Revue

Une histoire de la ville

À la fois objet de désir et de rejet, la ville a fait en sorte que quatre milliards d’habitants de la planète sont devenus des urbains. L’Histoire de la ville se raconte à travers Uruk, fondée il y a 4000 ans avant notre ère, mais aussi Lübeck, Venise, Lisbonne, Manchester… Comment sommes-nous passés de la ville marchande à la ville industrielle et pourquoi le modèle urbain a-t-il persisté dans le temps ? (Cet article est issu de "T" La Revue de La Tribune - N°3 Février 2021)
Il faut remonter aux environs de 4 000 ans avant notre ère pour trouver les origines de la première véritable cité répertoriée comme telle, la ville d’Uruk, située entre le Tigre et l’Euphrate, au cœur de l’ancienne Mésopotamie. Ici, l’antique cité en 3 000 av. J.-C., image 3D réalisée par une équipe de chercheurs de Western Sidney University.
Il faut remonter aux environs de 4 000 ans avant notre ère pour trouver les origines de la première véritable cité répertoriée comme telle, la ville d’Uruk, située entre le Tigre et l’Euphrate, au cœur de l’ancienne Mésopotamie. Ici, l’antique cité en 3 000 av. J.-C., image 3D réalisée par une équipe de chercheurs de Western Sidney University. (Crédits : Anton Bogdanovych)

Quelle est la plus grande migration de l'histoire de l'humanité ? Celle qui a conduit les hommes vers les villes. Depuis que les premières cités sont apparues entre le Tigre et l'Euphrate, près de 4 000 ans avant notre ère, quatre milliards d'habitants de la planète sont devenus des urbains. En 2050, les deux-tiers de l'humanité vivront dans les villes. En 1900, onze villes dans le monde comptaient plus d'un million d'habitants. Aujourd'hui, on recense une trentaine de villes de plus de 10 millions d'habitants, dont la plupart se trouvent en Asie. Cette explosion urbaine, particulièrement marquée depuis le xixe siècle, pose aujourd'hui un problème majeur : les villes occupent 4 % de la surface de la planète mais sont responsables de 70 % des émissions de gaz à effet de serre. D'où les questionnements sur l'avenir de la ville, sa transformation, son adaptation au monde de demain et surtout la façon dont elle peut redevenir accueillante et confortable.

Le temps des pandémies

Cette remise en cause du modèle urbain s'est encore accentuée avec la pandémie de la Covid-19 qui a durement frappé toutes les grandes cités du monde. C'est loin d'être une première. Au cours des siècles, la ville s'est forgé la réputation d'être le vecteur de toutes les grandes crises sanitaires de la planète, la pandémie de la Covid-19 étant le dernier épisode d'une longue suite de catastrophes sanitaires. En 428 av. J.-C., Athènes est ravagée par le typhus. L'histoire de l'empire romain est jalonnée de grandes épidémies qui se répandent jusqu'en Gaule et en Germanie. Au Moyen Âge, la lèpre et la peste frappent la plupart des grandes villes européennes. Au vie siècle, la peste justinienne tue entre 20 et 25 millions d'individus sur tout le pourtour de la Méditerranée. Entre 1347 et 1352, la peste bubonique, dite aussi la « mort noire », tue entre 30 et 50 % des Européens. Apparue d'abord en Chine sous la dynastie mongole des Yuan, elle se répand dans toute l'Asie centrale, transportée par les hordes mongoles, qui en font presque une arme de guerre. On raconte que lors du siège de Caffa, un comptoir et un port génois des bords de la mer Noire, en Crimée, les guerriers mongols catapultaient les cadavres des leurs, frappés par la peste, par-dessus les fortifications de la ville pour contaminer les habitants. Depuis Marseille où elle se déclare en novembre 1347, elle atteint Paris en août de l'année suivante puis toute l'Europe du nord en 1349. Entre 1340 et 1440, la France perd 40 % de ses habitants. En Europe, les épidémies de peste noire sont récurrentes jusqu'au xviiie siècle et reviennent presque tous les quinze ans. Le cas de la ville de Marseille est particulièrement intéressant car il évoque un scénario que nous avons expérimenté avec la Covid-19. La peste y apparaît le 20 juin 1720, mais elle n'est officiellement déclarée que plus d'un mois plus tard, à la fin de juillet dans le souci des autorités de ne pas perturber les activités économiques. L'ordre de confinement ne viendra finalement qu'en septembre, par une décision du Conseil du Roi, qui impose le blocus du port. Après cinq mois de confinement strict et trente mois d'isolement réglementaire, la maladie emportera tout de même la moitié de la population de la ville qui comptait alors environ 100 000 habitants.

Il ne faut pas non plus oublier la pandémie de choléra qui frappe l'Europe au début du xixe siècle. Née en Inde en 1826, elle atteint Moscou en 1830, Berlin un an plus tard et Londres et Paris en 1832. Frappant particulièrement les quartiers les plus denses de Paris (le Marais, les Halles), cette épidémie fera près de 100 000 victimes dans la région parisienne entre mars et septembre. Et cet épisode frappera tellement les esprits, qu'il va enclencher le déploiement d'un véritable système d'assainissement (en 1832, il n'y a qu'une dizaine de kilomètres de réseau d'égouts à Paris) qui couvrira presque toute la ville entre 1850 et 1880, jusqu'à l'instauration du tout-à-l'égout obligatoire en 1894. Quant à la grippe espagnole (tout d'abord appelée la « pneumonie des Annamites » car repérée d'abord sur des travailleurs et soldats d'origine indochinoise présents en France), elle frappera la capitale en trois vagues, entre octobre 1918 et janvier 1919. Comme dans le cas de la Covid-19, la progression de la maladie est d'autant plus rapide que l'on tarde à l'identifier. Les premiers cas sont documentés dès le mois de mai 1918, mais le risque est d'abord présenté comme « bénin » à l'opinion publique, avant que la courbe des décès ne commence à progresser de façon exponentielle à partir du mois de novembre, provoquant d'ailleurs une grave crise hospitalière, avec un manque criant de lits et de personnel... L'activité économique est bouleversée, les pharmacies sont prises d'assaut, le bétail n'est plus sorti dans les champs, mais curieusement, dans les grandes villes, les salles de spectacle et les restaurants restent ouverts et les voyages entre régions ne sont soumis à aucune restriction. Au total, la grippe espagnole fera plus de 400 000 victimes civiles et militaires en France, dont une partie importante dans les villes, pour des raisons évidentes, la première étant que la promiscuité est un facteur aggravant de la contagion.

Objet de désir et de rejet

Le plus singulier, à l'énoncé de cette longue suite d'épidémies, est qu'elles n'ont pas empêché les villes de continuer à se développer, et il est fort probable que la Covid-19 ne fera pas exception à la règle, même si un certain nombre d'urbains y ont vu l'occasion de prendre leurs distances avec la grande ville. Un phénomène qui touche surtout Paris, mais qui est antérieur à la pandémie : selon l'Insee, l'aire de Paris est la seule des grandes métropoles à avoir enregistré une baisse de sa population entre 2002 et 2017[1].

À dire vrai, la ville a toujours été un objet de désir et de rejet, de bonheur et de souffrance. Parce qu'elle incarne à la fois les aspirations et les appétits des hommes. On y prie et on y tue. On y commerce et on y vole. On s'y instruit et on s'y enivre. Dans toutes les représentations anciennes de la ville, cette dualité est constante : la ville est synonyme de richesse, de création, de savoir... et en même temps de perdition et de vices. Dans la littérature, elle est un territoire à conquérir pour les ambitieux, le terreau des révolutions, le refuge de ceux qui n'ont plus de terre. La création de la ville est parfois mystérieuse ou légendaire. Elle répond aussi souvent à un motif politique, elle peut être le fruit de la géographie environnante, mais dans tous les cas elle répond à l'aspiration de l'homme de partager des ressources, des moyens, des savoirs.

Il faut remonter aux environs de 4 000 ans avant notre ère pour trouver les origines de la première véritable cité répertoriée comme telle, la ville d'Uruk, située entre le Tigre et l'Euphrate, au cœur de l'ancienne Mésopotamie. Dans un livre passionnant, Metropolis[2], l'essayiste britannique Ben Wilson retrace le destin de cette cité, qui fut la plus peuplée du monde pendant au moins un millénaire et fut le creuset de la civilisation mésopotamienne. Les historiens se sont longtemps interrogés sur les raisons qui ont poussé les habitants de cette région à se rassembler sur ce site. Les conditions climatiques n'y sont guère favorables, les pluies sont rares, la terre est desséchée. Mais ce sont justement ces difficultés qui ont poussé les hommes à collaborer afin de creuser des canaux, d'irriguer les terres, de triompher de l'adversité en recherchent la protection de leurs divinités. Une agriculture, de l'élevage, des temples, une mise en commun de la force de travail, tels sont les éléments clés qui ont contribué à la fondation d'Uruk, qui, au temps de sa splendeur, était ceinte d'une haute muraille, parcourue de canaux alimentés par les eaux de l'Euphrate, agrémentée de jardins, de vergers, de palmiers, constituée en un entrelacs de ruelles bordées de maisons ouvrant sur des jardins intérieurs, peuplée de plusieurs dizaines de milliers d'habitants mais aussi d'éléphants, de buffles, d'ânes, de chèvres, de chiens, de bouquetins en liberté. Uruk s'étendait sur 230 hectares, les arts y étaient florissants et la cité était dominée par un ensemble de temples monumentaux. Ben Wilson explique aussi que c'est à Uruk que furent découvertes les plus anciennes tablettes écrites de Mésopotamie, ce qui accrédite la légende selon laquelle c'est dans cette cité que fut inventée l'écriture.

Uruk révèle déjà les fonctions essentielles de la ville : mettre en commun une force de travail, échanger, communiquer, en faire un lieu de rassemblement spirituel, le siège du pouvoir politique. La ville permet d'échapper aux pesanteurs de l'organisation clanique ou tribale. Les mœurs s'y adoucissent, de vastes courants d'échanges s'organisent, favorisant la création artistique mais aussi les progrès de la science et des techniques. Dans les siècles qui suivent, ces caractéristiques se vérifient. C'est de cette façon que s'explique l'éclosion de ce grand peuple de marins et d'entrepreneurs que formaient les Phéniciens, au cours du premier millénaire avant notre ère. Ils surent établir depuis leurs terres d'origine (le Liban actuel) un réseau de cités maritimes, sur tout le pourtour de la Méditerranée, de Byblos à Carthage, de la côte ouest du Maroc à Cadix et Lisbonne, échangeant de l'huile d'olive, des parfums, des tissus, mais aussi de l'argent, de l'or, du cuivre, de l'ivoire, jusqu'à Babylone et à Ninive. Les marins phéniciens s'aventuraient assez loin dans l'Atlantique pour y capturer des cargaisons de murex, ce gastéropode marin carnivore dont on extrayait une teinture, la « pourpre de Tyr », la couleur de la royauté, dont raffolaient les grands prêtres de Babylone et des autres grandes cités de la région.

Puis, dans le sillage des Phéniciens, se développent alors des grands ports autour de la Méditerranée, comme Athènes, Alexandrie, Byblos. La cité devient un centre économique, un nœud de transactions les plus diverses, elle apprend le cosmopolitisme, l'écriture devient un outil d'échanges. Plusieurs siècles avant notre ère, les Grecs jettent les bases d'un réseau de villes en mer Égée, en Asie mineure et jusque sur les côtes françaises, où ils s'installent auprès d'une tribu Ligure pour fonder ce qui est aujourd'hui la ville de Marseille. À leur contact, les marchands étrusques commencent à ériger leurs propres cités dans la vallée du Pô et en Toscane. Un peu plus au sud, sur les rives du Tibre, un groupe de langue latine, vivant dans des huttes sur le mont Palatin, draine les marais et commence à bâtir une ville qui fut appelée Rome. Cette cité « était le fruit des idées nouvelles qui arrivaient par bateau de l'autre côté de la Méditerranée » écrit Ben Wilson[3]. La civilisation grecque, chère à mes souvenirs d'étudiant, s'est déployée en Europe du sud grâce à une vaste constellation de près de 1 000 villes perchées sur les côtes et les îles de la Méditerranée, « comme des grenouilles autour d'une mare », selon le mot de Platon. Ces cités étaient ouvertes aux influences étrangères, en provenance d'Asie, d'Égypte, de Mésopotamie, de Perse, ce qui favorisait la diffusion de nouvelles théories en matière de navigation, d'astronomie, de médecine, de philosophie. L'administration de ces cités a donné lieu à la formulation d'une véritable philosophie politique, que les Grecs ont nommée polis, un concept proposant les bases de l'organisation politique, religieuse, militaire et économique des citoyens libres formant ces nouvelles communautés urbaines.

Sous l'empire romain, en Gaule, en Germanie, en Angleterre, c'est le désir des élites des peuples conquis d'adopter un mode de vie plus élaboré, d'accéder au concept latin de cultus, synonyme de raffinement, de sophistication, de rompre avec la vulgarité de la rusticitas, qui pousse à la création des villes. L'empire était lui aussi constitué d'un réseau de cités, centres militaires et administratifs, bâties sur le modèle méditerranéen, reliées entre elles par des routes et des ponts. En Gaule, la via Agrippa reliait Arles à Boulogne-sur-Mer par Lyon et Amiens, la via Domitia, depuis l'Espagne et Narbonne, atteignait Briançon. En Angleterre, en Germanie, en Espagne, dans les Balkans, de véritables réseaux routiers reliaient entre eux les principaux centres urbains de l'Empire. La Lutèce gallo-romaine compte près de 10 000 habitants, concentrés sur l'île de la Cité et la rive gauche de la Seine. Elle est dotée d'un amphithéâtre, de thermes, d'un forum sur la montagne Sainte-Geneviève et doit son expansion économique à la corporation des Nautes, qui règnent sur le trafic fluvial (la nef représentée sur les armoiries de la capitale). Les familles aisées habitaient des villas bâties sur le modèle romain. Londinium, fondé en 43 après l'invasion de l'Angleterre par l'empereur Claude, devient rapidement un centre de commerce important avec les provinces romaines du continent, « énormément fréquentée par les marchands et les navires de commerce » comme l'écrit Tacite dans ses Annales.

La ville, carrefour des échanges

C'est en grande partie sur ce réseau d'infrastructures routières et de cités marchandes que se développent les grandes villes du Moyen Âge au cours duquel se déploie une première vague d'urbanisation. Au xiiie siècle, Paris est la plus grande ville de l'Occident chrétien avec plus de 200 000 habitants. Une nouvelle population urbaine s'agrège autour des cathédrales et des châteaux dont la construction draine vers la ville des milliers d'ouvriers, tandis que l'essor économique et le développement des corporations de métiers favorisent l'apparition d'une nouvelle classe de « bourgeois » qui repoussent les anciennes limites de la cité. Entre le xie et le xive siècle, Paris se dotera ainsi de trois enceintes, avant que Louis XIII n'en bâtisse une quatrième au moment de la guerre de Trente Ans.

Dans le nord du continent, au cours du xiie siècle, la ville de Lübeck, fondée à la fin des années 1150, donna naissance à une vaste expansion urbaine vers les terres slaves de l'Est européen, sous l'impulsion des chevaliers Teutoniques, qui se concrétisa par la création de plusieurs centaines de villes en deux siècles à peine, alimentée par une fièvre de conquête de nouveaux territoires. Mais Lübeck et d'autres villes de cette région comme Hambourg se voulaient non seulement des centres marchands mais aussi des défenseurs d'une nouvelle classe urbaine « libre », choisissant de se gouverner elle-même, hors de l'emprise des princes et de l'église. Lübeck devient une « ville impériale libre » en 1226, gouvernée par un conseil de vingt membres nommés par les guildes marchandes, désignant quatre maires, qui, pendant des siècles furent considérés comme des personnages politiques de premier plan en Europe. Avec Hambourg, elle aussi une ville-libre (elle est aujourd'hui l'un des länder de la république fédérale), et Brême, Lübeck forme la Hanse, une association de villes marchandes, régnant sur des territoires que forment aujourd'hui les pays Baltes, la Scandinavie, l'Allemagne, la Pologne, et dont l'influence s'étendit sur toute l'Europe politique et économique jusqu'au xviiie siècle. Et elles jouent, aujourd'hui encore, un rôle essentiel dans les économies européennes.

Venise est un brillant exemple de ce concept de ville-état. Au xiie siècle, elle figurait parmi les plus grandes villes occidentales, avec plus de 100 000 habitants, et s'était dotée d'une organisation politique tout à fait singulière, formant la « République de Venise », répondant à l'idéal de la République de Platon. Dès 1310, la ville est gouvernée par un « Conseil des Dix », représentant l'oligarchie de la cité, et qui élit un doge à vie. Moins « démocratique » que celui des villes hanséatiques, ce système de gouvernement permit à Venise d'étendre son influence économique sur une grande partie de l'Europe, mais aussi vers l'empire byzantin, la mer Noire, l'Asie centrale et même la Chine. Cette indépendance républicaine ne prit fin qu'en 1796 avec l'invasion de la ville par les troupes de Bonaparte. Plus que toute autre ville européenne, Venise fut le symbole, pendant plusieurs siècles, d'un triple rayonnement, marchand, politique et culturel.

Plus tard, les grandes découvertes accélérèrent encore l'enrichissement des grandes villes européennes. À la fin du xve siècle, l'Europe entière avait les yeux tournés vers Lisbonne, une ville cosmopolite vers laquelle convergeaient les marchands de tout le continent, et notamment les Allemands et les Hollandais. C'était alors la cité la plus exotique d'Europe, ouverte sur les grandes cités marchandes d'Asie (en 1500, sept des plus grandes villes du monde étaient situées sur le continent asiatique), mais aussi sur l'Afrique et bientôt l'Amérique. Les cartographes tenaient alors le haut du pavé et leurs représentations du nouveau monde s'arrachaient à prix d'or, quand elles n'étaient pas jalousement gardées par le souverain.

La ville industrielle

Naturellement, c'est au cours du XIXe siècle et jusque dans les années 1930 que l'expansion urbaine s'accélère de façon spectaculaire. Les révolutions technologies, la naissance de l'industrie, ont fait des villes les acteurs clés du développement économique. Certes, entre 1600 et 1800, Paris a gagné 250 000 habitants, Londres 200 000, Lisbonne 165 000. Mais le XIXe siècle bat tous les records. Londres abrite 2,5 millions d'habitants en 1901, Paris près de 2 millions à la veille de la première guerre mondiale, New York près de 3,5 millions. Pourtant, la promiscuité, les conditions d'hygiène publique déplorables, la criminalité, un habitat vétuste, les encombrements de la circulation, suscitent des flots de critiques de la part des contemporains. Ils s'inquiètent déjà de la « surpopulation ». La révolution industrielle a attiré dans les villes des millions de ruraux et créé une nouvelle classe sociale, celle des prolétaires. Les villes se couvrent d'usines et d'ateliers. En 1840, un chroniqueur décrit la ville de Manchester comme « la cheminée du monde ». Près de 500 cheminées exhalent une fumée épaisse, issue de la combustion du charbon. Les usines textiles foisonnent, au point que la ville gagne le surnom de « Cottonpolis ». Les conditions de vie des ouvriers sont misérables, ils vivent entassés dans de véritables taudis. C'est en les visitant que le jeune Friedrich Engels, envoyé à Manchester par sa famille afin qu'il oublie ses idées communistes (son père y possédait une filature de coton), écrira son fameux livre, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, publié en 1845. Manchester est loin d'être un exemple isolé de cette urbanisation à marche forcée. À la même époque, Chicago est décrite comme « la ville la plus laide du monde » à cause de ses aciéries, de ses fabriques de rails de chemin de fer, de sa pollution, de ses locomotives, du bruit incessant. La plupart des grandes villes européennes se couvrent également d'usines, comme Berlin et sa « Siemensstadt », les villes rhénanes, Saint-Pétersbourg, Moscou, Milan, la proche banlieue parisienne. C'est aussi l'époque où les villes se modernisent grâce à l'apparition des métros, des tramways, de l'électricité, des réseaux d'eau potable, des immeubles de grande hauteur équipés d'ascenseurs. Le baron Haussmann transforme Paris, l'équipe de jardins publics et de bois, détruisant au passage l'habitat ancien de plusieurs milliers de familles modestes.

De marchande, la ville devient industrieuse et industrielle. Elle n'est plus la vitrine des souverains mais celle des financiers et des entrepreneurs. Elle se transforme en objet politique d'un genre nouveau et bouillant : la fabrique de la révolution, le lieu de l'affrontement de classes, de la grève, de la revendication, de la violence sociale qui nourriront la chronique urbaine jusqu'à la fin des années 1930. En un siècle, entre 1850 et 1950, la ville a concentré les acquis, les contradictions et les fragilités du capitalisme. Le modèle urbain s'est enrichi d'une strate supplémentaire : sur celle des Lumières, s'est agrégée celle du productivisme. C'est de ce modèle dont nous avons finalement hérité et que nous cherchons aujourd'hui à transformer.

[1] « En France, neuf personnes sur dix vivent dans l'aire d'attraction d'une ville », Insee, 21 octobre 2020.

[2] Metropolis: A History of Humankind's Greatest Invention par Ben Wilson, Jonathan Cape, 2020.

[3] Op. cit.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 - Rêvons nos villes - Février 2021 - Découvrez la version papier

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Commentaire 1
à écrit le 10/06/2021 à 10:04
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Parce qu'il est plus facile de manipuler une population concentrée via le "pain et les jeux" que des indépendants, autonomes, aux esprits bien plus libres et de ce fait bien plus exigeant en ce qui concerne leur espace vital.

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