Des chaînes entières arrêtées dans l'automobile, des usines qui tournent au ralenti et des salariés en chômage partiel. A mesure que les délais de livraison s'allongent, la planète découvre avec stupéfaction sa dépendance aux semi-conducteurs. De la taille d'un micromètre voire d'un nanomètre pour les plus sophistiqués, ces minuscules composants se sont imposés dans tous les compartiments de l'industrie à la faveur de la digitalisation. Ils sont omniprésents dans nos téléphones et ordinateurs, sous le capot de nos automobiles, dans le cockpit des avions, dans les robots médicaux, dans les supercalculateurs qui déterminent la valeur des cryptomonnaies ... et jusque dans les jouets des enfants.
Pourtant, difficile pour l'Homme de la rue de citer le moindre fabricant à l'exception (peut-être) d'Intel qui s'est fait connaître avec son fameux pictogramme Intel Inside. « Même les entreprises qui les utilisent dans leurs produits finaux appréhendent mal ce secteur d'activité très caché, très capitalistique et très dépendant de décisions politiques. Qui sait, par exemple, que le gouvernement taïwanais dépense des milliards à son profit ? », constate Mathilde Aubry. Titulaire de la chaire de management de la transformation numérique à l'EM Normandie, cette enseignante-chercheur vient de produire une étude instructive sur la pénurie actuelle de semi-conducteurs*. Pour cette professeure d'économie, la méconnaissance du secteur est, pour partie, responsable des tensions actuelles.
« Même si l'intensité de la crise était imprévisible, on voit que les industries automobile et aéronautique, très éloignées de l'électronique, mettent beaucoup de temps à s'ajuster alors que les épisodes de pénuries sont inhérents à ce marché par nature très cyclique et très instable ».
Cette mauvaise appréciation des enjeux ne concerne pas que le secteur privé, elle conduit aussi les décideurs publics à naviguer à vue et à réagir tardivement, relève Mathilde Aubry que le programme de reconquête proposé par Bruno Le Maire n'a pas convaincu. « On nous annonce un investissement de six milliards d'euros sur la high tech, donc sur les produits les plus miniaturisés, alors que ce ne sont pas de ceux-là dont ont besoin l'aéronautique et l'automobile. Le discours doit être plus global ». Pour cette experte, la France et l'Europe ont pêché par manque de vision. En renonçant à produire des composants pour se spécialiser dans la conception de circuits, le vieux continent a mis en péril sa souveraineté technologique et provoqué « une perte de compétitivité de pans entiers de l'économie ».
La rentabilité de nouvelles usines en question
Dès lors, comment remonter la pente ? Sur le papier, la solution paraît simple : relocaliser de la production des composants électroniques. Mais est-ce la bonne option ? Rien n'est moins sûr pour Mathilde Aubry. « Malheureusement, en stratégie, la facilité est souvent de mauvais conseil », rappelle-t-elle. Une chose est sûre. Investir maintenant dans de nouvelles fabriques ne permettra d'augmenter les capacités de production que dans plusieurs mois voire plusieurs années ... avec le risque que les nouvelles usines ne soient pas rentables. Entretemps en effet, la hausse des prix que nous connaissons aujourd'hui aura entraîné une baisse de la demande. « La conséquence sera alors une nouvelle phase de surplus comme le secteur en connaît cycliquement ».
Plutôt qu'une relocalisation tous azimuts, elle plaide d'abord pour re-développer des relations verticales entre les entreprises productrices de semi-conducteurs et celles qui conçoivent les biens finaux sur le modèle de ce qui existait dans les années 90. Souvenons-nous que, le néerlandais NXP a grandi dans le giron de Philips, l'allemand Infeon dans celui de Siemens. Quant au Franco-italien ST Microélectronics, il était rattaché à Thomson. En clair, « les fabricants de semi-conducteurs de sont éloignés doucement des fabricants d'électronique grand public notamment » obligeant les premiers à composer avec des enjeux contradictoires : répondre à la demande des seconds et « en même temps » innover et de préférence à un train d'enfer.
La priorité : « Repenser les relations inter-firmes »
Le fossé qui s'est creusé a de lourdes conséquences. « Il est aujourd'hui plus compliqué d'ajuster la production des semi-conducteurs aux besoins des utilisateurs en termes de quantité mais aussi de qualité ». La situation se complique lorsque, comme c'est le cas dans l'automobile par exemple, il existe plusieurs intermédiaires entre les deux bouts de la chaîne avec une production sans ou avec peu de stocks. « Au delà d'investir lourdement dans ce secteur si capitalistique, il est surtout important de revoir les relations inter-firmes au moyen de coopérations en R&D par exemple ou de prises de participations des firmes aval vers les firmes amont », en déduit Mathilde Aubry qui cite en exemple l'accord stratégique conclu récemment entre Renault et ST Micro-électronics ou le rapprochement entre Google et NXP en 2010. « Les accords entre entreprises verticalement reliées peuvent permettre une plus grande fluidité dans les échanges et d'éviter les conséquences de pénurie et de surplus », insiste-t-elle.
Dans ce contexte, que peuvent les pouvoirs publics européens ? Pour elle, ils doivent se garder de saupoudrer mais se concentrer sur les filières comme la e-santé ou la défense en prenant garde à soutenir les petites entreprises qui ne pourront pas répercuter la hausse des prix. « On ne pourra pas tout rattraper mais la France en particulier a des coups à jouer dans l'agri-tech, l'environnement ou le recyclage par exemple à condition d'avoir une stratégie ciblée ». L'étude publiée ces jours-ci appelle notamment à un « soutien clair » à des écosystèmes de filière capables de rapprocher les concepteurs de composants, les fabricants de composants mais aussi les développeurs de services et les laboratoires académiques. « Seul ce travail ouvre des opportunités de différenciation et peut générer un accroissement de la compétitivité et de la valeur ajoutée », souligne-t-elle.
En attendant, Mathilde Aubry voit au moins une vertu à la crise actuelle. « Elle a quelque chose de positif dans le sens où elle permet une acculturation très rapide au secteur trop méconnu des semi-conducteurs ». De fait.
*Pénurie de semi-conducteurs : réflexions, solutions et priorités
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