Rachat d'Arm par Nvidia : pourquoi ce "deal" dans les semi-conducteurs inquiète Bruxelles et Londres

Un an après l'annonce du rachat de la société britannique Arm, spécialiste des microprocesseurs, par le groupe américain Nvidia, champion des cartes graphiques, l'issue de cette opération à 40 milliards de dollars est incertaine. Deux enquêtes distinctes ont été ouvertes par la Commission européenne et les autorités britanniques, qui craignent l'apparition d'un monopole et une perte de souveraineté numérique au profit des États-Unis. Deux inquiétudes que Nvidia s'efforce de tempérer. Décryptage.
(Crédits : NVIDIA CORP)

Annoncé il y a un an le rachat d'Arm par Nvidia pour 40 milliards de dollars aura-t-il lieu ?  La question est aujourd'hui en suspens alors que des enquêtes concomitantes ont été ouvertes par l'Union européenne et les autorités britanniques. Société basée à Cambridge, au Royaume-Uni, Arm a été lancée en 1990 avec l'objectif de produire des architectures de puces électroniques à basse consommation d'énergie. Elle a connu un essor spectaculaire avec l'avènement du smartphone, alors qu'Apple, Samsung et leurs concurrents se jetaient sur ces licences de microprocesseurs susceptibles de ménager la batterie de leurs appareils. Neuf smartphones sur dix sont aujourd'hui équipés d'une puce Arm.

L'entreprise américaine Nvidia, de son côté, a commencé par fabriquer des cartes graphiques pour jeu vidéo, avant de capitaliser sur son expertise afin de proposer des puces très puissantes taillées pour l'intelligence artificielle. Elle fournit également de nombreux centres de données en microprocesseurs, si bien que ses performances économiques ont explosé avec la pandémie et la généralisation du travail à distance, qui a mis la pression sur l'industrie du cloud et entraîné d'importants investissements dans les centres de données.

Le rachat d'Arm lui donnerait un sérieux coup de pouce face à son concurrent direct, Intel, à l'heure où les puces basées sur l'architecture d'Arm gagnent en popularité et s'affranchissent du marché du smartphone pour toucher les ordinateurs et les centres de données. Apple a par exemple récemment abandonné les puces d'Intel au profit d'autres microprocesseurs, plus efficaces, basés sur la technologie Arm, afin d'équiper ses Macs. Les serveurs d'Amazon Web Services tournent également grâce à des puces Arm. Celle-ci appartient depuis 2016 au groupe Softbank, qui l'a rachetée à l'époque pour 32 milliards de dollars et souhaite désormais s'en séparer, dans le cadre d'une grande opération de restructuration qui vise à restaurer sa valorisation en bourse chancelante. Dans ce contexte, Nvidia a annoncé en septembre 2020 sa volonté de se porter acquéreur.

Un rachat en question

L'annonce n'a pas été du goût de tous. Les rachats sont pourtant monnaie courante dans l'industrie des semi-conducteurs, de celui d'Altera par Intel en 2015 à celui d'Atmel par Microchip en 2016. Cependant, Arm n'est pas vraiment un acteur de l'industrie comme les autres. Il y a, bien sûr, sa domination écrasante sur le marché du smartphone, mais aussi le fait que l'entreprise britannique a toujours adopté une politique de neutralité totale. Son modèle d'affaires implique de trouver autant de clients que possible pour ses designs et licences. Elle vend donc sa propriété intellectuelle à tout le monde, sans discriminer en fonction des intentions ou du domaine d'application, là où Intel, à l'inverse, contrôle méthodiquement qui peut ou non produire des puces compatibles avec sa technologie. Arm a également toujours refusé de signer des contrats exclusifs, une philosophie énoncée en 2013 dans sa doctrine « A shared purpose ».

 On désigne ainsi souvent Arm comme la Suisse du marché des microprocesseurs, une neutralité que Softbank a soigneusement veillé à préserver. Mais contrairement à Softbank, qui est une société d'investissements, et qui en tant que telle n'intervient que très peu dans le fonctionnement interne des entreprises qu'elle détient, Nvidia est un acteur majeur du marché des microprocesseurs. Ainsi, des entreprises comme Qualcomm et Samsung, qui comptent sur la neutralité d'Arm pour s'approvisionner en propriété intellectuelle auprès de l'entreprise, font désormais face à la perspective de voir l'un de leurs concurrents posséder la société britannique.

Un danger pour la concurrence ?

Ces entreprises craignent notamment que Nvidia se serve du rachat pour priver ses concurrents de la technologie Arm et fasse en sorte que celle-ci soit taillée sur-mesure pour ses microprocesseurs maison. Étant donnée l'ubiquité de la technologie Arm, Nvidia se retrouverait alors avec une position ultra dominante sur le marché. Qualcomm, Google, mais aussi Hermann Hauser, cofondateur d'Arm, qui a depuis quitté l'entreprise, ont exprimé leur opposition au rachat pour cette raison.

Plus problématique pour Nvidia : ces inquiétudes semblent partagées par les régulateurs européens et britanniques, qui ont tous deux ouvert une enquête sur le rachat pour risque d'entrave à la concurrence.

« Nous craignons que la prise de contrôle d'Arm par Nvidia ne crée des problèmes pour les rivaux de celle-ci, en limitant leur accès à des technologies clefs, entravant ainsi l'innovation sur plusieurs marchés importants en pleine croissance. Le tout avec des conséquences négatives pour les consommateurs, qui pourraient être privés de nouveaux produits ou confrontés à une hausse des prix », affirme ainsi Andrea Coscelli, qui dirige la Competition and Markets Authority britannique.

 « L'industrie des puces technologiques vaut des milliards et est vitale pour des produits que les entreprises et les consommateurs utilisent tous les jours. Cela inclut les technologies de traitement et stockage des données, critiques pour les entreprises numériques, mais aussi le futur développement de l'intelligence artificielle, qui sera crucial pour des industries de croissance comme la robotique et les voitures autonomes. » Un membre de la Competition and Markets Authority qui a voulu rester anonyme évoque également des risques pour la compétition dans les industries du jeu vidéo et de l'internet des objets.

Interrogé, un proche du dossier à la Commission européenne exprime des craintes similaires, en soulignant la neutralité d'Arm, qui rend ce rachat particulièrement problématique, et le fait que Nvidia soit un acteur majeur de l'industrie des microprocesseurs, contrairement à Softbank, ce qui explique que la Commission a jugé que ce précédent rachat ne présentait aucun risque pour la concurrence.

Lors d'un échange informel, Nvidia nie toute intention de changer le modèle d'affaires et la neutralité d'Arm, et affirme que le rachat de l'entreprise mènera au contraire à davantage de compétition. Le fabricant américain de microprocesseurs affirme en effet vouloir grossir l'écosystème d'Arm et permettre à celle-ci d'être plus présente sur le marché de l'entreprise et des centres de données, sur lequel x86, l'architecture d'Intel, est aujourd'hui omniprésente.

« Cette transaction sera bénéfique pour Arm, ses licences, la compétition et l'industrie», martèle un porte-parole de Nvidia.

Des affirmations qui ne semblent guère convaincre Cristiano Amon, le patron de Qualcomm. « Arm a déjà gagné, et ils ont gagné parce qu'ils sont indépendants. Ce n'est pas comme s'il était nécessaire qu'une entreprise rachète Arm pour que celle-ci remporte le succès », a-t-il récemment affirmé dans une interview accordée à Bloomberg TV.

Nvidia a évoqué que plusieurs pistes étaient à l'étude pour faire preuve de sa bonne foi, dont l'usage de l'intelligence artificielle afin de comparer le code que produira Arm et celui qu'utilisera Nvidia pour montrer qu'il s'agit bien du même, et donc que l'entreprise américaine ne cherche pas à concevoir un code sur-mesure pour ses propres produits.

Une affaire de souveraineté

Mais le rachat soulève également des inquiétudes en matière de souveraineté numérique. Nvidia étant une entreprise américaine, et le pays n'hésitant pas à mettre sa législation au service de ses intérêts économiques, l'idée de voir Arm passer sous son contrôle suscite à Londres et Bruxelles des sueurs froides que le rachat par Softbank n'avait nullement provoquées.

Si Nvidia assure qu'Arm restera une société de droit britannique, il en faudra sans doute davantage pour convaincre les autorités européennes et britanniques, sans même évoquer le pouvoir chinois, qui est resté jusqu'ici silencieux, mais pourrait bien mettre son grain de sel à l'avenir.

En effet, Arm constitue jusqu'ici une source d'approvisionnement relativement sûre pour la Chine, que les États-Unis s'efforcent d'isoler technologiquement depuis la présidence de Donald Trump. La neutralité d'Arm permet aux Chinois d'utiliser leur propriété intellectuelle pour leurs puces maisons. Huawei, entre autres, s'approvisionne ainsi massivement auprès du britannique, malgré les tentatives menées par l'administration Trump pour couper les ponts entre les deux entreprises. Une situation que le passage sous contrôle américain d'Arm pourrait bien renverser. Il est donc fort probable que la Chine, qui a également son mot à dire du fait de l'existence de la filiale Arm China, s'efforce de peser pour empêcher le rachat.

Car au-delà de la question du droit, se pose également celle de la souveraineté économique et industrielle. À l'heure où l'industrie mondiale des microprocesseurs connaît une situation de pénurie sans précédent, les États cherchent à muscler leurs capacités de production nationales et font leur grand retour sur le marché. Biden en a fait l'un des grands chantiers de sa présidence, avec un investissement de cinquante milliards de dollars dans l'industrie américaine des puces électroniques.

La Chine, de son côté, met le paquet sur le développement de ses microprocesseurs Risc et de ses propres plateformes logiciel, dont Harmony OS. Les Européens ne sont pas en reste, avec un ambitieux plan de relance visant à doubler leur part dans la production de puces électroniques d'ici à 2030. Et en Italie, le Premier ministre Mario Draghi a récemment bloqué l'acquisition de LVE, un fabricant de puces situé dans la région de Milan, par un groupe chinois. Dans ce contexte, le fait que les Britanniques laissent l'un de leurs bijoux nationaux leur échapper au profit du grand frère américain est loin d'être acquis. Les Européens, de leur côté, préfèrent sans doute savoir Arm au Royaume-Uni que de l'autre côté de l'Atlantique.

Autant de raisons qui laissent planer le doute sur le feu vert des autorités européennes et britanniques. La Commission européenne doit en théorie rendre son verdict le 13 octobre, mais se réserve la possibilité de prolonger son étude du dossier d'au moins quatre mois supplémentaires si elle juge qu'il existe bel et bien des risques pour la concurrence. Au Royaume-Uni, le lancement d'une deuxième phase d'investigation est plus que probable, la Competition and Markets Authority ayant fin juillet rendu un premier rapport dans lequel elle soulignait que le rachat constituait un danger pour la compétition. Bref, pour Nvidia, l'affaire est loin d'être dans la poche.

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Commentaires 6
à écrit le 05/10/2021 à 7:44
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Les technologies ARM et Risc n'ont pas les mêmes objectifs, elles sont complémentaires. ARM vise l'économie énergétique, ce qui est fondamental pour le XXIème siècle. C'est pourquoi ARM se retrouve dans tous les produits basse consommation. Risc vise...

le 06/10/2021 à 9:20
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ARM = Advanced Risc Machine... mais vous avez raison.

à écrit le 04/10/2021 à 14:59
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Je note que l'Europe tente de récupérer cet évènement en considérant cette fois que l'angleterre c'est l'europe... En vérité d'indépendance qu'elle soit racheté par les US oupas il n'y a pas ! car il s'agit toujours de l'anglosphère...

à écrit le 04/10/2021 à 12:54
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Il existe une architecture Open Source en train d'émerger: Risc V. Il suffit de la prendre comme base et de développer les capacités de production et de développement au niveau Européen. Pas la peine d'inventer une usine à gaz. Le problème n'est pas ...

à écrit le 04/10/2021 à 8:44
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Le jour ou la Chine s’éveillera livre d'Alain Peyrefitte était prophétique. Pourrait-t-il écrire le même avec notre UE ? Probablement pas, notre belle endormie n'est pas prête à se réveiller.

à écrit le 04/10/2021 à 8:15
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Si cela appartient à Softbank c'était déjà japonais, que cela passe entre les mains des américains n'a rien d'extraordinaire côté souveraineté, c'est bonnet blanc et blanc bonnet le mal est déjà fait et cette intervention des politiciens est de ce fa...

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