Macron et les Gafam : enquête sur une relation ambiguë

GRAND ANGLE. Le candidat de la « startup nation » en 2017 a été pendant cinq ans le président des startups et des investisseurs, développant l'attractivité et les performances de la French Tech à un rythme inédit. Sensible aux enjeux numériques quitte à les porter lui-même, Emmanuel Macron n'a cessé de soutenir le secteur, toujours richement doté en argent public, dans le but de renforcer la souveraineté numérique de la France et de l'Europe. Mais l'ambivalence et les contradictions du président et de son secrétaire d'Etat au Numérique, Cédric O, vis-à-vis des Gafam américains, font peser une épée de Damoclès sur le nouveau quinquennat. Leurs incohérences sont à l'origine de la plupart de leurs échecs dans le domaine du numérique, de la stratégie « cloud de confiance » à TousAntiCovid, en passant par le Health Data Hub, la « taxe Gafa » ou la loi Avia. La souveraineté numérique, inscrite pour la première fois au gouvernement au même niveau que l'Economie et les Finances, est-elle atteignable sans détricoter une partie de la politique menée jusqu'à présent ? Enquête.
Sylvain Rolland
Emmanuel Macron en 2018 lors du premier sommet Tech for good organisé par l'Elysée. Ici aux côtés de certains des géants de la tech, dont Satya Nadella (Microsoft) et Mark Zuckerberg (Facebook), tous deux à sa gauche.
Emmanuel Macron en 2018 lors du premier sommet Tech for good organisé par l'Elysée. Ici aux côtés de certains des géants de la tech, dont Satya Nadella (Microsoft) et Mark Zuckerberg (Facebook), tous deux à sa gauche. (Crédits : Reuters/Charles Platiau)

En 2017, Emmanuel Macron le technophile se désignait lui-même comme le candidat de la « startup nation », et plaçait le numérique au cœur des enjeux des vingt prochaines années. Un quinquennat plus tard, le bilan du chef de l'Etat est foisonnant dans ce domaine, et mérite qu'on s'y attarde à l'heure où la souveraineté numérique fait, pour la première fois, une entrée triomphale au gouvernement. En plaçant cet enjeu au cœur des prérogatives de Bercy, au même niveau que l'Economie et les Finances, Emmanuel Macron fixe un nouveau cap à l'action du gouvernement dans le domaine du numérique.  Celui-ci devient un instrument de souveraineté pour la France dans une Europe chamboulée par la guerre en Ukraine et le choc mondial entre les blocs américain et chinois.

Mais Emmanuel Macron est-il en capacité de mener une véritable politique de souveraineté numérique ? L'analyse de son premier mandat fait apparaître de nombreuses contradictions entre les paroles et les actes. Le président réélu peut, bien sûr, revendiquer d'indéniables réussites dans le numérique, telles que l'explosion de la French Tech, le déploiement rapide de la fibre dans les territoires -au prix de nombreuses tensions-, la mise en place de plans sectoriels en général cohérents et ambitieux sur les technologies pour développer des filières nationales, ou encore un activisme efficace à Bruxelles pour créer une Europe de la tech. Mais son premier quinquennat est également entaché par des échecs cuisants, notamment TousAntiCovid, la stratégie cloud de confiance, le Health Data Hub, la « taxe Gafa » ou encore la loi Avia. Le point commun à tous ces échecs ? Les Gafam, c'est-à-dire les géants du Net américains [Google, Apple, Facebook devenu Meta, Amazon et Microsoft, Ndlr], avec qui le pouvoir aura entretenu un rapport ambigu, contradictoire et incohérent pendant tout le mandat.

Le président des startups et des investisseurs avant tout

Fidèle à son étiquette, Emmanuel Macron a bien été le président de la « startup nation ». Sous son quinquennat, la French Tech a explosé : le nombre de startups est passé de moins de 10.000 à plus de 20.000 en cinq ans, le montant des levées de fonds a quintuplé (de 2,2 milliards d'euros en 2016 à 11,6 milliards d'euros en 2021) et le compteur des licornes [ces startups non cotées et valorisées plus d'un milliard de dollars, Ndlr], est passé de 2 en 2017 -BlaBlaCar et OVHCloud- à 25. OVHCloud n'en est même plus une : le fleuron de l'écosystème a signé en 2021 la première introduction en Bourse réussie de la French Tech, sur Euronext, depuis Dassault Systèmes en 1996. La création en 2020 du Next 40 -l'indice des startups les plus performantes-, et son extension le French Tech 120, tous deux largement inspirés du CAC40 et du SBF120, a contribué à renforcer la visibilité et l'attractivité de la tech tricolore à l'international.

Rendons toutefois à César ce qui lui appartient : la plupart des graines de l'explosion de la French Tech ont été plantées lors du mandat de son prédécesseur, François Hollande. C'est le président socialiste, dont Emmanuel Macron a été le ministre de l'Economie et des finances entre 2014 et 2016, qui a massivement mobilisé la banque publique d'investissement, Bpifrance, pour combler, un à un, tous les « trous » du secteur privé en matière de financement des startups, afin de créer un effet de levier. C'est également le Corrézien, via sa ministre déléguée à l'économie numérique, Fleur Pellerin, qui a créé fin 2012 la Mission French Tech, avec l'objectif de structurer et d'amplifier le mouvement des startups partout en France et de le faire rayonner à l'international.

En revanche, Emmanuel Macron et son gouvernement ont poursuivi et surtout amplifié le mouvement. « Il y a eu une double stratégie. Le premier levier est sectoriel -développer les deeptech, les greentech, l'intelligence artificielle, la e-santé...- et le deuxième est le financement de chaque étape de la croissance des startups, jusqu'à l'entrée en Bourse », explique à La Tribune Eric Bothorel, député LREM des Côtes d'Armor et membre de l'équipe de campagne du candidat Macron en charge des sujets numériques. L'Etat s'est encore plus appuyé sur Bpifrance pour stimuler l'écosystème. Mais la grande force de Macron aura été de réussir à embarquer les investisseurs institutionnels, notamment les bancassureurs, pour orienter leurs liquidités vers le financement de l'innovation : c'est le fameux plan Tibi, doté de 6 milliards d'euros. Celui-ci a contribué à débloquer le financement des étapes d'hyper-croissance, ou « late stage », en France, qui était l'une des dernières grandes faiblesses de la French Tech. Reste désormais l'épineuse question des « sorties » (les entrées en Bourse des startups et fusions/acquisitions) qui seront au menu du prochain quinquennat.

Macron Station F

[Emmanuel Macron entouré d'entrepreneurs à Station F, à Paris, en 2019]

Déluge d'argent public sur la tech

Au-delà des actes, l'écosystème de la tech se reconnaît en Emmanuel Macron, ce qui explique en bonne partie sa popularité auprès des entrepreneurs et des chefs d'entreprise.

« Ce qui était vraiment nouveau avec Macron, c'était de voir le Président de la République porter lui-même de nombreux sujets numériques, et incarner la jeunesse, le dynamisme et l'entrepreneuriat. Cela a fait un bien fou à l'écosystème et il est indéniable que l'image et la personnalité de Macron ont beaucoup joué pour améliorer l'attractivité de la France à l'international », se réjouit Loïc Rivière, directeur général de Hindsight et ancien directeur général de l'association professionnelle Tech in France.

Effectivement, à peine entré en fonction, Emmanuel Macron prenait un bain de foule au salon VivaTech puis inaugurait lui-même, le 29 juin 2017, le plus grand campus de startups de France, Station F. C'est aussi lui qui a tenu à présenter la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle en 2018, ou encore celle concernant les technologies quantiques en 2021, des domaines pourtant loin des préoccupations du grand public. « Il a régulièrement envoyé le message de suivre personnellement les sujets numériques, et que le secteur est majeur pour l'avenir de la France », confirme Maya Noël, la directrice générale de France Digitale, le principal lobby des startups et des investisseurs de la tech.

Le numérique n'a effectivement pas été oublié lors de la crise du Covid-19. Dès le 25 mars 2020, au début du premier confinement, Cédric O (*), le secrétaire d'Etat au Numérique et membre du cercle proche de Macron depuis les débuts d'En Marche en 2016, annonçait un plan de soutien de 4 milliards d'euros pour aider les startups, abondé début juin 2020 par une rallonge de 1,2 milliard d'euros. La tech a également été bien servie lors du plan de relance de septembre 2020 : plus de 7 milliards d'euros ont été alloués pour accélérer la transformation numérique des entreprises et de l'Etat. Enfin, plus de 5 milliards d'euros ont été mobilisés dans le cadre de France 2030, à l'automne 2021, pour que la technologie et l'innovation contribuent à la relocalisation de l'industrie dans les territoires.

Macron a donc mobilisé post-Covid une enveloppe globale de plus de 17 milliards d'euros pour le numérique. Mais il ne faut pas oublier la pluie de milliards déversés par l'Etat via les différents plans sectoriels qui ont rythmé le quinquennat : 3 milliards d'euros pour développer les deeptech depuis 2019, 1,5 milliard d'euros pour l'intelligence artificielle annoncés en 2018, 1,7 milliard d'euros pour les technologies quantiques, 1 milliard d'euros pour lutter contre les cyberattaques7,5 milliards d'euros pour le plan Innovation Santé lancé en 2021...

Une approche néo-libérale assumée, dans laquelle l'Etat n'hésite pas à déverser une grande quantité d'argent public sur le secteur privé, tout en libéralisant (ou « simplifiant ») au maximum le marché, dans l'espoir de développer des nouvelles filières et les emplois qui vont avec. La loi Pacte pour la croissance et la transformation des entreprises, votée en 2019, comprenait par exemple plusieurs grandes mesures pour aider le développement de la tech. Parmi elles, la création d'un Fonds pour l'innovation et l'industrie (FII) de 10 milliards d'euros, dont les rendements de 200 à 250 millions d'euros par an servent à financer les innovations de rupture.

« Une mentalité de startuppers »

« Macron et Cédric O ont une vision très financière et pragmatique de la tech, une mentalité de startuppeurs en fait », nous confie une source proche du pouvoir:

« Pour chaque secteur de la tech la démarche est la même : identification du problème, tour d'horizon des solutions possibles, chiffrage et annonce d'un plan, et on passe au problème suivant, décline-t-il. Macron et Cédric O sont des « solutionnistes », obsédés par l'efficacité, mais ils veulent aussi un gain politique immédiat et visible, sans froisser les grands groupes du CAC 40. Or, tout ceci est parfois contradictoire, voire inconciliable, et c'est là toute la limite de la méthode », décrit ce fin connaisseur de Cédric O et de son entourage.

Cette approche s'est révélée globalement adaptée à la tech, un secteur stratégique par excellence et grand pourvoyeur d'emplois qualifiés -150.000 emplois ont été créés dans le numérique en dix ans. L'irruption du numérique dans chaque secteur d'activité rend possible cette forme de silotage sectoriel de l'action publique. Même si le risque est grand de perdre de vue la cohérence politique globale.

Ainsi, la méthode macroniste n'est pas exempte de limites. A commencer par le sentiment d'exclusion de nombreux acteurs du numérique qui évoluent loin des paillettes de la French Tech. « Le gouvernement a tendance à oublier que le numérique, ce n'est pas seulement les licornes et le French Tech 120, mais tout un tissu de TPE et de PME qui ne lèvent pas de fonds, qui n'exposent pas au CES de Las Vegas, mais qui créent la plupart des emplois et font vivre le secteur. Ces acteurs-là se sentent parfois ignorés, voire méprisés », déplore Tariq Krim, entrepreneur qui a contribué à la création de la Mission French Tech en 2012, et observateur de l'écosystème.

Tensions entre la macronie et la tech qui ne lève pas d'argent

Très populaire chez les startuppeurs et les investisseurs, qui louent sa « compétence », sa « disponibilité » et « la profondeur de sa compréhension des enjeux » d'après nos entretiens avec de nombreux entrepreneurs et fonds d'investissements, Cédric O ne fait pourtant pas l'unanimité. Surnommé par ses détracteurs « le VRP des startups » car il relaie méthodiquement sur son compte Twitter chaque grosse levée de fonds des pépites de la French Tech-, le secrétaire d'Etat est clairement moins apprécié chez les petits patrons de TPE/PME du numérique. Et en particulier dans le secteur du logiciel informatique, composé d'une myriade de petits entrepreneurs. « Quand tu ne dis pas que tu veux lever 10 millions d'euros et conquérir le monde, on te traite comme si tu étais un tocard », déplore un entrepreneur d'une TPE du numérique. L'homme garde un souvenir amer de sa rencontre, dans un salon professionnel, avec le secrétaire d'Etat au Numérique, qui l'aurait incité à « voir plus grand ».

La Mission French Tech est consciente de ce fossé entre la face « bling bling » de l'écosystème et son versant moins « sexy ». « Il faut faire davantage d'efforts pour représenter l'ensemble des acteurs de la tech. Notre but est de donner à davantage d'entrepreneurs l'accès à nos programmes, qui se sont d'abord adressés aux startups en hypercroissance pour répondre à leurs besoins spécifiques, mais qui ont vocation à s'étendre » admet Clara Chappaz, sa nouvelle directrice depuis novembre 2021. Au début de l'année, les différents programmes de la MFT (Next 40, French Tech 120, Green 20, Tremplin) touchaient 200 startups seulement. Ce nombre devrait grimper à 1.000 d'ici à la fin de 2022 -sur 20.000 startups en France. « Le prochain défi est la massification de l'accompagnement offert aux startups », a promis Cédric O lors de la nomination de Clara Chappaz.

En fait, «Cédric O aurait fait un excellent directeur de la French Tech, c'est là où est sa compétence », glisse mesquinement un interlocuteur occasionnel du ministre. Un faux compliment qui cache une remise en cause du bilan du secrétaire d'Etat hors des sujets startups et investisseurs. Le divorce avec la macronie est ainsi particulièrement prononcé dans le secteur du cloud, qui se sent « complètement lâché » par le gouvernement depuis le lancement, en mai 2021, de la stratégie « cloud de confiance », plus gros fiasco du premier quinquennat et véritable boulet aux pieds du président pour son second mandat.

Fiasco de la stratégie « cloud de confiance »

Par « réalisme économique » -les Gafam pèsent 70% du marché français et européen des infrastructures cloud- et parce que les champions américains proposeraient « les meilleurs services cloud » dixit Cédric O, le gouvernement a bâti une doctrine présentée comme « souveraine », mais qui permet en fait aux acteurs dominants du marché, notamment Microsoft et Google, de fournir leurs services cloud à l'Etat et aux entreprises stratégiques françaises. Y compris les opérateurs d'importance vitale -OIV- et de services essentiels -OSE-. Un paradoxe en soi, crânement assumé par le gouvernement au nom de l'incapacité supposée des acteurs européens d'offrir la même qualité de service.

L'astuce pour rendre les Gafam « souverains » : leurs services devront être vendus sous licence par une co-entreprise de droit français soumise aux normes de sécurité du label SecNumCloud, établi par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Un tel montage permettrait, d'après le gouvernement, de protéger les données sensibles des lois extraterritoriales. Effectivement, aux Etats-Unis, celles-ci autorisent les agences de renseignement à mener une véritable prédation sur les données personnelles, même à l'étranger, comme l'a démontré en 2013 l'affaire Snowden et conformément à des lois comme le Cloud Act ou le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA).

Ainsi, grâce au tour de passe-passe imaginé par le gouvernement, le pestiféré Microsoft -très bien implanté dans les administrations mais dans le collimateur du directeur interministériel du Numérique, Nadi Bou Hanna, avant sa démission début janvier 2022- peut tranquillement maintenir ses positions. Le géant californien a donc dévoilé, le 27 mai 2021, pile une semaine après l'annonce de cette nouvelle stratégie, la création « prochaine » de Bleu, une co-entreprise « souveraine » avec Orange et Capgemini. Google a suivi quelques mois plus tard en annonçant un projet similaire avec le champion français Thales.

En cette fin de printemps 2021, le gouvernement est loin de prendre la mesure de la bronca qui va suivre, et affiche alors sa satisfaction face à ce qu'il considère comme un très bon coup politique. Car cette stratégie est une illustration parfaite du « en même temps » macronien : acter la réalité de la domination américaine, sans froisser les habitudes des grands groupes et de l'Etat, tout en répondant à l'exigence de souveraineté, payante dans l'opinion. Et tant pis si cela vexe les quelques huluberlus du cloud français !

« Politiquement, c'était très tentant d'emballer d'un vernis souverain le recours à Microsoft et Google, car cela permettait de faire d'une pierre trois coups : résoudre la polémique explosive du Health Data Hub [la plateforme nationale des données de santé, grand projet de Macron hautement sensible mais dont l'hébergement a été confié à Microsoft, Ndlr], affirmer que la French Tech est souveraine malgré que la moitié des licornes est hébergée par l'un des trois géants américains [Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud, Ndlr], et aussi ne pas froisser le CAC40 qui est largement chez les Gafam », décrypte une source.

Pressions du CAC 40 et retours de bâton

D'après plusieurs autres interlocuteurs de La Tribune, la pression exercée par les entreprises du CAC40 aurait joué un rôle non-négligeable dans l'élaboration de la nouvelle doctrine cloud. « Cette stratégie, ce n'était pas l'idée initiale de Macron et Cédric O, croit savoir l'un d'entre eux. Mais les entreprises du CAC40 ont mis une pression dingue pour ne pas être forcées à utiliser d'autres fournisseurs ». Premier effet pervers : les acteurs économiques ont interprété la nouvelle politique cloud comme un « go » officiel de l'Etat pour travailler avec les Gafam. Ainsi, la SNCF, pourtant une entreprise publique qui détient des données stratégiques notamment sur le réseau de transports français, a annoncé en décembre 2021, à la stupéfaction de nombreux observateurs, basculer la quasi-totalité de ses serveurs, auparavant gérés en interne, chez Amazon Web Services. En 2021, Amazon, Microsoft et Google ont réalisé leur meilleure année en France, captant à eux trois 80% de la croissance du secteur.

Problème : l'argumentaire juridique du gouvernement s'effondre vite face à la réalité du droit extraterritorial américain. Le gouvernement s'est concentré sur l'immunité des solutions « cloud de confiance » vis-à-vis du Cloud Act -qui est contestée par certains juristes-, mais proposer des technologies américaines sous licence via une co-entreprise de droit français ne constitue en rien une barrière contre la loi FISA, qui ne s'embarrasse pas de la nationalité de l'entreprise. Face à cet énorme trou dans la raquette, les Français Orange, Capgemini et Thales ferment les yeux, et l'Etat botte en touche. « La souveraineté totale n'existe pas. Si les Américains veulent vraiment espionner les Français, ils trouveront le moyen de le faire. En attendant, le niveau de sécurité SecNumCloud est le plus élevé possible »déclarait en septembre dernier à La Tribune Guillaume Poupard, le directeur de l'Anssi. Mais le loyal et emblématique « Monsieur Cybersécurité » de l'Etat se montre, une fois les micros éteints, très embarrassé par cette initiative, dont il ne partage ni le diagnostic ni la méthode.

Deuxième retour de bâton : le dispositif était censé permettre aux administrations et aux entreprises stratégiques françaises de basculer rapidement vers une solution de cloud de confiance. Or, un an plus tard, toujours aucune nouvelle de Bleu, ni de l'alliance Google-Thales. Celle-ci n'a d'ailleurs toujours pas de nom officiel ! Chez Orange Business Services, on évoque timidement un « dossier qui suit son cours ». D'après nos informations, Bleu ne verra pas le jour avant « fin 2023 et plus vraisemblablement 2024 ». Et c'est le silence radio du côté de Thales-Google. Après la sécurité juridique, voilà le deuxième argument du gouvernement, celui de la disponibilité rapide des solutions « souveraines avec les Gafam », qui s'effondre.

De son côté, l'écosystème français du cloud est abattu et écœuré, bien qu'il ait aussi profité de la polémique pour gagner en notoriété. « S'il faut se réjouir que le gouvernement se saisisse de l'enjeu du cloud pour la compétitivité de l'économie française, le choix d'offrir un boulevard aux Gafam est dramatique, tout comme le message "vous êtes nuls" jeté au visage des acteurs européens », critique Quentin Adam, le directeur général de l'entreprise française Clever Cloud. « Il est regrettable que le lobbying des Gafam sur la prétendue supériorité de leur catalogue fonctionne si bien », déplore de son côté l'entrepreneur Yann Lechelle. Le directeur général de Scaleway admet « un retard » des Européens sur certaines briques technologiques cloud, mais « rien d'insurmontable si on s'allie et si on incite le marché à nous choisir », ajoute-t-il. Une position confirmée par Caroline Comet-Fraigneau, la vice-présidente France, Benelux et Afrique d'OVHCloud, l'un des rares acteurs français de taille à obtenir le précieux sésame SecNumCloud, et donc apte à profiter de la stratégie « cloud de confiance ».

« Les acteurs français et européens sont parfaitement capables de fournir au moins 80% des services dont ont besoin les clients, dont tous les services essentiels, et ce sans perte de qualité par rapport aux Gafam » affirme-t-elle.

Pour Thomas Fauré, le patron du français Whaller, cette politique constitue même une claque pour le secteur. « Le lendemain de l'annonce de Bleu, deux OIV français [opérateurs d'importance vitale, Ndlr], un dans l'énergie et l'autre dans le spatial, avec lesquels je discutais pour installer nos solutions cloud, m'ont appelé pour me dire qu'ils laissaient tomber. Avec cette stratégie, le gouvernement leur envoyait le message que ce n'était pas la peine de quitter Microsoft », raconte-t-il. « C'est une aberration de parler de souveraineté tant cette stratégie place nos entreprises et les administrations à la merci du bon vouloir des géants américains et de la géopolitique mondiale », abonde Tariq Krim, qui rappelle :

«La vraie valeur de l'économie numérique vient de la couche logicielle qui fait tourner les clouds, pas de l'hébergement qui est une commodité ».

Ambiguïté et incohérence du pouvoir avec les Gafam

La stratégie « cloud de confiance » est révélatrice de ce qui restera comme le talon d'Achille de l'action d'Emmanuel Macron et de Cédric O dans le numérique : les Gafam. Tous les échecs et toutes les controverses du quinquennat dans ce domaine, de la « taxe Gafa » à la loi Avia, en passant par TousAntiCovid, le Health Data Hub ou la stratégie « cloud de confiance », sont liés à un positionnement inadapté voire incohérent du gouvernement vis-à-vis des champions américains de la tech.

Le cœur du problème est l'ambiguïté de la relation entre la macronie et les Gafam. L'extraordinaire capacité d'innovation des géants américains, qui ont renversé en vingt ans l'ordre économique du monde, impressionne le chef de l'Etat et son secrétaire d'Etat au Numérique. Leurs discours traduisent d'un côté leur admiration pour leur puissance et la qualité de leurs services, et de l'autre l'ambition réelle de les contenir pour rivaliser ou créer une troisième voie européenne face aux Etats-Unis et à la Chine.

Mais leur approche « solutionniste » de chaque secteur, leur volonté de composer avec la réalité du marché -les Gafam jouissent de positions dominantes dans l'essentiel des marchés numériques-, ainsi que leur proximité avec le CAC 40 et avec les cabinets de conseils -qui ont aussi pour l'essentiel les Gafam pour clients-, les ont conduit à trébucher et à s'entêter dans des impasses politiques et stratégiques majeures.

Le péché originel du Health Data Hub

Le Health Data Hub, péché originel aux lourdes conséquences, en est un exemple éclatant. Annoncé en mars 2018 par Emmanuel Macron lui-même lorsqu'il a présenté la stratégie française autour de l'intelligence artificielle, cet entrepôt national censé fédérer toutes les données de santé dans un cadre sécurisé, devait faire de la France un pionnier mondial de l'innovation en santé. Emmanuel Macron avait vu juste : la France est en retard en matière de santé numérique, qui est pourtant un enjeu crucial face aux déserts médicaux, aux contraintes budgétaires, et à la nécessité d'améliorer le diagnostic et le traitement de nombreuses pathologies.

Problème : l'Etat a confié l'hébergement de ce projet sensible à... Microsoft. Le tout en ignorant non seulement le risque juridique d'un transfert des données de santé aux Etats-Unis, mais aussi en oubliant le code des marchés publics puisque Microsoft a été choisi sans appel d'offres spécifique. La levée de boucliers a été à la hauteur de la faute : une quinzaine d'associations et de personnalités ont rapidement déposé un recours devant le Conseil d'Etat. Celui-ci a déclaré fin 2020 le risque juridique trop important, et demandé au gouvernement de proposer une solution d'hébergement pérenne dans les deux ans.

Entre alors dans le jeu, en mai 2021, la stratégie « cloud de confiance ». Bleu, la co-entreprise « souveraine » Microsoft-Orange-Capgemini, aurait pu sauver la situation en permettant au Health Data Hub de conserver Microsoft comme hébergeur. Sauf que l'offre miraculeuse n'arrivera en fait pas dans le temps imparti par le Conseil d'Etat. Pris au piège, le gouvernement a donc discrètement mis un coup d'arrêt au Health Data Hub sous sa forme actuelle fin décembre 2021, comme l'avait révélé La Tribune. Le projet est encore dans l'impasse. Du temps inutilement perdu pour les chercheurs et industriels de la santé qui attendent le plein fonctionnement du Health Data Hub avec impatience.

Face au scandale, l'Etat a foncé tête baissée pour justifier ses choix. Pour Cédric O, Microsoft était tout simplement « le seul acteur capable d'héberger des données aussi sensibles de manière sécurisée, et de faire tourner des algorithmes de machine learning [une méthode d'intelligence artificielle, Ndlr] suffisamment puissants pour les exploiter pour la recherche ». Une argumentation contestée par l'écosystème cloud français, qui dénonce en outre un choix aberrant au niveau de la sécurité juridique des données -Microsoft étant soumis aux lois extraterritoriales américaines- et de la souveraineté technologique de la France dans le domaine régalien de la santé.

« Le choix de Microsoft révèle que l'Etat a un vrai problème de confiance dans les technologies françaises, déplore Yann Lechelle, le directeur général de Scaleway. C'est une faute politique car il néglige l'importance de son rôle dans le développement des offres nationales. C'est oublier que les Gafam sont devenus les Gafam car l'Etat américain les a soutenus en actionnant le levier de la commande publique ».

TousAntiCovid ou la souveraineté mal placée

Pendant tout le quinquennat, le gouvernement soufflera le chaud et le froid avec les champions américains. D'un côté, il acte leur domination et leur ouvre grand les portes : dans le cloud bien sûr, mais aussi dans la formation au numérique par exemple, où Google bénéficie du soutien de Pôle Emploi et de nombreux organismes et collectivités publiques pour aider les entreprises à se numériser. Comme lui, Amazon, Microsoft ou encore Meta (la maison-mère de Facebook) ont renforcé ces cinq dernières années leur présence dans le domaine de la formation au numérique. Tous évoquent leur « responsabilité » et leur « engagement » dans la lutte contre la fracture numérique. Mais il y a aussi un enjeu de soft power : financer des formations leur offre bonne presse et la possibilité de mettre en avant leurs propres solutions auprès d'un nouveau public. In fine, ils peuvent recruter de nouveaux utilisateurs qui ne se tourneront donc pas vers des solutions alternatives nationales. Le tout sans que l'Etat n'y trouve rien à redire.

L'ampleur de la polémique du Health Data Hub, qui a surpris Cédric O et ses conseillers, a directement influé sur d'autres choix politiques ultérieurs. Ainsi, en pleine pandémie de Covid-19, au moment de développer l'application de traçage numérique des contacts StopCovid, qui deviendra TousAntiCovid, Cédric O a catégoriquement refusé le recours à Apple et Google, maîtres des systèmes d'exploitation des smartphones (99% du marché fonctionne sous iOS et Android). On le comprend : difficile de justifier, aux yeux de l'opinion, le fait d'utiliser une sous-couche logicielle américaine pour développer une appli qui enregistre les déplacements des Français. D'autant plus qu'à l'époque, même la majorité gouvernementale était divisée sur la pertinence d'un tel outil, en raison de l'absence de preuves scientifiques sur l'efficacité du contact tracing via Bluetooth, et surtout des risques éthiques. « Le traçage des contacts atteint la liberté individuelle de chacun et ce n'est pas dans la culture française », tranchait en mars 2020 Christophe Castaner, alors ministre de l'Intérieur.

Mais Cédric O a tenu bon et obtenu gain de cause, à la fois pour créer l'app et pour exclure Apple et Google au nom de la souveraineté nationale. Certains observateurs y voient un excès de zèle pour compenser la légèreté de l'Etat au sujet de l'hébergement du Health Data Hub. Sauf que cette fois, passer par les Gafam (via leur API de développement) relevait de la nécessité pour que le contact tracing puisse fonctionner de manière optimale, comme le soulignait le quasi-consensus des experts techniques. Au final, la France a été le seul pays à s'entêter jusqu'au bout dans l'impasse de cette souveraineté mal placée : par souci d'efficacité en pleine pandémie, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont rapidement renoncé à l'option souveraine qu'ils avaient pourtant privilégiée au début.

En mauvaise posture dès sa création, StopCovid devenu TousAntiCovid n'a cessé d'enchaîner les déconvenues : traçage numérique non fonctionnel sur iPhone, utilisation cachée d'outils techniques de Google -ensuite remplacés-, trop de remontées de données au serveur central, enquête du Parquet national financier (PNF) pour « soupçons de favoritisme » dans l'attribution de l'hébergement à Outscale -filiale de Dassault Systèmes- sans appel d'offres, explosion spectaculaire des coûts -30 millions d'euros sur deux ans à la place des 7 puis 15 annoncés-, manipulation de l'avis de la Cnilmanque total de transparence sur son utilisation, communication trompeuse... Un désastre quasiment de A à Z : le rapport d'activité, enfin publié en avril 2022 avec plus d'un an de retard, a conclu à une utilité « marginale » de TousAntiCovid. Sa seule fonctionnalité d'intérêt général aura été la gestion du pass vaccinal, bien loin de sa mission première. Mais à quel prix ?

« Taxe Gafa », loi Avia : coups de com' et humiliations

TousAntiCovid n'est pas le seul exemple de la fermeté mal placée, démesurée et au final inefficace du gouvernement vis-à-vis des Gafam. La taxe numérique, dite « taxe Gafa », et la loi Avia régissant la lutte contre la haine en ligne, tombent également dans cette catégorie.

Cette dernière, portée par la députée de Paris Laëtitia Avia, allait sur le papier assez loin. Le texte imposait aux plateformes comme YouTube (Google), Facebook et Twitter de retirer sous 24 heures les contenus « manifestement illicites » signalés par les citoyens ou la police, sous peine de lourdes amendes. Sauf que le projet faisait l'unanimité contre lui : géants américains, défenseurs de la vie privée de tous bords et fédérations professionnelles du numérique, dénonçaient un texte liberticide, trop bancal juridiquement, et qui transformait les plateformes en arbitres de la liberté d'expression, leur donnant ainsi beaucoup trop de pouvoir.

Mais comme pour le Heath Data Hub ou TousAntiCovid, le gouvernement a ignoré les alertes et choisi le passage en force. Et ce qui devait arriver arriva. Sans surprise, deux mois après son adoption à l'Assemblée nationale en mai 2020, le Conseil constitutionnel a retoqué quasi-intégralement la loi, la vidant de sa substance. Une humiliation pour le gouvernement, notamment pour Cédric O qui était monté au créneau pour la défendre.

« La loi Avia est une parfaite illustration de la tour d'ivoire macroniste. Pour une fois qu'ils tapaient fort sur les géants américains, ce n'était pas du tout la bonne méthode. La loi aurait fait beaucoup plus de mal que de bien tant elle poussait à la censure systématique par crainte des sanctions. Cet échec n'est pas isolé : dès qu'on sort de la French Tech et de certains plans sectoriels sur les technologies, le gouvernement est inconséquent sur les enjeux du numérique », persifle un député ex-LREM.

Même fermeté de départ et même inefficacité à l'arrivée pour la taxe sur les services numériques, dite « taxe Gafa ». L'Etat partait pourtant d'une intention louable : rétablir la justice fiscale. A cause de l'absence quasi-totale d'uniformisation entre les régimes fiscaux nationaux, les entreprises peuvent transférer légalement leurs profits et leur épargne vers les régimes fiscaux les plus avantageux, ce qui permet aux géants du numérique de payer en moyenne moitié moins d'impôts que les entreprises traditionnelles. En Europe, cette faille permet aux Gafam d'installer leur siège européen en Irlande ou au Luxembourg, et donc d'être imposés chez eux, à un taux avantageux, et non pas dans les pays où ils réalisent l'essentiel de leurs profits comme au Royaume-Uni, en France ou en Allemagne. Les Etats perdent donc une source de plus en plus importante de revenus et réduisent leur assiette fiscale à mesure que le poids du numérique dans l'économie s'accentue.

Pour résoudre ce problème, l'OCDE a lancé dès 2011 un groupe de travail visant à réformer en profondeur la fiscalité internationale et à l'harmoniser pour mieux taxer les entreprises du numérique. Plus de 190 pays s'y sont associés. Mais l'opposition des Etats-Unis de Barack Obama, sensible au lobbying des Gafam, gelait les négociations. En 2017, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire actionnent donc le levier européen : l'idée est d'imposer aux Gafam une taxe spécifique sur leur chiffre d'affaires en Europe, afin que chaque pays touche de l'argent en fonction des revenus engendrés à l'intérieur de ses frontières. Cet activisme aboutit en 2018 par l'annonce d'un projet de taxe par la Commission européenne.

Problème : chaque réforme fiscale doit être approuvée par la totalité des 27 membres de l'UE. Or, une grosse poignée de pays -Irlande, Luxembourg, Malte, Pologne, Allemagne, pays scandinaves- refuse catégoriquement le projet. Certains par atlantisme et crainte des représailles économiques (Allemagne, Pologne, pays scandinaves), d'autres par intérêt (Irlande, Luxembourg, Malte). S'en suivent une série d'humiliations diplomatiques pour la France. Bruno Le Maire passe l'année 2018 à tenter d'arracher d'abord un accord européen impossible, puis a minima un accord franco-allemand, au prix de grosses concessions. C'est un échec. Alors, en janvier 2019, la France fait cavalier seul et annonce sa propre taxe, qu'elle vote en juillet. En mars, Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d'Etat au Numérique, qualifie la taxe Gafa, dans une interview à La Tribune, de « pire solution » et se fait renvoyer du gouvernement la semaine suivante.

Fureur de Donald Trump

L'initiative française déclenche en outre la fureur de Donald Trump : en juillet, le président américain menace de claquer la porte des négociations à l'OCDE -après avoir accepté d'y revenir début janvier- et obtient de la France le remboursement d'un éventuel trop-perçu par rapport à la future taxe en discussions à l'OCDE. Un an plus tard, alors que les négociations prennent du retard à l'OCDE mais que la France décide de maintenir sa taxe, il annonce que si le projet de taxe à l'OCDE échouait, il mettrait en place des mesures de rétorsion sur les produits français (vins, cosmétiques, fromages, produits de luxe) à hauteur de 1,3 milliard de dollars. Une menace qui n'a finalement pas été mise à exécution.

De son côté, la taxe française a rapporté 277 millions d'euros en 2019 et 375 millions d'euros en 2020, loin des « entre 400 et 500 millions d'euros par an »  prévus initialement. Mais son impact sur les Gafam est en fait minime. 64% de leur activité échappe à la taxe d'après les calculs d'Attac, car l'imposition porte essentiellement sur leurs revenus publicitaires et d'intermédiation. Surtout, les Gafam se sont encore une fois engouffrés dans les failles du système : ils ont tout simplement reporté le coût de la taxe sur leurs clients, en augmentant les prix de leurs prestations.

« La taxe Gafa part d'une volonté sincère de faire avancer la fiscalité internationale, mais a révélé à quel point Macron et Le Maire ont surestimé leur poids politique, à la fois dans l'UE et face à Donald Trump, analyse un député de la majorité présidentielle. Cela reste quand même un bon coup de com' car cela donne l'image d'un pays offensif contre les Gafam et c'est payant dans l'opinion, mais la taxe a été au final indolore pour ceux qu'elle était censée contraindre », ajoute-t-il.

De son côté, le gouvernement assume l'aspect symbolique. Pour lui, le grand mérite de la taxe Gafa a été de faire revenir les Etats-Unis à l'OCDE pour réformer la fiscalité internationale. Un accord historique a même été trouvé fin 2021, pour une application dès 2023. Mais là encore, la France se voit plus influente qu'elle ne l'a été en réalité, comme nous l'explique une source au sein de l'OCDE :

« Bien sûr la multiplication des taxes et des projets de taxe partout dans le monde [Italie, Espagne, France, Autriche, Inde, Australie...], a joué un rôle dans le retour des Etats-Unis en 2019 à l'OCDE. Mais ce n'est pas l'élément moteur : les Etats-Unis envoyaient des signaux en ce sens depuis 2015 car ils sont les premières victimes de l'optimisation fiscale des Gafam et ont besoin de recettes fiscales supplémentaires ».

Les Gafam plutôt caressés qu'inquiétés

En réalité, bien que souvent critiqués dans les médias et parfois frontalement attaqués -loi Avia, taxe numérique-, les Gafam n'ont jamais été véritablement secoués par Emmanuel Macron et le gouvernement. Interrogé sur le sujet, Sébastien Missoffe, le directeur de Google France, le confirme. « Le dialogue a toujours été présent, ouvert et respectueux, je n'ai pas senti que Google était considéré comme un ennemi », confie-t-il à La Tribune.

Effectivement, Cédric O revendique un état d'esprit constructif basé sur l'écoute mutuelle. « L'approche du gouvernement, c'est la collaboration et la responsabilisation. C'est le plus intelligent face à la complexité des enjeux », a-t-il déclaré devant l'Assemblée nationale au moment de l'examen de la loi Avia. Pour certains, cette porosité est problématique. Pour d'autres, c'est une illustration du pragmatisme macronien. « Cédric O peut avoir des positions très nuancées sur les Gafam, il comprend bien les effets nocifs de leurs positions dominantes, mais il croit fermement qu'ils sont eux-aussi des acteurs du changement », décrypte un ancien membre du cabinet du secrétaire d'Etat au Numérique.

Ambition démesurée ou désillusion ? L'un des grands chantiers de Cédric O à l'Elysée, avant d'entrer au gouvernement, a été d'organiser le sommet Tech for Good, qui s'est tenu le 23 mai 2018 en marge du salon VivaTech. L'objectif : profiter de l'entrée en vigueur deux jours plus tard de l'historique Règlement général sur la protection des données (RGPD) et de la venue de Mark Zuckerberg à Bruxelles la veille, pour positionner la France en leader mondial d'une innovation plus vertueuse. Et réunir à Paris « les leaders de la tech » (et des grands groupes français tels que BNP Paribas, Thales ou Axa) pour les pousser à « assumer leurs responsabilités sociétales ».

Ainsi, la conférence a permis à des géants controversés tels que Facebook (empêtré dans de nombreux scandales éthiques), Palantir (décrié pour la surveillance de masse permise par ses outils de big data), Uber (symbole de la culture d'entreprise toxique de la Silicon Valley) ou BNP Paribas (cinquième plus grand financeur mondial des énergies fossiles), de s'engager la main sur le cœur à innover pour le bien commun. Et, pour certains, de promettre une pluie d'emplois et d'investissements en France, souvent éloignés de toute forme d'impact autre qu'économique. Qualifié « d'éthic-washing » par l'écosystème français de la tech à impact (après le couac de ne pas avoir été invité en premier lieu), le sommet Tech for Good a surtout été l'occasion pour les grands groupes de redorer leur image avec la caution de l'Etat, sans aucune obligation ni contrôle à la clé. Autrement dit : un écran de fumée.

La deuxième édition, en 2019, a été encore plus pauvre en annonces. Et en 2020, crise sanitaire oblige, le sommet a été remplacé par un « appel tech for good » d'Emmanuel Macron aux géants de la tech. 73 patrons mondiaux -dont ceux de Google, Microsoft, Facebook, Huawei, Uber, Engie ou encore BNP Paribas-, promettaient de respecter une série fourre-tout d'engagements éthiques tels que « lutter contre les contenus haineux », payer une « juste contribution fiscale » [sic] ou encore « promouvoir la diversité et l'égalité des chances ». Une gigantesque coquille vide, qui n'engageait à rien et ne manquait pas de cynisme.

Le tee-shirt Google de Cédric O

A son corps défendant, Cédric O est devenu avec le temps le symbole de la porosité du gouvernement vis-à-vis des Gafam. Une photo, prise le 8 septembre 2021 au Parc des Princes à l'occasion d'un match de foot caritatif au profit de l'association E-Enfance, illustre parfaitement le problème. On y voit Cédric O tout sourire avec la présidente de l'Arcep, Laure de La Raudière, arborant un maillot de football estampillé Google, sponsor de l'événement.

Cédric O Whaller Twitter

Le cliché, très maladroit en pleine polémique sur la stratégie cloud de confiance, déclenche un « bad buzz » sur les réseaux sociaux et dans les médias. L'entrepreneur Thomas Fauré met en cause le ministre sur Twitter : « Cédric O, je vous fais envoyer dès demain un maillot aux couleurs de Whaller, certain que vous en serez fier, et j'invite tous mes camarades Jamespot, Talkspirit, OVHCloud, Tixeo et tous les acteurs de la tech française à faire de même pour une opération #UnMaillotPourCedricO », lance, exaspéré, le patron de la pépite cloud tricolore.

Cédric O répond par l'humour : « Avec grand plaisir mais j'aurais plus de plaisir encore à le porter si vous en profitez pour faire un don à E-Enfance ! ». Et Thomas Fauré de moucher le ministre : « Merci monsieur pour votre réponse. J'aimerais vous dire à quel point depuis 10 ans je suis engagé à créer sur internet un espace de protection, et d'abord pour l'enfance [...] Quant à Google, qu'ils paient leurs impôts avant de financer nos associations. Le citoyen que je suis ne peut accepter leur washing », tacle-t-il sans retenue, soutenu par d'autres acteurs du secteur.

« Tu ne me fais plus jamais un coup comme ça ! »

Si Cédric O s'efforce, en public, de faire bonne figure, en privé, le secrétaire d'Etat au Numérique fulmine. Il entre dans une colère froide contre le patron de Whaller et contre tout l'écosystème du cloud français qui ne cesse de « l'emmerder ». En quelques jours, son bureau est encombré de dizaines de tee-shirts à l'effigie des pépites tricolores de la tech. Cédric O joue le jeu et pose dès le 10 septembre avec un tee-shirt Whaller, tout en encaissant sans rien dire une autre attaque de Thomas Fauré, qui prend le ministre au mot et fait un don à E-Enfance «1.000 fois plus important que celui de Google proportionnellement au chiffre d'affaires ».

Mais derrière les sourires de façade, le secrétaire d'Etat ne décolère pas. Un mois après, le 15 octobre, il se venge. Ce jour-là, OVHCloud entre en Bourse sur Euronext. Une première pour une licorne française. Pour l'occasion, les dirigeants Octave Klaba et Michel Paulin ont réuni Cédric O et quelques autres personnalités de l'Etat, ainsi qu'une partie de l'écosystème cloud français. Egalement présent, Thomas Fauré va saluer le secrétaire d'Etat, s'attendant à un échange « froid mais courtois ». Cédric O se met alors à lui « crier dessus » d'après l'entrepreneur et certains témoins de la scène consultés par La Tribune. « Tu ne me fais plus jamais un coup comme ça ! », lui hurle-t-il. Thomas Fauré raconte :

« Il a commencé à vriller, à me dire qu'il s'en souviendrait et qu'il avait la liste de toutes les boîtes qui lui avaient envoyé un tee-shirt. C'était 10-15 minutes surréalistes. Je lui ai tenu tête. Il me reprochait d'avoir sauté sur sa « seule erreur de com », ce que je peux comprendre. Mais je trouve aberrant et très révélateur qu'il n'ait pas immédiatement vu le problème politique de porter un tee-shirt Google à un événement public », précise-t-il à La Tribune, corroborant le récit d'autres témoins.

Cette colère a surpris les témoins de la scène. « Cédric est rancunier et orgueilleux. Comme il est bosseur et bien intentionné, il prend les critiques personnellement et ne respecte pas trop les oppositions. Il vaut mieux être d'accord avec lui », décrypte un ancien collaborateur, qui fait également référence à Kat Borlongan, brutalement évincée en juin 2020 de la Mission French Tech qu'elle dirigeait depuis deux ans, et qui avait des relations qualifiées de conflictuelles avec Cédric O.

Après l'engueulade, Thomas Courbe, le patron de la Direction générale des entreprises (DGE) à Bercy, prend Thomas Fauré à part pour « poursuivre la discussion de manière calme ». Quelques jours plus tard, il reçoit l'entrepreneur, accompagné par Alain Garnier, le CEO de l'éditeur de logiciel Jamespot, dans son bureau à Bercy « pour [leur] expliquer que le gouvernement veut aussi soutenir l'écosystème français du cloud ». Le chef de la DGE facilite ensuite une entrevue avec Cédric O, qui durera une heure trente et sera « beaucoup plus courtoise, même agréable », d'après Thomas Fauré. « Je l'ai trouvé plus nuancé et force est de constater qu'après cet épisode l'Etat a monté des appels à projets pour tout l'écosystème collaboratif qu'on représente », admet l'entrepreneur.

« Il va falloir changer de logiciel »

Contrairement aux apparences, le milieu du numérique français n'est donc pas dans la lune de miel avec Emmanuel Macron. En dehors de la French Tech et des investisseurs, très enthousiastes, l'écosystème aborde le second mandat avec circonspection. « Si la France veut vraiment être à la hauteur du tsunami économique et social engendré par la révolution numérique qui n'en est encore qu'à ses débuts, il va falloir sérieusement changer de logiciel. Il faut penser les sujets globalement et non plus de manière isolée, avoir une vision de long terme, avoir un peu plus de courage politique vis-à-vis des Gafam et du CAC40, et moins d'opportunisme médiatique. Pour l'instant, on agite la French Tech comme un trophée mais derrière ce n'est pas fameux », fait valoir un observateur.

De son côté, Godefroy de Bentzmann, le président de Numeum, fédération professionnelle du numérique, est plus optimiste. « Le développement du numérique et des technologies a toujours été une priorité de Macron. On peut regretter des insuffisances ça et là, mais globalement le président a bien compris la place que prendra le numérique dans l'économie et les emplois de demain », estime-t-il.

Bien que ravi que le chef de l'Etat ait ajouté la dimension de la souveraineté numérique dans le périmètre de Bercy, l'écosystème reste méfiant sur la politique qui sera menée. « J'espère que l'ambition affichée sera correctement déclinée, c'est tout l'enjeu maintenant. Bruno Le Maire n'est pas le plus critique vis-à-vis des Gafam, mais il a un vrai poids politique, y compris en Europe. On en aura besoin pour tenter de contrer certains reculs européens sur notre souveraineté numérique, à l'image du récent accord sur les transferts transatlantiques de données », relève le député Modem Philippe Latombe. Pour d'autres, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire sont condamnés à l'échec sur la souveraineté numérique, sauf s'ils osent rectifier une partie de leur politique.

Une chose semble sûre : si les réussites de la French Tech ont offert pendant cinq ans une formidable vitrine à Emmanuel Macron et Cédric O, la fin de l'euphorie dans la tech mondiale devrait rebattre les cartes et compliquer la tâche du futur ministre du Numérique, qui devrait être nommé après les élections législatives. Entre la remontée des taux d'intérêts, le coup de froid sur l'investissement dans les startups, et la chute brutale, jusqu'à 40% de leur valeur, de la valorisation des pépites du secteur, une nouvelle ère, plus incertaine, s'ouvre pour la tech française et mondiale.

(*) Contacté par La Tribune, Cédric O n'a pas répondu à nos questions.

Sylvain Rolland

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Commentaires 10
à écrit le 31/05/2022 à 9:10
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Ce numérique est fragile, un orage magnétique solaire comme celui de 1859 (l'évènement de Carrington) et nous retournons brutalement à l'age de pierre....Oui pour le numérique.. Non pour le tout numérique..

à écrit le 27/05/2022 à 20:51
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Cédric O ou plutôt Cédric 0 ! N'a rien fait que de copier les politiques de ses prédécesseurs ! Un profiteur opportuniste sans épaisseur. Pour jouer avec l'argent public mal dépensé c'est un véritable champion ! La french tech vu des USA fait bien ri...

le 29/05/2022 à 8:11
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la continuite du dépeçage de la nation france ou est son offuscation sur l'allemagne de reouvrir les centrales a charbon alors qu'il penalise la france pour plaire aux minorite ecolos

à écrit le 27/05/2022 à 13:04
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Voir OU Revoir : The Busine$$ ( Musique / Videooooo... ) by TIESTO . ... Qui a dit : " Yes we can !" . AFF ISS pe Corsica * .

à écrit le 27/05/2022 à 11:32
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Un bon article qui a le mérite de donner une vision d'ensemble sur la question. Sur le Cloud de confiance je crois qu'il y a avait aussi le risque de se lancer dans une bataille d'arrière garde déjà perdue d'avance (un peu comme sur le moteur de rec...

à écrit le 27/05/2022 à 10:12
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Le numérique pourrait être notre perte tellement cette religion organise notre quotidien et reste d'une grande fragilité..

le 27/05/2022 à 11:23
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Le numérique n est qu un outil .. . Et il a permis des gains de productivité dans tous les pays qui l ont adopté …. Après faut pas confondre « entairtement «  grand public ou les gens se perdent dans l artificiel et les fake News et efficacité et ...

à écrit le 27/05/2022 à 9:08
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Problème avec McKron: c'est que rien n'est limpide, quel qu'en soit le domaine! On a toujours l"impression d'être face a un acteur de théatre ou a un escroc!

à écrit le 27/05/2022 à 7:55
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Aucune multinationales US ne payent leurs impôts et en France et elles passent toutes par des paradis fiscaux pour cela. Macron comme tous les pouvoirs ultralibéraux hyperatlantistes en FRance et en Europe en ont fait de même.

le 27/05/2022 à 11:19
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En quoi Macron est responsable des technique d optimisation des gafam? Pour rappel c est l’Irlande et les pays bas dans une moindre mesure qui ne jouent pas le jeu européen…peut il décider tout seul ? Non … on vit dans un écosystème européen… la...

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