Vérifier le port du masque dans les transports et les rues passantes, remplacer les billets pour accéder aux événements sportifs sans contact... Autant de scénarios possibles pour le recours à la reconnaissance faciale dans un contexte de crise sanitaire mondiale. Alors que les appels à moratoires s'étaient multipliés aux Etats-Unis et en Europe au début de l'année 2020, la reconnaissance faciale va t-elle connaître un regain d'intérêt en cette période de pandémie ?
Grâce à l'intelligence artificielle, la reconnaissance faciale permet l'identification d'une personne à partir de son visage ou de vérifier qu'elle est ce qu'elle prétend être (on parle alors d'authentification). Elle est ainsi capable d'analyser les traits du visage, mais aussi des données biométriques, comme les yeux, et de les comparer si besoin à des photos ou des vidéos. Cette technologie, très controversée, a déjà vu ses usages gagner du terrain au quotidien : déverrouillage de son smartphone, passage de frontières dans les aéroports, ouverture d'un compte bancaire, connexion aux réseaux sociaux...
En période de pandémie, de nouveaux débouchés semblent déjà se créer. Aux Etats-Unis, pays le plus durement frappé par le coronavirus, de nombreuses expérimentations sont déjà à l'étude. Pour les défenseurs de cette technologie, la reconnaissance faciale permet des authentifications rapides et sans contact - à l'heure où les citoyens sont appelés à respecter des gestes barrières, comme la distanciation sociale.
Des expérimentations dans les écoles et les stades
La semaine dernière, une école dans l'Etat du Kansas a annoncé qu'elle utiliserait un dispositif de reconnaissance faciale pour la réouverture de son école, couplé à une captation thermique, pour tenter de déceler d'éventuels cas d'élèves contaminés, rapporte le site spécialisé TechCrunch. Des équipes sportives américaines (Los Angeles Football Club, New York Mets...) réfléchissent également à déployer de la reconnaissance faciale à l'entrée des stades pour remplacer les traditionnels billets physiques, rapportait le Wall Street Journal début août.
"Dans un premier temps, il a été pensé que la crise sanitaire pouvait être un frein au développement de la reconnaissance faciale en raison du port du masque, qui rend complexe l'identification ou l'authentification d'une personne", explique Caroline Lequesne Roth, maître de conférences en droit public à l'université Côte d'Azur, spécialisée en droit algorithmique et gouvernance des données.
Selon une étude publiée fin juillet par le NIST (Institut National des normes et de la technologie des Etats Unis, qui définit les standards de la reconnaissance faciale), les taux d'erreurs d'identification vont de 5% à 50% sur les personnes portant des masques. Mais l'étude portait uniquement sur 89 algorithmes, ayant été développés avant la pandémie. "A la fin de l'été, nous serons en mesure de tester la performance des algorithmes spécifiquement créés avec le facteur "masque" en tête", explique le chercheur et auteur du rapport, Mei Ngan. Certaines entreprises chinoises, comme Hanwang, revendiquent déjà un taux de reconnaissance de 95% pour les porteurs de masques. En clair : le port du masque n'a pas tué les algorithmes de reconnaissance faciale, qui au contraire, sont déjà en train d'être adaptés.
Craintes de surveillance généralisée
"Au fil des mois, nous avons assisté à un renouvellement des outils et à la création de nouveaux usages pour la reconnaissance faciale", détaille Caroline Lequesne Roth. Et de poursuivre : "Des usages sectoriels précis, qui se dessinaient avant le Covid-19, ont été confortés par la crise sanitaire. C'est le cas pour les transports (gares et aéroports), les stades et, de façon plus timide, les écoles. La crise a permis d'étoffer les facteurs de légitimation des dispositifs de reconnaissance faciale, tout en restant dans les mêmes logiques de surveillance."
Les soupçons de surveillance généralisée et par conséquent, l'atteinte aux libertés individuelles, sont les principales craintes formulées par les opposants à cette technologie. "Nous voyons déjà les vendeurs de surveillance être tentés d'exploiter la pandémie du Covid-19 pour pousser à l'utilisation de cette technologie inefficace, invasive, et manifestement raciste (ndlr : en référence aux biais algorithmiques entraînant des erreurs d'identification et d'authentification plus élevées chez les personnes de couleur)", estime sur Twitter Evan Greer, directeur adjoint de Fight for the future, association américaine de défense des droits numériques, suite à la publication lundi d'une étude de l'Université de Michigan, appelant à interdire la reconnaissance faciale dans les écoles américaines. Car l'encadrement de la reconnaissance faciale fait débat.
Une technologie interdite en Europe... mais avec de nombreuses exceptions
Au sein de l'Union européenne, l'utilisation de cette technologie est interdite par principe par le fameux RGPD européen (Règlement général sur la protection des données) entré en vigueur en mai 2018, et la directive "Police Justice". Des exceptions sont donc possibles, notamment en recueillant explicitement le consentement des utilisateurs. "Les interdictions de principe et les exceptions appellent à des interprétations. Derrière ce cadre juridique, il y a une volonté implicite de l'Europe de construire un marché pour rester dans la course à l'intelligence artificielle face à la compétition internationale. Ce qui explique la position relativement attentiste de la part des autorités, notamment européennes, pour interdire ou lancer un moratoire sur la reconnaissance faciale", estime Caroline Lequesne Roth. Et de poursuivre : "Le problème n'est pas tant légal, que sociétal et politique. Il s'agit de déterminer quel choix de société nous souhaitons."
En France, Cannes a ainsi pu équiper son réseau de caméras urbaines d'une intelligence artificielle capable de détecter le port du masque chez les passants. Même expérimentation du côté de la RATP. Le groupe avait annoncé début mai avoir équipé la station de métro Châtelet-Les Halles à Paris de 6 caméras permettant de comptabiliser les porteurs de masques, grâce au logiciel de la startup française Datakalab. D'après la RATP, le dispositif n'avait pas pour but de verbaliser les usagers mais pouvait donner lieu à des opérations de prévention. Les usagers pouvaient manifester leur refus d'être filmé en faisant un "non" de la tête, selon le groupe. Un mois plus tard, l'expérimentation cesse et est critiquée par la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés).
Les usagers n'ayant pas réellement la possibilité de s'opposer au traitement de données à caractère personnel, le gendarme français a estimé que le développement incontrôlé des caméras intelligentes "présente le risque de généraliser un sentiment de surveillance chez les citoyens, de créer un phénomène d'accoutumance et de banalisation de technologies intrusives, et d'engendrer une surveillance accrue, susceptible de porter atteinte au bon fonctionnement de notre société démocratique", dans un communiqué de presse du 17 juin. En évoquant des motifs similaires, le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) a appelé fin juin la Commission européenne à un moratoire temporaire sur la reconnaissance faciale au sein de l'UE.
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