LA TRIBUNE - Jusqu'à récemment, le numérique était un sujet très peu politisé : qu'ils soient de gauche ou de droite, ceux qui comprenaient ses enjeux travaillaient main dans la main. De TousAntiCovid à la stratégie cloud de l'Etat, en passant par la startup nation ou le développement d'outils comme la reconnaissance faciale, les débats sont plus nombreux aujourd'hui. Le numérique est-il en train de devenir politique ?
REMI CARDON - Oui et c'est une bonne chose, car nous sommes collectivement arrivés à un moment où le numérique a des impacts concrets sur nos vies, et où l'on commence à avoir du recul sur les politiques menées ces dix dernières années. Tout le monde est confronté au numérique, que ce soit pour travailler, se divertir, s'informer, s'éduquer, acheter ou faire des démarches administratives. Nous commençons enfin à comprendre que les choix technologiques sont aussi des choix politiques au service d'un modèle de société. Avant, tous les connaisseurs du sujet voulaient juste que la France s'engage dans la révolution numérique. Maintenant que c'est fait, on réalise que la numérisation est inévitable mais problématique sur certains points. Il est donc temps que la gauche et l'écologie se saisissent sérieusement du sujet.
Quels sont les problèmes engendrés par la révolution numérique ?
Il y a de nombreux exemples : la dématérialisation des services publics impacte la vitalité de nos territoires, le rôle central de Doctolib pose question sur la politique de santé publique, la domination des Gafam interroge sur notre souveraineté numérique...
Les politiques qui nous ont menées à ces situations traduisent une certaine vision du monde. La question est donc de savoir quel monde on veut construire et quelle doit être la place du numérique dans ce monde. L'ubérisation, par exemple, a apporté beaucoup de bienfaits -des emplois et des nouveaux services pratiques et populaires- mais elle s'accompagne aussi d'une précarisation dangereuse du travail. Les pouvoirs publics n'ont pas encadré assez tôt les géants du numérique, avec le résultat que l'on connaît d'une domination sans partage des Gafam américains -Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Ndlr-, qui connaissent tout de nous et détiennent l'essentiel de nos données personnelles.
Est-il suffisant de dénoncer les effets pervers de la révolution numérique, comme l'ubérisation, la désagrégation des services publics ou la position hégémonique des Gafam, pour constituer une doctrine ? N'est-ce pas un constat partagé par tous les bords politiques, y compris le gouvernement ?
C'est relativement partagé, mais encore faut-il agir dessus. La politique, c'est faire des choix et établir des priorités. Et c'est là où naissent les différences et où le projet de société est important. La priorité d'Emmanuel Macron pendant tout son premier quinquennat a été de faire naître des licornes et de développer la startup nation. C'était la principale prérogative de Cédric O, l'ancien secrétaire d'Etat au Numérique. La vision de Macron, c'est que le numérique est un projet industriel qui a pour objectif de faire du profit et de diminuer les coûts, quitte à engendrer de la casse sociale et environnementale. C'est un numérique de droite, car Emmanuel Macron a développé le numérique en symbiose avec son projet néolibéral.
Ce n'est pas du tout une vision de gauche. L'Etat 100% dématérialisé, par exemple, promesse de Macron, c'est très bien en soi, car il est important de faciliter et simplifier les démarches administratives pour ceux qui le souhaitent et qui maîtrisent les outils numériques. Mais avec Macron cela se traduit par un délitement des services publics dans nos territoires et des millions de Français qui restent sur la touche. L'illectronisme touche au bas mot au moins 13 millions de personnes en France, c'est-à-dire des personnes qui ne sont pas capables d'utiliser un ordinateur ou un smartphone. Et près de la moitié des Français ne se sentent pas totalement à l'aise avec le numérique. Les maisons France Services, qui sont censées apporter à ces personnes les services publics près de chez eux, sont dans les faits incapables de réduire la fracture numérique.
Il est prévu une maison France Services par canton, mais c'est largement insuffisant : beaucoup de cantons sont trop grands -notamment chez moi dans la Somme-, et en plus cet objectif n'est même pas rempli en raison des difficultés pour implanter ces structures et trouver des personnes compétentes pour les animer. Macron a donc privilégié sa politique de réduction des coûts à une politique d'égalité face au numérique, qui est un outil qui peut accentuer les discriminations.
Comment définiriez-vous un « numérique de gauche » ?
Comme un numérique qui n'est pas un outil au service du néolibéralisme, mais un bien commun, ce qui signifie selon moi que l'Etat doit avoir pour mission d'en faire l'un des socles du tissu social, ce qui n'est pas le cas actuellement. Je suis même favorable à inscrire le droit à Internet comme un droit fondamental dans la Constitution.
La question de l'accessibilité à tous du numérique, à la fois dans les démarches administratives et pour l'accès à Internet, pour supprimer la fracture numérique, doit donc être une priorité pour la gauche.
Le deuxième grand enjeu, c'est le rôle du numérique dans la transition vers une société de la sobriété énergétique. Le numérique est loin d'être immatériel et génère une pollution considérable. Les grands groupes comme les Gafam, qui font du profit sur le numérique, devraient être taxés davantage pour contribuer à la transition écologique. Il y a aussi de gros efforts de pédagogie à réaliser pour casser la culture de la sur-consommation et favoriser une industrie française et européenne du reconditionnement des appareils électroniques. Le numérique doit servir nos valeurs.
Enfin, l'éducation au numérique et la cybersécurité sont les deux autres priorités, afin de faire du numérique un levier d'emplois et de développement économique.
N'est-il pas un peu contradictoire pour le PS de qualifier la politique d'Emmanuel Macron de « numérique de droite » ? Emmanuel Macron a été le ministre de l'Economie de François Hollande et c'est aussi le président socialiste qui a lancé la "startup nation" en créant la Mission French Tech en 2012 et en mobilisant la banque publique d'investissement, Bpifrance, pour investir des milliards d'euros dans les startups...
Il est logique et important de développer les startups, ce n'est pas quelque chose que je reproche à Emmanuel Macron. Depuis 2017, le président actuel a par ailleurs énormément amplifié l'action de son prédécesseur au détriment d'autres choix politiques. On peut aussi s'interroger sur les moyens mis en oeuvre pour la startup nation : est-ce que ça nous rapporte tant que ça ? Si on calcule le ratio entre les milliards d'euros dépensés et les emplois créés au final, est-ce si bénéfique ? Est-il positif pour la France d'être dépendante d'une plateforme privée, Doctolib, qui est en ce moment critiquée pour certaines dérives, dans le domaine régalien de la santé ? Etait-il opportun d'ouvrir un boulevard à Microsoft pour équiper nos écoles et nos administrations ? Tout ceci mérite réflexion.
La gauche n'est pas très audible sur le numérique et il ne semble pas y avoir de doctrine claire sur le sujet. Est-ce une préoccupation pour le PS, et, plus généralement, pour la Nupes ?
Oui. De l'Assemblée au Sénat, les parlementaires de gauche ont produit ces dernières années une dizaine de rapports qui, tous, font des constats similaires et appellent à des solutions similaires. Mais une fois dans nos groupes, nos partis, nos hémicycles et nos territoires, le sujet disparaît. Pire, nous n'avons pas de doctrine, de pensée, d'idéologie dans le cyberespace. J'appelle donc mes collègues Nupes de l'Assemblée nationale à travailler avec nous dans les mois à venir. Aujourd'hui, et plus encore depuis la crise sanitaire, le numérique est un nouvel espace social.
Il faut créer le contrat social de l'ère 4.0. Montrer qu'il y a d'autres façons d'aborder ces enjeux que celle d'Emmanuel Macron. Le renouvellement démocratique issu des élections législatives a engendré l'arrivée de nouveaux élus qui veulent travailler sur les sujets numériques dans les quatre partis de gauche qui composent la Nupes [LFI, EELV, le PC et le PS, Ndlr]. Il faut que nous nous réunissions tous et qu'on créé un cercle de réflexion commun pour construire ensemble cette doctrine, en plus des travaux dans nos partis respectifs, comme ceux que je mène pour le PS.
Est-il possible d'arriver à une doctrine commune, sachant qu'il y a à gauche des lignes beaucoup plus radicales que celle du PS sur certains sujets liés au numérique, notamment la startup nation ou le développement des technologies comme la reconnaissance faciale ?
Il a forcément des divergences, mais poser quelques bases serait utile. Un projet numérique de gauche doit s'opposer à la logique marchande du numérique, en faire un bien commun ouvert et au service de l'environnement et de la défense du modèle social. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'oppositions à cette colonne vertébrale qui peut être le postulat à partir duquel on établit une politique plus large.
Propos recueillis par Sylvain Rolland
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