Villes et campagnes, unies par le même destin ?

A l'occasion du Forum Smart City du Grand Paris, organisé par La Tribune les 26, 27 et 28 novembre prochains à l'hôtel de ville de Paris, experts, politiques et entrepreneurs ont pris la parole dans un numéro spécial consacré à la ville intelligente. Pour le philosophe Edgar Morin et la sociologue Sabah Abouessalam, la fracture entre la ville et la campagne est la cause principale des dérives de l'industrie agro-alimentaire. Une bonne raison pour les citoyens de vouloir des villes plus inclusives...
L'agriculture industrialisée et massive produit des vivres de faible qualité nutritive et gustative, porteurs de résidus chimiques dangereux en provenance des pesticides et des antibiotiques utilisés pour cultiver des millions d'hectares céréaliers, ou élever des millions de volailles, bovins, porcins.

Les villes ont toujours dépendu des campagnes pour leur nourriture et les campagnes ont de plus en plus dépendu des villes pour le marché. Les évolutions récentes ont accru cette interdépendance. Au cours des progrès de la mondialisation, l'approvisionnement des villes ne dépend plus seulement de la campagne proche ou faisant partie du territoire national, mais souvent de productions étrangères parfois lointaines.

La relation ville/campagne est devenue à la fois nationale et internationale, où la puissance du Nord transforme en dépendance du Sud sa propre dépendance alimentaire. Le circuit de plus en plus mondialisé des interdépendances doit s'insérer dans le processus généralisé d'urbanisation, qui englobera 80 % de la population mondiale dans quelques décennies. Ce processus crée des tissus urbains continus sur des centaines des kilomètres, amplifiant les problèmes urbains que nous connaissons : urbanisation informelle des périphéries des grandes métropoles du Sud, transports publics insuffisants, accès au sol et au logement de plus en plus difficile, absence ou précarité des services de base, pauvreté du grand nombre entraînant violences urbaines, travail précaire, ségrégation socio-spatiale accrue. De plus, l'urbanisation généralisée a pour conséquence une désertification humaine des campagnes, une agriculture et élevage industrialisés aux conséquences nocives. Comment alors un monde rural, extrêmement rétréci démographiquement et exploité principalement par l'agriculture et l'élevage industrialisé, pourrait-il nourrir sainement un énorme tissu urbain ?

Les méfaits implacables de l'agro-industrie

L'agriculture industrialisée et massive produit des vivres de faible qualité nutritive et gustative, porteurs de résidus chimiques dangereux en provenance des pesticides et des antibiotiques utilisés pour cultiver des millions d'hectares céréaliers, ou élever des millions de volailles, bovins, porcins.

Quand on ajoute à cela que ces produits sont ensuite conditionnés pour le transport et la conservation nécessaires à la mise en circulation pour des millions de personnes dans les mégapoles, la boucle semble alors bouclée : les méfaits de l'agriculture/élevage industrialisés provoquent les méfaits de la consommation alimentaire urbaine, méfaits qui s'entretiennent les uns les autres.

L'avenir des villes comme celui des campagnes dépend dans une large mesure des solutions qui seront trouvées localement à ces problèmes mondiaux. Dans un contexte de désengagement généralisé de la puissance publique, particulièrement dans les pays du Sud, nous assistons un peu partout à l'essor de l'acteur local (collectivités locales, ONG, associations, et diverses initiatives populaires qui naissent ici et là partout dans ces pays). À un défi mondial, des réponses locales : face à la dégradation des campagnes, de nouvelles initiatives agroécologiques et agroforestières ont été identifiées ici et là dans tous les continents, et au chaos urbain répondent des villes innovantes partout dans le monde.

Partout, des initiatives témoignent de l'éveil d'une nouvelle forme de citoyenneté, d'engagement et de mobilisation (le budget participatif de Porto Alegre ou de Recife) : les expériences de l'Amérique du Sud sont riches de leçons en matière de réduction des inégalités. Ces expériences ont vu le jour grâce à la pression des mouvements sociaux qui ont réussi à intégrer des droits sociaux dans les constitutions, et par là même à pousser à la mise en oeuvre de politiques publiques correspondantes. Par leur réussite, ces initiatives innovantes portent non seulement les espoirs d'une démocratie participative et d'une bonne gouvernance, mais illustrent les capacités d'action et les progrès qui restent à accomplir pour soutenir ce vaste mouvement de participation et de concertation à l'échelle locale.

Intégrer les laissés-pour-compte de la croissance

Le sujet des villes inclusives et d'un monde rural réhabilité et humanisé demeure une question majeure. Toute avancée significative en matière de développement ne pourra pleinement se réaliser sans l'intégration, progressive et résolue, des laissés-pour-compte de la croissance, qui représentent aujourd'hui l'une des composantes majoritaires du monde urbain et du monde rural. La politique urbaine ne peut pas être pensée de façon isolée ou dissociée de la politique rurale.

Nous avons trop peu d'organismes pour lutter contre les formes d'intoxication des comportements addictifs de consomma

teurs, manipulés que nous sommes par le marketing et le matraquage publicitaire. Il nous faut une politique de civilisation pour réformer la chaîne de la consommation qui va de la production industrielle à l'assujettissement des individus, en passant par l'économie financière, la spéculation et la publicité abusive et illusoire. L'éducation et le comportement citoyen sont ici indispensables.

Revoir nos modes de consommation

En définitive, c'est nous, citoyens-consommateurs, qui pouvons réguler le système, en boycottant les produits nocifs et en élisant les produits de qualité. La réforme de la consommation comporte la réforme individuelle et collective des comportements consommationistes suscités par notre civilisation et notre mode de vie moderne. Si les consommateurs prennent conscience de ces enjeux majeurs, ils pourront tenir en main un double destin, celui de la consommation urbaine et celui de la production rurale.

Enfin, il ne saurait y avoir des réformes urbaines et rurales, des réformes sociales et économiques, des réformes politiques et éducatives, sans une réforme éthique. Mais la réforme éthique est difficile, car elle ne passe pas par de simples leçons de morale. Il faut donc prendre conscience que réforme de la pensée et réforme de l'éducation sont devenues des problèmes fondamentaux de notre humanité à l'échelle planétaire. Or, le système d'éducation mis en place en Occident depuis plus de deux siècles est désormais universalisé. Lequel système ne nous rend pas aptes à traiter les problèmes à la fois fondamentaux et globaux. Pourquoi ? Parce que nous avons un enseignement parcellaire, compartimenté, où les savoirs sont enseignés dans une logique disciplinaire qui sépare les connaissances au lieu de les relier. Il faut donc une « réforme de la pensée » pour que tous les éléments séparés entrent en symbiose, en synchronisme et en confluence.

Réforme urbaine et réforme rurale supposent conjointement d'autres réformes, et que ces réformes s'inscrivent dans une politique générale, afin de créer une nouvelle voie dans notre devenir. Si cette nouvelle voie se développe et que l'ancienne dépérit, l'humanité accédera à un stade nouveau, c'est-à-dire à une société de nature planétaire qui, sans nier les nations, sans nier les différences et les particularités, sans nier les originalités, sans nier les patries, les engloberait dans une conception d'un destin humain commun dans la Terre Patrie.

 

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