Parlement européen : pour Strasbourg, la législature de la dernière chance

REPORTAGE. La nouvelle législature du Parlement européen pourrait remettre à nouveau en cause le bien-fondé économique et pratique de siéger en Alsace.
Le siège du Parlement européen à Strasbourg pourrait être victime du transfert définitif des euro-députés à Bruxelles.
Le siège du Parlement européen à Strasbourg pourrait être victime du transfert définitif des euro-députés à Bruxelles. (Crédits : Reuters)

Les députés élus le 26 mai au Parlement européen siégeront à Strasbourg, mais pour combien de temps ? Qui, de Strasbourg ou de Bruxelles, sortira vainqueur de la bataille du double siège ? Dans la capitale alsacienne, les lobbies locaux associent la présence du Parlement à celle d'un acquis à défendre. Isolés, inaudibles ou mal compris par les tenants d'un recentrage à Bruxelles, ils devront pourtant changer de discours, au risque de perdre la mise. Et pour certains, de perdre une poule aux œufs d'or.

« Il est temps de remplacer la défense de Strasbourg par la promotion de l'Europe de Strasbourg. De ne plus nous focaliser sur notre ville, mais sur une vision plus démocratique de l'Europe », propose Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin, candidate aux élections européennes sur la liste Renaissance.

Largement partagé en Alsace pendant la campagne, l'élan lyrique cache mal la faiblesse des arguments locaux. Siéger à Strasbourg, loin de la Commission européenne et du Conseil européen, est-ce le prix à payer pour garantir l'indépendance de l'assemblée colégislatrice de l'Union ? La polémique sur la localisation du siège est plus ancienne que la bataille de chiffres, qui accuse Strasbourg de coûter jusqu'à 200 millions d'euros par an aux contribuables.

Strasbourg a fédéré contre elle les quatre cinquièmes des élus (751 députés)

Le choix de Strasbourg comme capitale parlementaire européenne s'est dessiné pendant les premières décennies de l'après-guerre, la ville symbolisant les conflits passés entre la France et l'Allemagne. Un symbole que les Britanniques ont récusé dès les années 1980. Aujourd'hui, une écrasante majorité des députés n'en a cure et souhaite concentrer les travaux du Parlement dans l'autre capitale européenne, distante de 430 kilomètres.

Lassés par les transhumances entre Bruxelles, où s'effectue l'essentiel du travail en commissions et en groupes politiques, et Strasbourg, où ils se retrouvent trois jours et demi par mois en session plénière, les élus sortants (2014-2019) ont fait feu de tout bois pour y mettre un terme. Les prix pratiqués par l'hôtellerie locale, l'accessibilité problématique de la ville, l'inconfort des bureaux strasbourgeois ont alimenté la bataille. Amendements budgétaires, sur le calendrier des sessions, feuille de route vers un siège unique : au terme de la législature actuelle, Strasbourg a fédéré contre elle les quatre cinquièmes des élus (751 députés).

« Les amendements qui ont visé le siège de Strasbourg n'ont jamais été clairement formulés », relativise Anne Sander, députée sortante (PPE) d'origine alsacienne, qui revendique le renforcement des sessions dans sa ville. « Quand les députés réclament un siège unique, ils ne précisent pas le lieu. Pour certains, c'est Strasbourg », dit-elle. Les intéressés seraient une vingtaine seulement.

Les alliances historiques ont aussi reçu du plomb dans l'aile. Les coups portés récemment par la CDU allemande, favorable jusqu'alors au maintien du statu quo, ont produit l'effet d'une douche froide à Strasbourg. Pour Annegret Kramp-Karrenbauer, présidente de la CDU, le déplacement du siège n'est plus un sujet tabou.

« Nous devons prendre des décisions longtemps reportées et abolir les anachronismes. Cela vaut pour le regroupement du Parlement européen son siège à Bruxelles », a-t-elle proposé le 10 mars dans une tribune publiée par le quotidien allemand Die Welt.

Manfred Weber, l'influent député européen (PPE) candidat à la présidence de la Commission européenne, a suggéré aux parlementaires de choisir eux-mêmes leur lieu de travail. Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne l'interdit pourtant en son sixième protocole, qui fixe les sièges des institutions : Conseil et Commission à Bruxelles, Cour de justice et Cour des comptes à Luxembourg, Banque centrale à Francfort, et douze sessions plénières mensuelles du Parlement à Strasbourg. « Ce traité ne saurait être modifié qu'à l'unanimité des États membres », rappelle Anne Sander. Sous-entendu : la France exercera toujours son veto protecteur. « Il suffit d'offrir à la France quelque chose de conséquent en échange du siège à Strasbourg », répond Daniel Cohn-Bendit, ancien député européen (1994-2014) et soutien de la liste Renaissance.

En 2014, il imaginait d'établir une flambante université européenne dans les locaux abandonnés par le Parlement à Strasbourg. Le refus des élus locaux a été cinglant : le maire, Roland Ries (PS), a retiré au coprésident du groupe des Verts la médaille honorifique qu'il entendait lui remettre pour ses vingt ans de participation aux sessions du Parlement quelques heures avant la cérémonie.

« Le double siège, c'est complètement dépassé, juge aujourd'hui Daniel Cohn-Bendit. J'ai proposé une université du troisième cycle entièrement financée par l'Union européenne, avec 20.000 doctorants qui auraient changé tous les deux ou trois ans. Les Strasbourgeois n'ont rien compris. Pour eux, la question reste absolument taboue. »

Son projet d'université, sur le modèle (coûteux) du Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux États-Unis, est resté lettre morte.

Bataille immobilière

En matière d'infrastructures, le Parlement de Strasbourg (307.000 m², répartis entre cinq immeubles est en concurrence avec Bruxelles (600.000 m²). En 2003, l'institution a choisi de devenir propriétaire de ses murs (445 millions d'euros), auparavant loués. À cela s'ajoutent 150.000 m² à Luxembourg, où est établi le secrétariat du Parlement. Les collectivités locales savent que la prochaine bataille, cruciale, se jouera sur cette question immobilière. « On arrête le camp retranché et on passe à l'offensive », tonne Catherine Trautmann, ancienne maire (PS) de Strasbourg et ex-députée européenne.

Son idée : profiter des problèmes au « caprice des dieux », surnom donné au bâtiment qui abrite l'hémicycle bruxellois, dont le gros œuvre s'est révélé chancelant, pour attirer davantage de services et d'activités au Parlement à Strasbourg. Dans une note diffusée en 2015 au bureau des vice-présidents du Parlement, le secrétaire général de l'institution, Klaus Welle, a confirmé l'enjeu immobilier : une fermeture complète du Paul-Henri-Spaak (nom officiel du « caprice des dieux ») sera nécessaire afin de procéder à de lourds travaux de rénovation. Le chantier bruxellois mobiliserait, selon les estimations, au moins 300 millions d'euros. Une aubaine pour les pro-Strasbourg...

Monumental édifice de béton, de verre et d'acier, l'immeuble Louise-Weiss a été inauguré en 1999 au bord de l'Ill. Son hémicycle demeure peu occupé en dehors des périodes de session, une fois par mois du lundi à 17 heures au jeudi en début d'après-midi. L'institution compte pourtant 300 fonctionnaires permanents dans la capitale alsacienne. Elle vient par ailleurs de réinternaliser son service de sécurité, mais reste accusée d'entretenir la précarité de certaines fonctions par le recours au travail intérimaire. Elle a aussi inauguré le Parlamentarium, un mini-musée sur 700 mètres carrés à la gloire de son action. Car l'image d'une forteresse hermétique s'est installée. « Nous allons ouvrir le bâtiment en dehors des sessions, et accueillir des congrès sur des thématiques européennes », promet un conseiller du président sortant, l'Italien Antonio Tajani. « Je propose que les services informatiques du Parlement soient basés à Strasbourg », renchérit Catherine Trautmann.

Pour offrir de la place à l'institution, quatre collectivités locales (ville, Eurométropole, conseil départemental et régional) vont faire construire dès cet automne, en face du Parlement, un ensemble immobilier de 15.000 mètres carrés destiné à être loué ou cédé à l'institution européenne. Le projet mobilise 50 millions d'euros d'investissement. Il sera porté par la Caisse des dépôts et Icade, sa filiale de promotion immobilière. Si les institutions européennes refusent d'occuper ces bureaux au terme du chantier, début 2021, les collectivités garantiront le loyer jusqu'à l'arrivée d'un occupant privé. Un jeu risqué ! « Il n'y a aucune décision d'extension à Strasbourg », rappelle Dimitri Tenezakis, chef d'unité à la direction des projets immobiliers du Parlement européen.

Le Bureau du Parlement, qui a la main sur les projets d'extension de l'institution, a repoussé après les élections du 26 mai toute décision relative à la rénovation du « caprice des dieux » pour éviter les polémiques. Au bord de l'Ill, ceux qui suivent le dossier savent que le lancement des travaux à Bruxelles signera la mort à moyen terme de « leur » hémicycle.

Tarifs négociés

À Strasbourg, personne n'ose réfléchir à un plan B en cas de départ du Parlement. Une étude réalisée en 2011 à la demande des collectivités évaluait à 637 millions d'euros les retombées économiques locales de l'Europe, toutes institutions confondues. Un montant réévalué, huit ans plus tard, à 800 millions. Le Conseil de l'Europe, avec ses 2.000 fonctionnaires, injecte à lui seul une masse salariale de près de 200 millions d'euros. Sa présence, ainsi que celle de la Cour européenne des droits de l'homme et de l'Eurocorps (1.000 soldats européens dont une forte majorité d'officiers), ne sont pas menacées : elles ne sont pas liées à l'Union européenne.

Le départ du Parlement serait pourtant vécu comme une catastrophe économique, dans cette ville dont les 9.500 chambres d'hôtel affichent complet à chaque session plénière. Accusés de gonfler leurs tarifs pour l'occasion, les hôteliers expliquent qu'ils pratiquent le yield management, la loi de l'offre et de la demande. « Les prix sont toujours plus élevés en périodes chargées, comme les week-ends avant Noël », se défend Patrick Libs, directeur de l'hôtel Mercure Palais-des-Congrès.

« Ce n'est pas un phénomène spécifique à Strasbourg. À Bruxelles aussi, quand il y a un congrès, ils majorent les prix », rappelle-t-il.

Pour calmer les ardeurs des hôteliers, Catherine Trautmann a émis l'idée d'une plateforme locale de réservation ouverte aux députés et aux autres personnels européens, et regroupant a minima 3.000 chambres à tarifs négociés. Le projet bute sur une question juridique : qui porterait une telle plateforme ?

Reste le problème récurrent de la médiocre accessibilité de Strasbourg. La direction de l'aéroport s'est félicitée, début 2019, de la réouverture des vols directs vers Munich (Lufthansa) et Istanbul (Turkish Airlines). Mais cet aéroport, en concurrence avec d'autres plateformes proches dans le Rhin supérieur, demeure sous-dimensionné par rapport aux besoins exprimés par les parlementaires et leurs entourages. « Des députés originaires de pays à la périphérie de l'UE se plaignent de devoir partir le dimanche soir pour arriver à Strasbourg le lundi après-midi », rapporte Fabienne Keller. « Il est essentiel de connaître leurs besoins exacts », reconnaît Frédéric Bierry, président (LR) du conseil départemental du BasRhin, qui vient d'investir 71.000 euros dans une enquête sur la mobilité autour du Parlement.

« À court terme, nous allons développer l'aviation d'affaires et nous battre pour que Strasbourg obtienne un alignement des taxes aéroportuaires sur les tarifs plus bas pratiqués chez nos voisins », assure-t-il.

Les bonnes volontés locales suffiront-elles ? L'arrivée annoncée d'élus populistes plus nombreux dans l'Assemblée élue le 26 mai 2019 n'augure pas un avenir radieux pour la capitale alsacienne. Pour ces nouveaux arrivants dans l'hémicycle, la question du double siège symbolise cette Europe qu'ils dénigrent et veulent abattre. Plus encore que pour les Britanniques, à l'origine de la « bataille du siège », que le Brexit finira de toute façon par éloigner de Strasbourg.

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Commentaire 1
à écrit le 25/05/2019 à 12:13
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On se doute que Strasbourg a été choisie seulement parce que c'était une vieille colonie allemande parce que avec 25 pays au sein de l'UE son emplacement géographique est complètement désaxé.

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