Rachat de ARM par Nvidia : un bon coup pour les Etats-Unis dans la bataille mondiale de l'intelligence artificielle

40 milliards de dollars : c'est le prix que l'américain Nvidia va payer au conglomérat japonais Softbank, pour lui racheter sa filiale britannique ARM, leader mondial des microprocesseurs qui équipe 90% des smartphones dans le monde. Si les autorités de la Concurrence valident l'opération, Nvidia se positionnera idéalement pour rafler les nouveaux marchés liés à l'Internet des objets, accentuant la mainmise américaine dans l'intelligence artificielle.
Sylvain Rolland
Nvidia va racheter ARM, pépite peu connue des semi-conducteurs, dont les puces équipent déjà 90% des smartphones et tablettes dans le monde...
Nvidia va racheter ARM, pépite peu connue des semi-conducteurs, dont les puces équipent déjà 90% des smartphones et tablettes dans le monde... (Crédits : Mike Blake)

Coup de tonnerre dans le monde de l'informatique. Le conglomérat japonais des télécoms et d'Internet, le groupe Softbank, a annoncé lundi 14 septembre la cession, pour un montant maximum de 40 milliards de dollars (33,7 milliards d'euros), de sa filiale britannique ARM, géant mondial des puces électroniques. L'acquéreur est l'américain Nvidia, connu pour ses processeurs graphiques nourris à l'intelligence artificielle.

La finalisation de l'acquisition est prévue d'ici à mars 2022, sous réserve de l'approbation de nombreuses autorités réglementaires dans le monde entier. Ce qui pourrait se révéler tendu, d'après certains analystes consultés par La Tribune, en raison de la portée stratégique du business d'ARM et des questions soulevées en terme de souveraineté et de concurrence. Mais si Nvidia franchit cette barrière très géopolitique, la mainmise d'un acteur américain sur le secteur des composants électroniques, améliorerait par ricochet la position des Etats-Unis dans la bataille mondiale autour de l'intelligence artificielle et de l'Internet des objets, enjeu économique majeur de la décennie à venir.

Lire aussi : Pourquoi SoftBank casse la tirelire dans les semi-conducteurs

ARM, futur bras armé de Nvidia -et des Etats-Unis- pour peser dans l'Internet des objets ?

Fusion-acquisition parmi les plus importantes de l'année 2020, l'opération devrait permettre à Nvidia de changer de dimension pour devenir un vrai poids lourd mondial de l'électronique embarquée, dans un monde où l'intelligence artificielle sera partout et où l'Internet des objets va révolutionner tous les secteurs, de la logistique à l'industrie, en passant par les transports et la santé. "L'intelligence artificielle est la force technologique la plus puissante de notre époque et a déclenché une nouvelle ère dans l'informatique", a déclaré Jensen Huang, fondateur et PDG de Nvidia, dans un communiqué.

"Dans les années à venir, des milliards d'ordinateurs exécutant l'intelligence artificielle créeront un nouvel Internet des objets qui sera des milliers de fois plus grand que l'Internet des personnes d'aujourd'hui", poursuit-t-il. Dans ce contexte, il estime que l'intégration de ARM à l'écosystème Nvidia créera "une entreprise fabuleusement positionnée pour l'ère de l'intelligence artificielle".

Effectivement, même si le grand public n'en a pas conscience, ARM est déjà partout. La pépite britannique basée à Cambridge, née sur les bancs de la prestigieuse université du même nom, équipe aujourd'hui 90% des microprocesseurs de téléphones portables, ordinateurs et tablettes dans le monde, loin devant son principal concurrent dans ce domaine, l'américain Intel. Ses plans de puces électroniques sont aussi intégrés dans des instruments médicaux et des serveurs informatiques, deux domaines d'activité en pleine expansion avec l'essor de l'Internet des objets et de l'informatique dématérialisée (cloud). En raison de leur faible consommation énergétique, les microprocesseurs d'ARM sont particulièrement adaptés à l'Internet des objets (IoT).

Au contraire, Nvidia s'est fait un nom grâce à ses processeurs graphiques, lourds et énergivores, qui ont séduit notamment l'industrie du jeu vidéo, qui représente au deuxième trimestre 2020 plus de 40% des revenus de l'entreprise. Leur force est qu'elles intègrent des briques d'intelligence artificielle, notamment des algorithmes d'apprentissage automatique, considérés parmi les meilleurs du marché. Grâce à ses puces, Nvidia a notamment réussi à élargir son périmètre et à pénétrer le business des centres de données ou data centers, qui représente désormais un tiers de ses revenus et booste sa croissance.

"Cette fusion vient peut-être combler la plus grande fragilité d'ARM :  l'intelligence artificielle", analyse le consultant indépendant Olivier Ezratty. ARM a intégré tardivement les réseaux de neurones dans leurs processeurs et ils ont du mal à s'imposer dans ce domaine. Je ne serais pas étonné que Nvidia apporte à ARM son expertise de l'IA, voire l'utilise comme un cheval de Troie pour imposer sa solution Cuda dans le marché de l'IoT", ajoute-t-il.

Lire aussi : Avec sa puce de taille record, Cerebras veut bouleverser le marché de l'intelligence artificielle

Un risque pour la concurrence ?

ARM (6.000 salariés dans le monde dont 4.000 au Royaume-Uni) n'est donc pas un concurrent direct de Nvidia mais un acteur complémentaire, positionné à différentes étapes de la chaîne de valeur. Concrètement, ARM ne fabrique pas lui-même les microprocesseurs, mais il fournit aux fabricants la sous-couche (R&D et logicielle) qui les fait fonctionner, ce que les experts appellent "l'architecture". Son modèle économique est donc essentiellement celui de la propriété intellectuelle : ARM vend des licences d'exploitation à prix d'or aux fabricants de puces électroniques comme Qualcomm, Apple ou Samsung.

"Cette acquisition est cohérente car c'est un vrai rapprochement industriel et stratégique, note Sylvain Chevallier, partner chez Bearing Point. Sur le papier, les deux entreprises sont parfaitement complémentaires : Nvidia est un fabricant de microprocesseurs tandis que ARM licencie de la propriété industrielle pour les fabricants, ce n'est pas le même modèle ni les mêmes clients".

L'analyste relève également un positionnement complémentaire sur le marché, qui devrait rassurer les autorités chargées de la concurrence au moment de l'examen du rachat. "Nvidia fabrique des processeurs lourds, énergivores, dotées d'un graphisme très développé et de briques technologiques comme l'intelligence artificielle et la blockchain. A l'inverse, ARM a développé des technologies pour des processeurs de faible consommation, plus adaptés à d'autres usages comme l'Internet des objets. Donc il n'y a pas, en théorie, de risque de créer un monopole, car il y a des gros acteurs à la fois sur les marchés de Nvidia et sur ceux de ARM", estime-t-il.

Remous géopolitiques en vue

En revanche, le risque d'intégration verticale sera certainement un vrai sujet pour les régulateurs. "C'est la première fois que je vois un très gros acteur des processeurs acquérir un acteur positionné dans la propriété intellectuelle, cela montre une volonté d'intégration verticale sur une grande partie de la chaîne de valeur", indique le consultant indépendant Olivier Ezratty. Sylvain Chevallier abonde :

"Nvidia va disposer d'un certains nombre d'actifs-clés, de la conception des puces à leur propriété intellectuelle pour la plupart des cas d'usage. Cela pourrait lui donner une position privilégiée sur le marché, qui sera certainement regardée de très près par les autorités de la Concurrence qui devraient imposer des garanties fortes".

Face aux craintes de clients d'ARM comme Qualcomm ou Apple, qui s'inquiètent que ARM passe sous le contrôle d'un concurrent, le Pdg de Nvidia, Jensen Huang, a assuré immédiatement que ARM resterait neutre : « Nvidia ne conçoit pas de CPU (unités centrales de traitement), Nvidia n'accorde pas de licence d'exploitation aux sociétés de semi-conducteurs, et contrairement à ARM, Nvidia ne participe pas au marché des téléphones portables... donc à bien des égards nous ne sommes pas concurrents", a-t-il précisé dans une lettre destinée aux salariés du groupe.

Enfin, l'opération s'inscrit également dans un contexte de guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, qui accentue la fragmentation d'Internet, comme l'illustre l'affaire Tik Tok, et la guerre technologique, à l'image de l'affaire Huawei. Le rachat de ARM par une entreprise américaine ne devrait donc pas ravir la Chine, d'autant plus que ARM avait déjà décidé en mai 2019 de limiter sa collaboration avec le géant chinois des télécoms. Une décision très lourde pour le constructeur chinois, qui dépend, comme Samsung ou Apple, des puces ARM pour fabriquer ses smartphones.

En plus de la Chine, d'autres pays pourraient voir rouge d'une mainmise américaine dans la guerre des puces, à commencer par le Royaume-Uni, où ARM emploie 4.000 personnes. Pour désamorcer la contestation, Nvidia a annoncé en même temps que le rachat d'ARM l'ouverture prochaine, à Cambridge, d'un nouveau centre de recherche en intelligence artificielle "de classe mondiale". Il a également assuré que le siège social de ARM resterait dans la ville britannique.

Quoi qu'il en soit, ces possibles freins à la validation de l'acquisition n'ont pas effrayé les marchés. L'action SoftBank Group, qui avait beaucoup souffert la semaine dernière, a décollé lundi à la Bourse de Tokyo pour finir en hausse de 8,95%.

Sylvain Rolland

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Commentaires 5
à écrit le 16/09/2020 à 13:07
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Et ST-Micro à encore raté le coche en se contentant de ses "vieilles puces". Certes c'est beaucoup pour eux mais pourquoi pas en s'alliant avec Nokia par exemple. Ce manque d'ambition est caractéristique des Européens en pleine décadence économique f...

à écrit le 15/09/2020 à 18:19
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Cet achat pour ce producteur ancien et exceptionnel de puces électroniques prouve par ricochet le manque actuel de créativité des Américains. On tente de parer face aux Chinois. Nul doute que ça va se terminer par des charrettes de licenciements et...

le 16/09/2020 à 11:33
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sans doute mais l'architecture Risc semble avoir des atouts, Apple va quitter Intel au niveau de ses processeurs car pas assez "malléables" (Intel ne fait pas de sur mesure), tout va devenir Risc ? Je crois que ça consomme moins également. L'ennui se...

à écrit le 15/09/2020 à 10:45
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Voila où Arnault aurait du investir au lieu de Tiffany qui est complètement suranné , mais pour ça il faut être visionnaire et pas seulement mercantile.

à écrit le 14/09/2020 à 16:34
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"40 milliards de dollars" Les allemands eux ont dépensé la même somme pour... Monsanto, qui leur a déjà coûté plus de 10 milliards d'euros, en plus. Ah le déclin... Je recommande à tout ceux dont c'est l'activité professionnelle d'acheter cet...

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