L’archipel unifié du XV de France

Si le Sud-Ouest reste un terreau fertile pour le rugby tricolore, le vivier s’est élargi aux banlieues franciliennes et au Pacifique.
Cameron Woki lors du match France-Italie, le 6 octobre.
Cameron Woki lors du match France-Italie, le 6 octobre. (Crédits : FAUGERE FRANCK/ PRESS SPORTS)

Dans son exploitation de Margouët-Meymes, village gersois comptant 157 habitants et 1 400 canards à foie gras, Jérôme Jelonch finit de protéger les rondins impeccablement tronçonnés d'un stère de bois prêt pour la vente. La veille, comme après chaque match, il a débriefé avec son fils Anthony, qui a accroché la Coupe du monde après une lourde blessure. « Comme mon père, mon grand-père et moi-même, il aurait pu choisir un métier de nos campagnes, souligne le papa du troisième ligne des Bleus. Il a suivi des études au lycée agricole Beaulieu à Auch. Finalement, ce cursus l'a propulsé vers l'équipe de France. »

En 2012, Anthony Jelonch conduit l'équipe de Beaulieu jusqu'au bouclier du championnat de France scolaire. « Il dépassait tout le monde d'une tête, se souvient Sébastien Bonis, entraîneur de la section rugby de l'établissement. Anthony était monstrueux à l'arrière de la mêlée mais j'avais un autre surdoué derrière le paquet : Antoine Dupont, que je faisais jouer ouvreur. Quand le ballon arrivait dans ses mains, c'était panique en face. »

Antoine Dupont venait d'une ferme de Castelnau-Magnoac, 800 habitants, ancien chef-lieu de canton des Hautes-Pyrénées, en lisière du Gers. Son frère aîné Clément, très bon joueur amateur, a transformé la métairie en domaine pour mariages, banquets et séminaires. Il élève toujours en parallèle des porcs noirs de Bigorre, une race sauvée de l'extinction qui produit le meilleur jambon AOC du pays - c'est là que la star du rugby français a passé le confinement.

« Confit connection »

Autres membres de cette « confit connection » : les talonneurs Julien Marchand et Pierre Bourgarit, « ancien joueur de l'autre lycée d'Auch, Le Garros », ainsi que le pilier Cyril Baille ont aussi grandi dans ces villages au milieu des champs et au pied des crêtes dentelées des Pyrénées. On peut y associer les Basques Charles Ollivon et Maxime Lucu. « Les commentateurs parlent de rugby du terroir mais on peut aussi le dire dans l'autre sens », s'amuse Sébastien Bonis. Ce XV de France a donc gardé l'accent du Sud-Ouest, avec quelques variantes provençales moins rocailleuses et plus chantantes (Gaël Fickou, Jean-Baptiste Gros, Melvyn Jaminet).

« En 1987, dans l'équipe de la finale face aux Blacks, il y avait un étudiant du Racing, Franck Mesnel, la poutre des Alpes, Alain Lorieux, et le véliplanchiste du Var, Éric Champ, re-situe Jean-Pierre Garuet. Les douze autres ? On devait tenir dans quelques cantons du Sud-Ouest. » Lui-même négociant en pommes de terre, le pilier droit des Bleus chargeait encore dans la camionnette familiale de lourds sacs en toile de jute pour une livraison urgente la veille du départ pour la première Coupe du monde en Nouvelle-Zélande. « En devenant professionnel et très médiatique, notre sport a trouvé de formidables ressources dans des territoires éloignés de nos villages sans perdre son âme et c'est génial, poursuit Garuet. Cette équipe est la plus forte jamais vue. »

La présence du Normand Gabin Villière, de l'Angevin Paul Boudehent ou du Lyonnais Baptiste Couilloud montre que le rugby gagne (doucement) du terrain vers le centre, l'ouest et le nord. Mais la sélection confirme surtout une solide implantation dans les lointains territoires du Pacifique et les proches banlieues de Paris.

Cette équipe renvoie dans leurs 22 les déclinistes et les fatalistes

Guerriers ultramarins

Le groupe de Fabien Galthié compte quatre Wallisiens de souche ou exilés en Nouvelle-Calédonie (Peato Mauvaka, Romain Taofifénua, Sipili Falatea et Yoram Moefana), plus le Néo-Zélandais d'origine samoane Uini Atonio et Matthieu Jalibert, détecté au collège à Nouméa, où son père, militaire, avait été affecté.

Selon Jean-Jacques Taofifénua, ancien joueur et recruteur de talents des îles, le Wallisien est taillé pour ce sport : « Comme les Maoris néo-zélandais, les Samoans ou les Tongiens, nous sommes naturellement grands, costauds et certains galopent comme des ailiers. En plus, nous ne rechignons pas au combat. Nouméa, où vivent 20 000 Wallisiens, et nos deux îles alimentent les clubs de tous les niveaux. » Le rugby a été importé dans cette France du bout du monde par des missionnaires et des militaires. « Essai transformé », sourit « Tao ».

La percée plein axe du ballon ovale était moins évidente dans les cités franciliennes. On joue plus facilement au football qu'au rugby sur les parvis bitumés des barres HLM. Les familles sont originaires de pays de culture foot, les gamins rêvent de devenir Thierry Henry ou Kylian Mbappé, les bons joueurs décrocheront au minimum un job correctement payé dans les divisions inférieures de championnats européens. Après São Paulo, l'Île-de-France est la deuxième région de naissance de footballeurs professionnels dans le monde.

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Des campus aux banlieues

Pourtant, Cameron Woki de Bobigny, Sekou Macalou de Massy et Jonathan Danty de Pantin disputent ce Mondial. Leur présence est révélatrice d'une mutation. À l'origine, le rugby à Paris était pratiqué par des étudiants en médecine, en écoles d'ingénieurs ou de commerce, sur des terrains proches des facs. Un exutoire physico-ripailleur destiné à marquer leur capacité à maîtriser des règles compliquées et, surtout, à organiser des troisièmes mi-temps débridées remplies de buffets campagnards et de jolies filles.

À partir des années 1990, des professeurs, des éducateurs, des policiers souvent originaires du Sud-Ouest sont missionnés par les municipalités et la Ligue pour créer des clubs dans les banlieues, où le réservoir de jeunes est immense. Ils obtiennent des résultats sportifs et sociaux, canalisent les énergies de centaines d'adolescents et leur inculquent les fameuses valeurs du rugby. Courage, sens du collectif, respect de l'adversaire, solidarité, cohérence, diversité des profils... Ces valeurs soudent aussi ces Bleus, en plus du talent, de la force et de l'efficacité, marque de fabrique de Fabien Galthié.

Dans ce groupe, personne ne se pose de questions de classe ou d'origine. Dupont écoute le rappeur Damso avant les matchs et tous chantent Dans les yeux d'Émilie remixé par les bandas du Sud-Ouest. Le XV tricolore renvoie dans leurs 22 les déclinistes et les fatalistes, plaque les résignés à une France archipélisée, et laisse sur la touche le discours ambiant (et dangereux) qui oppose une présumée France rurale laborieuse et identitaire à une tout aussi fantasmée France des banlieues profiteuse et délinquante.

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