Après le ministère de la Santé pour la première version de Tous Anti-Covid (StopCovid), l'Etat est à nouveau épinglé par la Cnil. Cette fois, il s'agit du ministère de l'Intérieur, sanctionné pour l'utilisation abusive, en dehors de tout cadre légal, de drones équipés de caméras, notamment pour surveiller le respect des mesures de confinement. Jeudi 14 janvier, la Commission nationale informatique et libertés a rendu publique la sanction contre le ministère de l'Intérieur, décidée le 12 janvier à la suite d'une procédure de contrôle initiée en mai dernier.
L'Etat n'est puni par aucune amende, tout simplement parce que la Cnil n'en a pas le pouvoir. D'où sa décision de rendre publique la sanction, assortie d'une injonction à "se mettre en conformité avec la loi Informatique et Libertés". La Cnil "demande ainsi au ministère de cesser tout vol de drone jusqu'à ce qu'un cadre normatif autorise un tel traitement de données personnelles ou jusqu'à ce qu'un système technique empêchant toute identification des personnes soit mis en œuvre", déclare l'institution dans un communiqué.
Pas d'étude d'impact, peu d'information des citoyens, mécanisme de floutage inefficace et trop tardif
Dans le détail, les manquements reprochés à l'Etat par la Cnil sont nombreux. L'institution rappelle que la loi Informatique et Libertés prévoit que les traitements de données mis en œuvre par l'État, notamment pour prévenir ou détecter les infractions pénales, mener des enquêtes ou se prémunir contre des atteintes à la sécurité publique, doivent être prévus par un texte -législatif ou réglementaire. En outre, une analyse d'impact doit être réalisée lorsque ces traitements présentent un risque élevé pour les droits et libertés des personnes.
Mais la Cnil souligne que "à ce jour, aucun texte n'autorise le ministère de l'Intérieur à recourir à des drones équipés de caméras captant des images sur lesquelles les personnes sont identifiables". De même, "alors qu'elle est obligatoire, aucune analyse d'impact n'a été communiquée à la CNIL concernant l'utilisation de ces drones".
Le gendarme de la vie privée reproche également un manque d'informations auprès des citoyens. "Le public n'était pas non plus informé de l'utilisation des drones comme il aurait dû l'être".
L'institution estime enfin que le mécanisme floutant l'image des personnes développé par le ministère de l'Intérieur n'est pas satisfaisant. "Ce mécanisme n'empêche pas nécessairement l'identification des personnes dès lors que les services du ministère de l'Intérieur sont en mesure de désactiver le floutage", relève la Cnil. De plus, ce mécanisme est arrivé trop tard, au moins d'août, alors que de nombreux vols avaient été réalisés depuis mars.
Le Conseil d'Etat a déjà ordonné deux fois l'arrêt de l'usage de drones de surveillance par la préfecture de police de Paris
Dès mars 2020, plusieurs articles de presse ont révélé l'utilisation, par les forces de police et de gendarmerie, de drones équipés de caméras afin de veiller au respect des mesures de confinement. "L'utilisation de tels drones lui paraissant susceptible d'impliquer le traitement de données personnelles, la présidente de la CNIL a adressé un courrier au ministère de l'Intérieur le 23 avril 2020 afin d'obtenir des précisions sur ces dispositifs et leurs caractéristiques", précise la Cnil.
Dès la révélation de l'usage de drones de surveillance par la police, en mars, les associations La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l'Homme avaient attaqué le ministère de l'Intérieur, arguant l'absence de cadre légal. Mais leur recours en justice avait été rejeté par le tribunal administratif de Paris.
Le 7 mai, Marie-Laure Denis, la présidente de la Cnil, décide de procéder à des contrôles concernant l'usage des drones, qui ont débouché sur la sanction révélée ce jour. Le 18 mai, le Conseil d'Etat a inversé la décision en ordonnant la suspension de l'usage des drones par la préfecture de police de Paris, l'estimant illégale. Le Conseil d'Etat relevait alors une "atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée", dénonçant "la mise en œuvre, pour le compte de l'État, d'un traitement de données à caractère personnel sans l'intervention préalable d'un texte réglementaire". Et en décembre, le Conseil d'Etat a complété sa précédente décision en interdisant l'usage des drones pour filmer des manifestations, visant la préfecture de police de Paris qui avait eu recours à des drones pour filmer les manifestations contre la loi de sécurité globale.
Un cadre légal sur les drones de surveillance attendu dans la loi Sécurité globale
Mais l'Etat devrait bientôt être dans son bon droit, car les articles 21 et 22 de la loi Sécurité globale, adoptée par l'Assemblée nationale fin novembre, vont créer ce cadre légal.
Dans le détail, l'article 21 détaille l'usage des caméras-piéton des forces de police. L'objectif : permettre aux forces de l'ordre de faire plus facilement des prises de vues dans la rue, alors même que le très controversé article 24 prévoyait de rendre plus difficile pour les citoyens de filmer les forces de l'ordre en intervention. L'article 21 prévoit effectivement un accès élargi aux enregistrements des caméras-piéton, ou caméras individuelles, notamment à la police municipale et aux agents municipaux.
De son côté, l'article 22 encadre l'usage des drones de surveillance. Il autorise notamment les forces de l'ordre à effectuer des prises de vues aériennes à des fins de maintien de l'ordre, donc possiblement pour les cas d'usage dénoncés par le Conseil d'Etat et la Cnil.
Moins controversés que l'article 24, les articles 21 et 22 sont aussi dans le viseur des associations de défense des libertés, mais aussi de l'Union européenne et de l'ONU. Ainsi, cinq rapporteurs de l'ONU ont épinglé la France au sujet de l'article 22. "L'article 22 autorisant l'utilisation de drones de surveillance au nom de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme permettrait une surveillance étendue, en particulier des manifestants." Et de poursuivre :
"Si cette loi était appliquée, elle aurait de graves implications pour le droit à la vie privée, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'expression dans le pays - ainsi que dans tout autre pays qui pourrait s'inspirer de cette législation."
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