« Avec l'intelligence artificielle, l’industrie est à l’aube d’une nouvelle Renaissance » (Bernard Charlès, président de Dassault Systèmes)

ENTRETIEN - Le patron de Dassault Systèmes est optimiste sur les ruptures technologiques à venir. Selon lui, avec l'IA et le numérique, une révolution attend l'industrie et la médecine du futur. Il livre dans cet entretien exclusif ses réflexions sur les progrès vertigineux de la puissance informatique et le changement de paradigme de l'industrie grâce au mariage du monde réel et du monde virtuel.
Bernard Charlès
Bernard Charlès (Crédits : © SÉBASTIEN D’HALLOY)

LA TRIBUNE DIMANCHE - Quelles sont les principales tendances que vous avez identifiées pour 2024 à la clôture de cette 54ème édition du Forum économique mondial à Davos ?
BERNARD CHARLÈS -
J'en vois trois. Les incertitudes sont avant tout politiques et géopolitiques, avec deux guerres régionales, des élections dans la moitié de l'humanité et des défis climatiques considérables. Les progrès technologiques ensuite, notamment l'intelligence artificielle, sont un nouvel espoir pour l'humanité, même s'il ne faut pas en négliger les risques. Et les enjeux de souveraineté économique prennent de plus en plus d'importance dans un monde qui se fragmente. C'est vrai pour l'industrie, qui est à l'aube d'une nouvelle révolution technologique, mais aussi pour l'énergie, l'alimentation, la santé, le numérique. L'Europe a une carte à jouer dans le nouveau jeu mondial, mais face à la compétition entre les Etats-Unis et la Chine, il faut qu'elle accélère ses investissements pour ne pas décrocher. C'est d'autant plus stratégique que l'industrie est à l'aube d'une nouvelle Renaissance.

C'est la thèse que vous développez dans un livre que vous avez écrit avec le philosophe Pierre Musso (1).

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Ce livre est un essai et un dialogue avec Pierre Musso, qui regarde l'industrie sous un angle sociologique et politique. Nous nous sommes penchés ensemble sur les évolutions qui caractérisent le monde de l'industrie et du travail depuis quarante ans, évolutions qui n'ont peut-être pas été suffisamment perçues par nos contemporains. Pour évoquer la Renaissance de l'industrie, avec un petit comme avec un grand « r », nous nous basons sur les fondamentaux qui ont provoqué les Renaissances à travers l'histoire des civilisations. On les retrouve dans l'Italie des 15ème et 16ème siècle comme dans la France des Lumières ou au Japon de l'ère Meiji ou encore la révolution industrielle anglaise. Ces périodes présentent quatre caractéristiques qui m'ont frappé. La première s'incarne dans une nouvelle capacité de l'humanité à se projeter et à représenter le futur comme l'ont fait Léonard de Vinci et Jules Verne. Jusqu'au cinéma. Nous avons la conviction que Hollywood a joué un rôle majeur dans la création de l'imaginaire de la Silicon Valley. C'est dans ce sens que cela s'est produit. Et les deux restent fortement imbriqués aujourd'hui. Une Renaissance, c'est d'abord la création d'un imaginaire.
La deuxième caractéristique commune de ces Renaissances, c'est la capacité à échanger ces informations avec une nouvelle vitesse, jusqu'à atteindre aujourd'hui l'instantanéité dans la diffusion des savoirs. Troisième caractéristique : la capacité à stocker et partager un nombre toujours plus grand de données. La quatrième est plus complexe à exprimer. C'est l'esprit critique, la capacité qu'a toujours eu l'humanité à relire les textes anciens et à les réinterpréter. De l'imprimerie à internet, de la découverte des Amériques aux Lumières, la diffusion des savoirs, des hommes et des idées nouvelles conduit aux révolutions industrielles.

En quoi vit-on une nouvelle Renaissance aujourd'hui ?
Au cours des 40 dernières années, l'industrie a trouvé, grâce aux nouvelles technologies une manière nouvelle de représenter ses projets. On ne fait plus de plan en 2D, on fait de la représentation en 3D, des maquettes numériques. C'est ce qu'a fait Dassault Systèmes avec son logiciel CATIA connu dans le monde entier. On arrive ainsi à réduire la distance entre ce que l'être humain non renseigné va comprendre d'une scène et la réalité possible de cette scène. La représentation spatiale est proche de la compréhension humaine. Ma maman ne comprenait rien au plan en 2D de sa cuisine, mais lorsque je lui ai montré en 3D, elle a compris.
Grâce à la puissance informatique, le monde virtuel et le monde physique se rejoignent et ne font plus qu'un. La preuve : si vous démontez tout un avion moderne (un avion d'affaires Falcon, ou des avions commerciaux Airbus ou Boeing), vous n'arriverez jamais à le copier. Sans quoi cela aurait été fait depuis longtemps par des pays concurrents. Mais si vous disposez des données de représentation dans les ordinateurs qui ont servi à construire cet avion, vous pourrez alors le reproduire. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité que la représentation virtuelle d'un objet industriel est plus « réelle » que l'objet lui-même. La puissance de l'industrie se confond désormais avec celle de l'informatique : c'est la capacité à stocker, à partager et à reproduire. Dans l'aviation, dans la construction, il existe des pièces hyper complexes qui sont désormais réalisées en impression 3D et qui seraient impossibles à fabriquer sans le numérique. Même remarque concernant la vitesse. Si vous êtes au Japon et que vous travaillez avec les Etats-Unis, il y a une instantanéité de l'échange d'informations. Ce que l'imprimerie a fait à la Renaissance italienne, la représentation nouvelle du monde virtuel le fait avec une puissance décuplée. Dans la représentation en 3D, on crée quelque chose d'unique qui n'existe pas avec le texte, l'image, le film ou la musique. On le voit au cinéma : si vous mettez deux scènes en 3D ensemble, cela fait une nouvelle scène 3D. C'est additif, ce qui n'est pas le cas avec l'image, une vidéo ou un texte. Il ne faut pas sous-estimer ce qui s'est passé avec les premiers métavers. C'est encore imparfait, mais cela donne une idée du monde qui nous attend.

Vous pensez aux « jumeaux numériques » de Dassault Systèmes ?
Le jumeau numérique est une version virtuelle du monde imaginaire qu'on veut rendre réel. Avec Pierre Musso, nous sommes convaincus que les nouvelles générations vivent déjà dans un monde agrandi par le virtuel. Quand on dialogue en FaceTime, mes petits enfants ont quasiment l'impression que je suis avec eux, que nous nous sommes rencontrés, qu'ils m'ont vu. Ils n'ont pas le sentiment de la distance physique.

Selon votre thèse, l'humanité entre dans un « nouveau Nouveau Monde » où le réel et le virtuel deviennent la nouvelle réalité.
C'est un changement civilisationnel. Si on admet que cette fusion est en train de se produire, la question qui se pose est comment vivre dans ce monde nouveau. Quelles sont les conventions, les lois sociales et commerciales, comment évolue la notion de propriété ou de droit. Quelle est mon identité dans ce nouveau monde ? Comment la contrôler, la vérifier ? Pour l'instant, dans le nouveau monde, notre identité, c'est notre adresse mail. Nous avons délégué notre identité aux géants du numérique, essentiellement américains ou chinois. Pourtant, dans le monde réel, j'ai une identité garantie par l'Etat avec ma pièce d'identité. Les Etats n'ont pas, pour l'instant, sauf en Inde où ils ont perçu grâce à la blockchain l'importance d'une identité numérique avec un tiers garant. Et nous ne pouvons pas admettre que le tiers garant de mon identité soit un opérateur étranger, puisque que je suis citoyen de mon pays. Quand vous pensez « nouveau Nouveau Monde » pour reprendre la formule de l'anthropologue Georges Balandier, vous vous demandez comment je l'habite, comment je m'appelle. Cela pose des questions juridiques que l'on n'avait pas anticipées.

Comment se protéger dans ce nouveau monde qui ressemble à un far-west numérique ?
La question des droits est fondamentale dans le nouveau monde numérique. Dans l'industrie, il y a les brevets ; dans la presse ou l'édition, les droits d'auteur. En musique, on sait définir quand il y a eu plagiat : une séquence de notes identique. Tout cela est codifié et il n'y a pas d'ambiguïté. Mais comment identifier le plagiat en matière de création virtuelle ? Ce n'est pas encore bien défini.
La notion de propriété à l'ère du numérique est encore à réguler. Si on accepte de vivre avec ce « nouveau Nouveau Monde », les questions et les réponses cruciales sont d'ordre juridique et sociétal. Exemple concret : X (ex-Twitter). On se plaint que le réseau social X soit devenu une poubelle, mais en y autorisant l'anonymat, on veut que ce soit une poubelle. Si on ne laissait s'exprimer que ceux qui sont identifiés, ce serait bien différent. Il faut donc définir une identité.
Dassault Systèmes a voulu offrir des licences gratuites sur ses logiciels à des étudiants dans le monde entier pour s'assurer que la personne qu'elle déclare être est bien celle qu'elle est. Nous n'avons trouvé qu'une seule technique, le micro-paiement, car les banques ont l'obligation de s'assurer que la personne qu'elle a enregistrée est bien une personne physique, et ce partout dans le monde. C'est capital. Tout ce qui est en train de se produire pour les biens matériels va s'étendre aux biens immatériels. Une banque est aussi une « industrie » ; un hôpital est un système industriel organisé avec des ressources, des équipements et un parcours patient. On prend le mot « industrie » au sens d'organisation humaine pour fabriquer des produits et des services au service de la société.

Vous étendez la notion d'industrie à presque toutes les activités humaines...
Si on se projette dans le nouveau monde, on voit que l'industrie est en train de connaître une transformation gigantesque. Elle permet de représenter un imaginaire. Toute l'industrie vit cette évolution au quotidien. Pourquoi des projets difficiles comme Flamanville ont accumulé autant de déboires ? EDF n'a pas utilisé la technologie des jumeaux numériques. Comment installez-vous votre système de refroidissement avec des murs en béton de deux mètres d'épaisseur mal placés ? Aujourd'hui, il n'y a plus une entreprise qui commence un nouveau produit sans faire de la virtualisation. Vous n'imaginez pas la difficulté qu'ont eue les ingénieurs à accepter de faire confiance à ce qu'il y a sur un petit écran. Maintenant, c'est acquis. Par exemple, nous avons réalisé pour le compte de Renault, une étude sur le coût matière à horizon de disponibilité de la voiture. En agglomérant toutes les statistiques d'évolution de marché et de conditions économiques dans le jumeau numérique du véhicule, nous avons été capables de donner à Renault une prédiction de coût. Au-delà, on assiste à un pivotement radical de la manière dont l'industrie s'organise, avec en plus une nouvelle obligation sociétale, le développement durable. C'est une vraie bifurcation au sens littéral du terme. Les entreprises n'ont à terme pas le choix que de trouver de nouvelles solutions, des substitutions de matières, de transformation des procédés, d'utilisation de beaucoup moins d'eau, d'énergie, de sable pour la construction.

On le voit aussi en santé, un secteur où Dassault Systèmes est devenu un acteur mondial. Pourquoi avoir bifurqué vers la santé ?
Dassault Systèmes a appliqué à la médecine ce que la société avait appris avec les procédés industriels. Mais nous travaillons déjà depuis 15 ans sur la recherche médicale. Nous avions investi sur un projet de bio-intelligence pour lequel l'Etat avait financé un consortium à hauteur de 100 millions d'euros. Ce projet consistait à voir comment nous pourrions avec la bio-intelligence inventer de nouveaux logiciels pour les sciences de la vie. Ce projet a donné d'excellents résultats. Plusieurs prix Nobel nous ont rejoints dans ces travaux. Nous avons écrit des livres, édité des actes. Nous avons été les premiers au monde à représenter numériquement le système d'une cellule humaine. Nous l'avons présenté au plus grand séminaire mondial de bioéthique et tout le monde a reconnu notre capacité à représenter le système d'une cellule humaine. Quand nous avons réalisé ces travaux, j'ai découvert aussi que lorsqu'on faisait des expériences avec des petites molécules à base de chimie, nous pouvions trouver des formulations pour des médicaments. Et quand le procédé est stable, il est facile à industrialiser. Si vous êtes un labo, vous avez un brevet qui dure dix ans après la mise sur le marché et, ensuite, il devient un médicament générique. En biologie, c'est plus compliqué : c'est instable car ce sont des produits vivants et quand on augmente les volumes, cela ne marche pas forcément. C'est simple à comprendre : aucun boulanger ne sait faire une baguette de 5 tonnes. Quand on dépasse un certain poids, le phénomène biologique du pain au levain ne marche plus. C'est dans ce contexte que nous avons acheté l'américain Medidata en 2019 pour renforcer notre culture scientifique.

Et vous avez relevé le défi...
Je suis arrivé à la conclusion que ce domaine tellement complexe était vraiment fait pour Dassault Systèmes. Ce qui me plaît dans la santé, c'est que les usines biologiques sont très compliquées à développer. Il faut mettre au point des procédés qui évoluent avec les quantités produites. Dans les deux nouvelles usines de Sanofi en France et à Singapour, nous sommes en train de le réaliser avec des jumeaux numériques. Aujourd'hui, sur nos 12 domaines industriels, la santé est devenue le plus important. Et nous ne couvrons qu'une petite partie d'un potentiel énorme. Sur les essais cliniques, nous sommes leaders mondiaux avec notre plateforme Medidata. 70% des nouveaux médicaments sont validés dans les cohortes réunies sur nos plateformes. Nous avons dépassé 1,5 milliard de chiffre d'affaires en trois ans.
Nous avons également une « startup interne », BIOVA, baptisée Synthetic Control Arm, qui utilise les techniques de l'IA pour produire des nouvelles thérapeutiques biologiques, notamment en oncologie. Ce secteur a explosé durant le Covid. Elle a donc également servi pour tester les vaccins. Nous avons aussi inventé pendant le Covid une technologie, le « bras synthétique de contrôle », qui permet d'intégrer aux essais cliniques un groupes de patients théoriques dont les profils sont produits par l'IA. Et on s'est aperçu que cela caractérise mieux les patients que les techniques actuelles.

Comment expliquez-vous que les Français Pasteur et Sanofi aient été autant dépassés sur les vaccins lors de l'épisode Covid ?
Ils avaient sous-estimé le potentiel de l'ARN messager. Ils ne pensaient pas que cela allait pouvoir marcher, tout simplement. Mais c'est une magnifique organisation, et maintenant ils investissent pour mettre au point la technique ancienne de culture de vaccins et de nouveaux vaccins à partir de l'ARN. C'est un institut prestigieux.
Peut-on conclure qu'ils avaient un problème de culture avec la prise de risque ?
De prise de risque et de décision d'une entreprise qui marche bien. Quand Stéphane Bancel a commencé les recherches avec l'ARN messager, il voulait s'attaquer aux maladies rares. Quand il s'est retrouvé à Boston et qu'il a rejoint Moderna, le Covid est arrivé et il s'est dit, « On va essayer la technique ». C'est le plus gros essai clinique qu'on a fait avec eux : 40.000 personnes dans une même cohorte.

Pouvez-vous nous parler de l'application des jumeaux numériques aux organes du corps humain ?
C'est un long chemin plein de promesses. Il y a 15 ans j'ai participé à une conférence à Washington à la FDA qui voulait savoir s'il était possible de transférer la technologie 3D utilisée pour fabriquer les avions à la modélisation du corps humain. Je leur ai présenté un projet développé par une de nos équipes à Providence sur un logiciel de simulation, pour pouvoir représenter le cœur. Un de nos collaborateurs avait un enfant né avec une malformation cardiaque et il s'est attaqué à ce sujet. Nous avons développé ce programme. Je l'ai montré à la FDA et à notre grande surprise, sans nous demander un avis quelconque, ils ont publié une recommandation d'utiliser le jumeau numérique de Dassault Systèmes. Un régulateur qui fait ça, c'est assez rare. C'est comme cela que les grands services de chirurgie cardiaque ont commencé à adopter notre système. Ce n'est pas un gros business, car il est très pointu. Un professeur de Boston, David Hoganson, travaille sur les bébés venant de naître avec un cœur malformé, avec lequel ils ne pourraient pas vivre. Et leur problématique, c'est de le démonter et le remonter. On leur montre toutes les options possibles de découpage et de réassemblage du cœur et toutes les simulations possibles de flux sanguins qui en découleront. On a mis 10 ingénieurs qui travaillent avec les chirurgiens. Résultat, quand les chirurgiens vont au bloc pour faire une opération, ils vont réaliser à 98% l'opération qui a été prévue avant, en simulation. Avant, les chirurgiens décidaient selon l'évolution de l'opération. On reconstruit totalement un cœur paramétré en s'adaptant à ce qu'est le cœur réel du bébé par IRM, on le découpe, on le ré-assemble. Le taux de réussite de ces opérations est très élevé.

Cette technologie est-elle transférable en France ?
Pour le moment, cette technologie n'est présente qu'à Boston. Il y a à Bordeaux une startup, InHeart, qui est à vendre et qui fait des outils un peu similaires.
Les bénéfices de cette Renaissance de l'industrie pour l'homme des années 2020 sont incroyables.
Toute l'industrie va devoir faire une bifurcation pour devenir une solution durable et non un problème. La solution ne peut pas venir d'ailleurs. Il y a une logique d'industrie, d'organisation de produits et services pour l'être humain. Nous travaillons actuellement sur des protéines alternatives au lait à partir de végétaux. La nutrition de l'humanité représente presque la moitié des émissions de Co2. Pour l'humanité il va falloir faire quelque chose. Il y a un problème sérieux de nutrition, de protéines alternatives à inventer pour demain, sans compter les problèmes d'obésité. On investit des milliards pour traiter les gens, mais la prévention est insuffisante. Avec Pierre Musso, nous essayons de convaincre le monde que l'industrie est notre voie pour sauver l'humanité. Il faut la repenser par rapport à ce qu'elle utilise comme matière, ce qu'elle transforme. Je dis souvent aux ingénieurs que je rencontre « design your waste », mais pas uniquement le produit. Il faut que le déchet devienne une valeur dans la circularité suivante. Cela va se faire, c'est obligé.

Quels montants investissez-vous dans la recherche ?
Dassault Systèmes investit presque 2 milliards de dollars par an dans la R&D et en développement scientifique. Soit 35% de notre chiffre d'affaires. Nous sommes dans le top 10 des sociétés les plus innovantes. Plus de 60% de nos chercheurs en R&D sont des PhD. On a 78 laboratoires R&D spécifiques dans le monde avec chacun une thématique.

La France prend-elle le chemin de cette Renaissance de l'industrie ?
Oui je pense. Il y a vraiment une prise de conscience qu'il faut virtualiser et simuler de plus en plus. Il faut s'assurer qu'on a évalué avant de faire.

Il y a un problème majeur qui est la sécurité et la souveraineté des données. Que devons-nous faire en Europe face au cloud Act américain ?
C'est crucial. Le parallèle le plus puissant pour comprendre les conséquences du Cloud act américain, c'est l'extraterritorialité du dollar. Si vous avez utilisé la monnaie américaine, y compris à l'extérieur des États-Unis, et que vous n'avez pas respecté mes règles, les Etats-Unis sont en mesure de vous punir. Le principe « ma monnaie, mes règles » a conduit aux amendes payées par BNP ou Alstom. Le Cloud Act définit que toute donnée gérée par un logiciel d'origine américaine doit, dans le cadre d'une requête du gouvernement américain, être fournie aux États-Unis.
C'est pour cela que le problème de la souveraineté du Cloud se pose de manière aussi aiguë. On me répond, oui mais vous avez la possibilité de crypter les données et de ne pas donner le code. C'est faux. Si vous lisez le Cloud Act, à un moment il faut donner la clé. Ce n'est jamais symétrique avec les Américains. Mais je ne veux pas être taxé d'anti-américanisme, ce n'est pas le sujet. Je respecte les règles des pays dans lesquels je fais du business. Je ne leur reproche rien. C'est de bonne guerre. Mais à nous de prendre les dispositions qu'il faut pour nos propres intérêts.

Que peut-on faire pour défendre nos intérêts stratégiques dans le cloud ?
Dassault système a mis au point un cloud souverain, Outscale, dans lequel aucune partie de logiciel n'est exposée à un contrôle extérieur. Quand un client a besoin de souveraineté, Outscale s'assure que le cloud soit logé sur une infrastructure de Dassault Systèmes, qui est installée sur une base militaire, qui est protégée et qui ne peut pas être sujette à requête au nom du Cloud Act.

Vous avez une réponse possible en Europe. Pourquoi n'êtes-vous pas aussi puissant qu'Amazon ?
Nous ne sommes pas Amazon. Ils ont développé AWS parce qu'ils avaient d'abord construit une infrastructure cloud pour les besoins de stockage de leur marketplace retail. Et ensuite ils ont vendu cette innovation en BtoB. Moi pour l'instant je veux garder la maîtrise de mon cloud souverain pour protéger les logiciels de Dassault Systèmes et d'un certain nombre d'autres partenaires. Dassault Systèmes a lancé une joint-venture avec Docaposte, une filiale de La Poste, avec Bouygues Telecom et la Banque des territoires, pour créer Numspot, une nouvelle société de cloud de confiance. C'est contrôlé, c'est une banque de l'Etat, on s'est dit que ce serait légitime d'offrir un service souverain pour les administrations comme la santé et un certain nombre de besoins critiques en France. On est tiers garant de la souveraineté de la plateforme. La joint-venture est contrôlée par l'Etat, elle est en charge d'un certain nombre de services. Outscale est profitable et marche très bien.
Pour moi, ce qui permet de justifier un cloud souverain, ce sont les services que vous offrez, pas l'informatique elle-même. Par exemple, BNP utilisait une startup pour contrôler qu'elle respecte bien la régulation. Nous avons racheté cette société, qui s'appelle Innova. Cette startup a développé un moteur d'IA et vérifie que les règles sont respectées. Quand je facture, je ne facture pas le cloud mais le service total. Dassault Systèmes réalise des marges raisonnables avec Outscale qui sont aussi importantes que sur le logiciel. Comme Amazon. On me dit que vous devriez faire cela à grande échelle, non il faut les services associés. Au fur et à mesure nous allons construire les services (identité numérique, Parcours santé, régulation de la banque et de l'assurance...).

Quelle est votre ambition dans ce domaine ?
Au fur et à mesure, je construis une infrastructure souveraine de plus en plus puissante. Demain, il y aura trois types de cloud. Le premier qui permet de faire du business international. Les données traversent les frontières et les logiques de droit sont compliquées : en cas de conflit où se fait la résolution du conflit ? C'est ce que j'appelle le cloud international. Deuxième niveau, vous faites un cloud dans un espace de droit cohérent. Prenons la France, je suis dans un espace souverain, les lois sont connues. Le troisième niveau est encore plus précis. C'est la même technologie Cloud, mais dans un lieu physique, dédié, contrôlé par le client, opéré par nous. On installe nos clouds dans un lieu physique qui résiste aux attaques atomiques, qui est sécurisé et secret. Ce n'est pas un problème technique mais juridique. Quand on voit l'importance des données, il faut considérer cela comme un patrimoine de l'entreprise, puis de l'entreprise dans son pays.

Si on suit votre raisonnement, pourquoi les grands groupes français choisissent-ils le cloud d'Amazon et pas le vôtre  ?
Ils font des compromis... Toyota a demandé de faire son cloud souverain. J'ai du mal à comprendre la stratégie duale de Thales dans le cloud. Quand on fait un cloud militaire de théâtre d'opération, cela ne va pas être un cloud, mais des ordinateurs dans une caisse parachutée quelque part. Est-ce qu'on peut appeler cela un cloud ? C'est de l'informatique totalement dédiée. Dans le cadre du SCAF (Système de combat aérien du futur), Dassault Systèmes développe un cloud dédié. C'est dommage que cette possibilité duale crée un flou. Comme Capgemini, Thales considère que c'est dans leur intérêt mais ce n'est pas souverain.

Le Health Data Hub, cette arlésienne, va-t-il enfin voir le jour ?
C'est bien parti. Le Health Data Hub était parti sur un prototype et il était envisagé de déverser toutes les données santé des citoyens français. Je suis prêt à fournir les services mais à la condition que l'Etat reste l'interface. Avec notre cloud souverain, Dassault Systèmes a une solution viable, solide, sûre, pour accueillir les données des citoyens français. La décision de le faire dépend du ministre du numérique qui a conscience du sujet. La géopolitique a accéléré la prise de conscience, puis tous les débats sur le data act européen et les dispositions sur les données souveraines ont fini de convaincre les responsables politiques. Et je dois remercier le Premier ministre, Jean Castex qui avant de quitter son poste a signé une directive disant qu'aucune structure de l'Etat ne pourra utiliser un cloud s'il n'est pas souverain. Il a fait un geste d'intérêt national.

 (1) « La Renaissance de l'industrie: Dialogue entre un industriel et un philosophe » (Editions de l'Aube)

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Commentaires 5
à écrit le 22/01/2024 à 15:07
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Le renaissance est déjà en cours : on installe des cobots partout : nos élites toujours en retard d'une guerre. C'est lassant.

à écrit le 21/01/2024 à 15:48
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Bernard Charles tient un discours crédible au vu de son parcours professionnel et de ce qu'il a fait de la société qu'il dirige : vraie pépite industrielle internationale leader dans son domaine .

à écrit le 21/01/2024 à 11:58
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99% du patronat refuse de relocaliser , ca ne sera pas pour nous !

à écrit le 21/01/2024 à 9:20
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Heu... s'enthousiasmer sur un phénomène voulu par Davos aussi rapidement c'est peu prudent.

à écrit le 21/01/2024 à 9:17
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Avec l'IA, l'industrie n'a plus aucun avenir puisque la demande sera satisfaite par la fabrication d'ustensile soit disant intelligent et décentraliser ! ;-)

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