À Arles, des arènes très politiques

Six corridas en trois jours : à Pâques, la Feria bat son plein. Une tradition si ancrée qu’aucun candidat ne peut se faire élire en y étant opposé.
L’amphithéâtre romain du Ier siècle où se déroulent les corridas. Ici pendant la Feria de Pâques, en 2022.
L’amphithéâtre romain du Ier siècle où se déroulent les corridas. Ici pendant la Feria de Pâques, en 2022. (Crédits : © LTD / Jérôme Rey/LA PROVENCE/MAXPPP)

Elle trône dans le bureau du maire d'Arles, solidement accrochée à un mur. Une énorme tête de taureau, comme on en voit dans certains bars de la ville, au siège de clubs taurins ou, plus souvent encore, dans le sud de l'Espagne. « C'est le premier taureau qui entre dans l'hôtel de ville », proclame fièrement l'édile, Patrick de Carolis, élu en 2020 à la tête d'une liste centriste. L'ancien PDG de France Télévisions a demandé que ce trophée soit installé dans son bureau. « Il s'agit du premier que j'ai vu mourir dans les arènes en tant que maire, en septembre 2020. J'y tenais beaucoup. » D'un pelage noir et blanc, l'animal était un toro de Zalduendo, une des ganaderias (« élevages » en espagnol) les plus demandées par les grands matadors.

De Carolis


Patrick de Carolis, le 28 mars, dans son bureau de l'hôtel de ville, où il a fait accrocher une tête de taureau. (© LTD / JÉRÉMY SUYKER POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Arles ne compte que 50 000 habitants, mais la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône est la plus grande commune de France. Une immense partie de la Camargue dépend de son territoire. Arles est aussi l'une des places fortes de la tauromachie et des arts taurins, que ce soient la corrida ou la course camarguaise. Ce week-end de Pâques s'y déroule la traditionnelle Feria, trois jours de festivités en ville et de corridas aux arènes, construites au Ier siècle par les Romains. Matin et après-midi, les plus grands toreros affrontent en tout 36 taureaux de combat, jusqu'à la mise à mort de ceux-ci. Une pratique toujours plus impopulaire : trois quarts des Français sont pour l'interdiction de la corrida. Mais ici, pas touche. Quand le député LFI Aymeric Caron s'est piqué en 2022 de vouloir légiférer sur la fin des corridas, son nom a été hué par les 13 000 personnes présentes dans les arènes.

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Culturellement, les arts taurins sont indissociables de la ville, quand bien même les corridas ne se déroulent que cinq jours par an aux arènes : trois à Pâques, deux début septembre lors de la Feria du riz. Ils le sont aussi sur un plan économique, avec des retombées financières estimées à 12 millions d'euros. Une manne pour une ville pauvre et endettée, comme le sont la plupart des communes des environs. Les opposants à la corrida arguent qu'il serait toujours possible de continuer à faire la fête sans pour autant tuer des taureaux. « Une Feria sans corrida, ça ne s'appellerait pas une Feria, tranche Patrick de Carolis. La corrida, ici, c'est l'un des dix doigts de nos mains. » Certains comparent l'impossibilité d'être élu ici si on n'aime pas la tauromachie à celle d'être maire de Marseille et de se désintéresser de l'OM. Il préfère une métaphore plus littéraire : « Vous ne pouvez pas être maire d'une ville portuaire si vous n'aimez pas la mer. Après, on ne vous demande pas forcément de naviguer. » Ni d'exagérer la promotion d'Arles en cité taurine. Un jour, le président d'un club taurin a proposé au maire d'installer des panneaux « Arles ville taurine » aux entrées de la commune, sur le modèle de ceux vantant les villes fleuries. « Pas une mauvaise idée, je vais y réfléchir », a répondu Patrick de Carolis. Sans donner suite. Le projet de musée taurin n'a jamais vu le jour. Il faut dire qu'Arles n'est pas l'Andalousie, où des tour-opérateurs font visiter les lieux qui comptent aux passionnés. Il ne faudrait pas non plus trop heurter la susceptibilité des visiteurs anticorrida. Sans compter que la commune aux huit sites classés au patrimoine mondial de l'Unesco n'a pas besoin de cela pour briller.

Une Feria sans corrida, ça ne s'appellerait pas une Feria. La corrida, ici, c'est l'un des dix doigts de nos mains

Patrick de Carolis, maire d'Arles

Lointain prédécesseur de Patrick de Carolis dans le superbe hôtel de ville (de 1995 à 1998), Michel Vauzelle le confirme : « On vivrait mal une Feria sans corrida. » De l'avis général, l'ancien garde des Sceaux est le seul véritable aficionado (« amateur passionné » en espagnol) qui ait dirigé la ville. « Arles reste une place forte de la culture tauromachique, même si tous les habitants ne sont évidemment pas aficionados, reconnaît-il. Par contre, comme c'est une ville référence, tout maire se doit de l'être. Ou en tout cas doit s'y intéresser de près. Le maire actuel, par exemple, n'a peut-être pas l'afición comme moi, mais il assiste à toutes les corridas. S'il ne venait pas, inévitablement, les gens se poseraient des questions. Toute personnalité politique arlésienne, même un conseiller municipal ou départemental, se doit d'y être. » Lui-même se souvient de sa première fois, avec son père - il devait avoir 6 ou 7 ans. « J'ai toujours aimé ça. À Arles, on baigne dans cette ambiance toute l'année, il y a une opinion et une culture générale qui correspondent à un milieu très ouvert à la tauromachie. Les gens ne vous condamnent pas si vous n'aimez pas la corrida, mais celle-ci rassemble quand même tout un peuple. Il y a ici ce que les Espagnols appellent la fe, la foi, presque quelque chose de religieux. »

L'arène, métaphore d'une société en soi

Impossible donc d'échapper à la chose taurine si vous comptez vous faire élire, à quelque niveau que ce soit. À commencer par le maire : « Je suis pleinement arlésien, reprend Patrick de Carolis. Si j'ai aimé l'histoire et le patrimoine, c'est parce que je suis né ici, et que mon père m'a emmené aux arènes à l'âge de 6 ou 7 ans. J'ai une afición en amateur, je ne prétends pas être un véritable spécialiste, mais j'aime le taureau, la bête, sa puissance, sa présence dans le Bassin méditerranéen et dans cette cité depuis des siècles. » Pour expliquer la différence entre un taureau de Camargue et un toro de combat, il mime les cornes, qui sont différentes. Mieux que d'autres, il sait aussi que les arènes, les jours de corrida, prennent, dans les gradins vieux de deux mille ans, des airs d'instances hautement politiques. Qui s'installe aux côtés de l'équipe municipale, du préfet et de la sous-préfète dans le fameux « carré du maire », cet espace non défini physiquement mais au sein duquel toute personnalité qui compte entend s'asseoir ? Quel élu des environs est au plus près du premier magistrat de la ville ou, au contraire, relégué à des rangs supérieurs ? « C'est une société en soi, les arènes, reconnaît-il. C'est comme au théâtre. » Et quand le poste de directeur des arènes, qui dépend d'une délégation de service public, est remis en jeu à l'automne 2023, pour peu qu'une partie du conseil municipal soutienne une candidature dissidente, les débats virent au psychodrame local. Avec constitution, in fine, de la part des élus perdants, d'une opposition au sein même de la majorité du conseil municipal.

Corrida


Le maire d'Arles et les élus municipaux à la tribune d'honneur des arènes, le 16 avril 2022, deuxième jour de la Feria de Pâques. (© LTD / PHILIPPE PRALIAUD)

Élu député (RN) en 2022, Emmanuel Taché de la Pagerie (il a été accusé d'usurper son nom à particule, qu'il qualifie lui-même de « nom d'emprunt ») a été parachuté, avec succès, il y a deux ans. Né en Île-de-France en 1975, il n'a pas du tout grandi dans le culte de la tauromachie. « Sur un plan personnel, j'ai appris, j'ai acquis les codes. Je sais que ce soutien à la corrida est minoritaire dans le pays, mais ici ce n'est pas le cas. Il serait fort compliqué d'envisager un mandat électoral en étant contre la corrida, ou même en exprimant des préventions vis‑à‑vis des arts taurins en général. Personne ne peut être élu ici en étant contre ou en tenant un discours à l'eau tiède. »

La même année 2022, à peine élu lui aussi député (LFI), à Paris, Aymeric Caron dépose une proposition de loi visant à abolir la corrida. Dans le pays d'Arles, à Nîmes, à Béziers ou dans les villes du Sud-Ouest comme Dax, Bayonne ou Mont-de-Marsan, la levée de boucliers est immédiate. À l'Assemblée, Emmanuel Taché comprend tout l'intérêt pour lui d'attaquer Aymeric Caron. « Quand j'ai su qu'Aurore Berger, à la tête du groupe Renaissance, allait voter pour sa proposition de loi, je suis allé voir tous les députés pour les convaincre de ne pas la suivre. J'en ai aussi discuté avec Éric Dupond‑Moretti, qui est un passionné. Et, au final, j'ai été entendu. » Dans l'hémicycle, la proposition de Caron, bien que correspondant au souhait de la majorité des Français, rencontre une multitude d'obstacles. Des élus de droite et d'extrême droite déposent plusieurs centaines d'amendements pour faire traîner les débats. Parmi ceux-ci, bon nombre viennent du RN, avec des arguments parfois surprenants de la part d'une formation qui fait de la cause animale une de ses priorités, Marine Le Pen notamment. « Mais elle préfère s'afficher avec des chats et des chiens plutôt que de critiquer ceux qui, au final, tuent les taureaux, s'amuse un élu arlésien. Parce qu'elle sait bien que les éleveurs de Camargue votent en majorité pour elle. » Résultat, le 22 novembre 2022, Aymeric Caron décide de retirer sa proposition de loi. « Je regrette de ne pas voir beaucoup de courage parmi les députés », lance-t-il. De son côté, Emmanuel Taché affirme avoir joué le rôle de tête de pont de la défense de la corrida. « Cela changera peut‑être avec le temps, si l'évolution sociologique, démographique, bouleverse l'ordre des choses. On parle beaucoup d'arrivée de bobos parisiens sur Arles, mais on n'en est pas là. Il en va de même à Nîmes. Lors d'une manifestation contre Aymeric Caron, un député LFI m'a dit : "Je me dois d'être là, sinon je vais me faire assassiner en rentrant dans ma circonscription !" » De son côté, Patrick de Carolis aurait refusé d'aller défendre la corrida à la télévision s'il y avait été invité. « Je ne suis pas un ambassadeur de la corrida, je suis l'ambassadeur de ma ville. Je ne fais aucun prosélytisme, mais je ne supporte pas l'idée d'avoir honte de l'apprécier. Je peux comprendre qu'on n'aime pas, mais je veux que l'on respecte ceux qui aiment. »

Officiellement, on ne parle pas politique

Située en plein centre-ville, près du boulevard des Lices, l'artère centrale, La Muleta est le plus ancien club taurin arlésien. Créé en 1906, il compte toujours près de 300 membres, soit autant d'électeurs... Au siège, on retrouve de sublimes affiches de corridas, vieilles de plus de 100 ans. Mais aussi des trophées, comparables à la tête de taureau accrochée dans le bureau du maire, en bien plus anciens. « Nous ne sommes pas une association partisane, les opinions politiques des membres sont diverses et variées et ne me regardent pas, assure Yannick Jaoul, le président. Les seules valeurs que nous défendons sont pour une corrida authentique et éthique. » Ici, officiellement, on ne parle pas politique. « La chose politique s'arrête au taurin, c'est bien spécifié dans nos statuts », prévient cet ancien instituteur à la retraite.

Yannick Jaoul


Yannick Jaoul, président du club taurin La Muleta, dans les locaux de sa bodega. (© LTD / PHILIPPE PRALIAUD)

En réalité, on en parle bien un peu entre ces vénérables murs qui jouxtent une cour dans laquelle s'installe, chaque année lors des Ferias, sans doute la plus célèbre des bodegas de la ville, ces bars et lieux de fête provisoires. Lors de chaque campagne électorale locale, municipale ou législative, les membres de La Muleta reçoivent l'ensemble des concurrents. Entre une heure et une heure et demie d'entretien pour chacun, avec un questionnaire rédigé à l'avance. Les questions ne portent que sur la place des arts taurins en ville et dans la région, l'élevage, la tradition. « On reçoit tous les candidats. Ils connaissent le sujet plus ou moins bien, reconnaît Yannick Jaoul. Lors de la campagne de 2020, Patrick de Carolis n'a pas fait semblant de maîtriser la chose totalement. Il a beaucoup insisté sur l'aspect culturel de la tauromachie. Même les Verts se sont abstenus de critiquer, alors que leur parti est farouchement contre. » Comme à Béziers, où le maire, Robert Ménard, assure qu'il ne va pas aux corridas et qu'il est végétarien mais pour autant ne se prononce pas pour l'abolition.

Des questions aux candidats

Même rituel préélectoral à l'école taurine que préside Yves Lebas. Ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin du temps où celui-ci régnait sur le Parti socialiste, cet érudit a lui aussi découvert la corrida à l'enfance avec son père, d'abord à Madrid.

« Nous aussi avons posé des questions aux candidats, et même la tête de liste écologiste est restée très prudente, voire favorable, confie-t-il. Ici, la corrida et la course camarguaise sont vues comme un art qui fait société. Un lien entre l'agriculture, l'esthétique, la philosophie, la politique. Je sais que la corrida pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses. Mais même les gens qui ne sont pas des aficionados se sont sentis agressés par la proposition de loi d'Aymeric Caron. Ne pas la contrer et ne pas défendre les arts taurins, pour les politiques locaux, c'est risquer à coup sûr de perdre une partie de leur électorat. » Pour autant, pas question pour Yves Lebas, comme pour les dirigeants de La Muleta, de distiller la moindre consigne de vote. Pas plus que d'accepter des places offertes par telle personnalité politique pour assister aux corridas. Un jour qu'il contestait publiquement une décision d'un maire précédent, un des dirigeants d'un club taurin s'est entendu vertement répondre, à haute voix : « Quand on te file des billets gratuits pour les arènes, tu la ramènes moins ! » Visiblement, l'humiliation a servi de leçon à ses successeurs.

Une ville à gauche puis à droite

En 2020, lorsque Patrick de Carolis, candidat centriste, remporte la mairie d'Arles, il met fin à dix-neuf ans de règne communiste, grâce au soutien des Républicains au second tour. Lors des législatives de 2022, Emmanuel Taché de la Pagerie (RN) est élu député de la 16e circonscription des Bouches-du-Rhône, dont dépend la ville, face à Christophe Caillault (PS-Nupes). C'est la première fois qu'un candidat d'extrême droite est élu dans cette circonscription.

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Commentaires 2
à écrit le 31/03/2024 à 12:22
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A choisir entre une vie de vache prim’Holstein élevée en hangar sans jamais voir le jour à pisser le lait et remplacée dès que sa production baisse ou la vie d'un taureau Bravo qui vit en liberté et certes un jour sera honoré par une mort violente da...

le 01/04/2024 à 22:56
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D'autant que la mort de la vache laitière ne sera guère plus enviable que celle du toro bravo.

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