etat, Union européenne en faveur du transmanche ?
Du Havre à Roscoff, Brittany Ferries est le seul opérateur. Il représente 16% de parts de marché passagers, contribue à l'aménagement du territoire breton et génère près de 600 millions d'euros de retombées touristiques en France. Ce service public, qui n'en est pas un puisque nous avons des actionnaires solides (les coopératives agricoles) mérite aussi un soutien de l'Europe. La sauvegarde de notre modèle économique est en jeu.
80% des recettes de Brittany Ferries proviennent de l'activité de transport de passagers (2,6 millions en 2019). Comment faire évoluer le modèle économique de la compagnie. Le fret est-il un fort relais de diversification ?
Le modèle économique de Brittany Ferries s'adapte en permanence. D'abord construit sur le transmanche (côtes Nord françaises, Sud Angleterre), nous avons ouvert en 2002 des lignes vers l'Espagne, premier pays de destination touristique des Britanniques. En 2019, vers les îles anglo-normandes à travers une participation minoritaire dans Condor Ferries. S'est ajouté en 2013 le transport de marchandises qui est passé 3.500 camions à 50.000 aujourd'hui. Nous cherchons des options de développement sur d'autres terrains.
Le lancement d'une nouvelle ligne de fret reliant Cherbourg à Rosslare en Irlande devrait être opérationnelle en mars 2021. Et à partir d'avril 2022 nous opérerons un service de ferroutage de 970 km entre le Port de Cherbourg et le centre européen de Fret Bayonne / Mouguerre. Ce service dans lequel nous investissons 20 millions d'euros permettra d'acheminer une partie des flux anglo-ibériques de remorques de fret. L'engagement le 27 juillet du Premier ministre, Jean-Castex, sur la relance du fret ferroviaire est à ce titre extrêmement positif. Le transport de marchandises par voie maritime doit être accompagné par le train. La multimodalité est un enjeu important de diversification alors que les flux de ligne directe entre la République d'Irlande et l'Europe continentale vont se renforcer post-Brexit.
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