Covid-19 et télétravail : un séisme pour San Francisco et la Silicon Valley

ENQUÊTE. Alors que leurs employeurs respectifs leur ont donné la possibilité de travailler de chez eux sur le long terme, de nombreux travailleurs de la Silicon Valley songent à s'expatrier. De quoi transformer durablement l'industrie de la tech et la ville de San Francisco, avec, déjà, un impact sur les commerces et les loyers.
Signe que la population la plus affluente de la ville -les employés de la tech- commence à mettre les voiles, les loyers stratosphériques de San Francisco enregistrent une baisse telle qu'ils n'en ont pas connu depuis des années.
Signe que la population la plus affluente de la ville -les employés de la tech- commence à mettre les voiles, les loyers stratosphériques de San Francisco enregistrent une baisse telle qu'ils n'en ont pas connu depuis des années. (Crédits : Reuters)

Avec ses grandes avenues ouvertes aux quatre vents, sa circulation intensive, la propreté douteuse de ses rues et son manque d'espaces verts, le quartier de Mid-Market, qui doit son nom à Market street, l'immense avenue qui traverse une partie de la ville, n'est pas le lieu le plus charmant de San Francisco. Il n'en constitue pas moins un bourdonnant centre économique. Début 2010, souhaitant redynamiser un quartier alors laissé à l'abandon, jalonné de boutiques vides, la mairie a voté un mécanisme de réduction d'impôts pour les entreprises qui s'y installeraient.

Bien que controversée, la mesure a eu l'effet escompté : Twitter y a implanté son siège social, à l'angle de Market et de 10th street, tandis que Uber s'est installé une rue plus bas. En marchant quelques minutes vers le sud, on tombe sur le quartier de Soma, ancienne zone industrielle un temps laissée elle aussi à l'abandon, puis redynamisée par la tech, où se trouvent notamment les bureaux de LinkedIn. En obliquant vers le Nord, on débouche sur le Financial District, que l'imposante tour Salesforce, récemment construite, domine de toute sa hauteur. En l'espace de quelques années seulement, l'industrie des nouvelles technologies a totalement remodelé le visage du quartier d'affaires de San Francisco.

Lire aussi : Télétravail: les principales mesures validées par le patronat et les syndicats (sauf la CGT)

Stripe San Francisco siège

[Comme de nombreuses autres pépites de la tech, la fintech Stripe a choisi d'installer son siège social à San Francisco, contribuant au dynamisme de la ville].

Les entreprises tech basculent massivement dans le télétravail

Mais depuis le début de la pandémie, tout cela semble bien précaire.Tout comme nombre de travailleurs, ceux de la tech ont cessé de se rendre au bureau début mars. Mais là où ceux d'autres industries ont depuis regagné leurs quartiers, les "techies" continuent de travailler de chez eux, encouragés par leurs employeurs. Google, Airbnb et Facebook ont annoncé que leurs salariés pouvaient travailler à domicile jusqu'à l'été 2021 au moins, tandis que ceux de Twitter, Slack et Microsoft ont la possibilité de travailler à distance ad vitam æternam s'ils le souhaitent. Mark Zuckerberg a affirmé en mai dernier que 40% des employés de Facebook souhaitaient télétravailler de manière permanente, et un sondage mené à la même période par l'entreprise Hired auprès de 372 employés de la tech dans la région de la Baie conclut que 42% d'entre eux s'installeraient dans une zone moins coûteuse si leur employeur leur donnait la possibilité de travailler à distance.

Cette politique ne concerne pas que les géants internationaux du secteur. Tanium, une entreprise de cybersécurité basée à Emeryville, de l'autre côté de la Baie de San Francisco, a également annoncé en juin à ses 1.500 employés qu'ils pouvaient travailler de chez eux de manière permanente. Depuis, 16% d'entre eux ont demandé la possibilité de le faire depuis une autre localisation.

Airbnb siège San Francisco

[Le confort au travail, qui passe par des locaux modernes et design, est un véritable argument d'attractivité pour les géants de la tech. Airbnb est réputé pour la qualité de ses locaux. Ici, l'open space central de son siège social à San Francisco, qui s'est vidé depuis la crise du Covid-19]

Fuir le coût prohibitif de la vie, une vraie tentation pour les "techies"

Nombre de raisons peuvent pousser les travailleurs de la tech à s'expatrier lorsqu'ils en ont la possibilité, tout en ayant la certitude de conserver leur emploi. Il peut s'agir d'échapper aux loyers de San Francisco, les plus élevés du pays, et au coût de la vie, prohibitif dans la région. Même si l'expatriation s'accompagne généralement d'une baisse de salaire, les entreprises adaptant partiellement les revenus au coût de la vie locale, le jeu peut en valoir la chandelle. À l'ère du COVID, la vie urbaine peut en outre être anxiogène et perd nombre de ses attraits, alors qu'une partie des bars sont fermés, que les spectacles et concerts sont annulés.

D'autres souhaitent simplement se rapprocher de leur famille. C'est ce dernier facteur qui a incité Alexandre, employé d'Airbnb, à continuer à travailler depuis Paris après deux ans passés à San Francisco :

« Avec la pandémie, j'ai revu l'ordre de mes priorités et je me suis rendu compte combien ma famille et mes amis me manquaient. En outre, l'une des principales raisons qui me décidaient à rester à San Francisco était de pouvoir me rendre au bureau pour être proche de mon équipe. Avec le télétravail, tout cela avait disparu », raconte-t-il.

Même son de cloche du côté de James[1], employé au sein d'une startup basée à San Francisco, qui est parti s'installer à Philadelphie en mars.

« Cela m'a permis de me rapprocher de ma copine qui vit sur place et de ma famille qui se trouve à Toronto, ville dont je suis originaire. Beaucoup de travailleurs s'installent à San Francisco car c'est là-bas que se trouvent les grandes entreprises des nouvelles technologies et les emplois les mieux rémunérés. Avec la possibilité de travailler n'importe où, l'expatriation devient tentante...»

Lire aussi : Plongée dans la jungle de la Silicon Valley avec les startups françaises

Baisse historique des loyers et faillites de restaurants à San Francisco

Or, des quartiers comme Soma ou Mid-Market étaient jusqu'à présent principalement construits autour des entreprises des nouvelles technologies. Alors que celles-ci venaient s'y installer, les complexes résidentiels visant à loger leurs employés aux poches bien remplies se sont multipliés au cours des dix dernières années. Entièrement meublés, comprenant généralement piscine, salle de sport et lavomatique dans le bâtiment, ceux-ci permettent aux locataires, moyennant un loyer premium, de loger à proximité de leur entreprise dans des conditions proches de celles d'un hôtel.

Mais dans le contexte actuel, ces résidences ont perdu une bonne part de leur attractivité, comme l'explique Tom Radulovich, directeur exécutif de Livable City & Sunday Streets, une organisation à but non lucratif dont l'objectif est de rendre la ville de San Francisco plus agréable à vivre et équitable.

« Ces complexes résidentiels ont pour principal avantage de se trouver à proximité des bureaux des entreprises et d'offrir un environnement confortable à des employés qui passent la plupart de leur temps au travail et à profiter des diverses distractions que la ville a à offrir. Aussi bien équipés soient-ils, ils peuvent rapidement procurer une sensation de claustrophobie lorsqu'on y demeure confiné, d'autant que les quartiers où ils se trouvent n'ont pas été pensés dans une logique urbaniste, sont peu vivants et peu hospitaliers, manquent de commerces et d'espaces verts », détaille-t-il.

Ayant beaucoup perdu en attractivité, ces complexes vont être contraints de revoir leurs loyers à la baisse s'ils ne veulent pas se retrouver désertés, ce qui pourrait mettre en danger leur viabilité financière. « Peut-être vont-ils expulser tous les locataires restants et chercher à vendre, les prix à la vente n'ayant pour l'heure pas vraiment baissé, contrairement aux loyers », suppose Tom Radulovich.

Signe que la population la plus affluente de la ville commence à mettre les voiles, les loyers stratosphériques de San Francisco enregistrent une baisse telle qu'ils n'en ont pas connu depuis des années. Début octobre, le loyer médian pour un deux ou trois pièces à San Francisco avait baissé de 20% par rapport à la même période l'an dernier, et de 24% par rapport à son pic historique. Oakland, de l'autre côté de la Baie, ainsi que les principales villes de la Silicon Valley comme Cupertino, Mountain View, Sunnyvale et Menlo Park ont enregistré des baisses similaires. Un couple d'amis de l'auteur ont pu négocier une baisse de 800 dollars sur leur loyer mensuel auprès de leur propriétaire, après avoir suggéré qu'ils pourraient déménager en cas de refus, chose impensable il y a encore quelques mois.

La restauration pourrait également durablement pâtir de la fuite des travailleurs de la tech. Si tous les restaurants souffrent depuis le début de la pandémie -leurs ventes ont chuté de 91% depuis mars- ceux situés dans le Financial District, Soma et Mid-Market, dont la clientèle était principalement composée de travailleurs (notamment de la tech), ont été les premiers à payer les pots cassés.

Specialty's, une véritable institution locale, qui était installée à Soma et faisait une partie de son chiffre d'affaires via les repas d'entreprise, a fermé en mai dernier après 33 ans d'activité. Farallon, un restaurant de fruits de mer haut de gamme situé à proximité de Mid-Market, qui accueillait nombre de dîners d'affaires, n'a pas non plus survécu. Si une partie conséquente des travailleurs de la tech devait ne jamais revenir, les conséquences pour les commerces locaux seraient terribles.

« L'exode des travailleurs de la tech va s'avérer dévastateur pour les restaurants, bars, hôtels et autres commerces de San Francisco qui comptaient sur ces derniers », s'inquiète Susan Wachter, professeur à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie.

San Francisco Café du soleil

[Véritable institution dans le quartier du Lower Haight, le Café du Soleil a fait faillite en avril, après quinze ans d'activité.]

La pandémie enclenche-t-elle le déclin de la Silicon Valley ?

Le fait que San Francisco et sa région perdent des habitants ne date certes pas de la pandémie : le solde migratoire y est négatif depuis 2016. Mais ceux qui s'expatriaient étaient jusqu'à présent surtout des individus chassés par la hausse du coût de la vie sur place. Le fait que ce soient des travailleurs de la tech au portefeuille bien garni qui partent est, lui, entièrement nouveau. Car si la possibilité de travailler à distance au sein de cette industrie date également d'avant la pandémie, la région avait jusqu'à présent misé bien davantage sur la concentration de sa main d'œuvre dans une zone géographique donnée plutôt que sur sa dispersion à travers le monde.

La Silicon Valley constitue, en effet, un pôle de compétitivité (ou « grappe industrielle »), qui, selon la théorie de l'américain Michael Porter, doit son succès et sa créativité à une concentration d'entreprises et d'institutions interreliées dans un domaine particulier sur un territoire géographique donné. La Silicon Valley est ainsi aux nouvelles technologies ce qu'Hollywood est au cinéma, et ce que Détroit fut en son temps à l'industrie automobile. Le coronavirus et l'exode des travailleurs de la tech pourraient-il signer la fin de cette logique, et si oui, la capacité de la Silicon Valley à innover pourrait-elle en pâtir ?

À l'exil de certains travailleurs de la tech fait suite celui de certaines entreprises, qui relocalisent leurs bureaux ailleurs ou ferment simplement une partie de leurs locaux devenus inutiles. Palantir, l'entreprise de traitement des masses de données cofondée par Peter Thiel, s'est récemment expatriée à Denver. Twitter prévoit de louer une partie de ses bureaux à San Francisco, tandis que Pinterest a, en août dernier, annulé un projet de construction d'un bâtiment géant dans le quartier de Soma.

Selon Susan Wachter, professeur à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie, l'industrie de la tech américaine est bel et bien en passe de se décentraliser.

« On assiste d'ores et déjà à l'apparition de nouveaux hubs technologiques, dont Austin, Denver, Nashville et Houston, ainsi que de plus petits centres, souvent situés à proximité d'universités, qui demeurent pour l'heure confidentiels mais croissent rapidement. »

La réinvention est dans l'ADN de la Silicon Valley

Mais loin de nuire à l'innovation et à la domination de la Silicon Valley, cette tendance pourrait selon elle la renforcer. Pointant les loyers prohibitifs de la région de San Francisco qui étaient devenus un frein à l'innovation, elle prévoit que l'expatriation de certains travailleurs et entreprises de la tech va permettre à la Silicon Valley de se développer non plus sous forme de grappe industrielle, mais de réseaux liant des groupes de travailleurs hautement qualifiés résidant dans des centres innovants et dynamiques répartis à travers le pays. La région de San Francisco va demeurer dominante, mais se décongestionner à mesure que de nouveaux « nœuds » vont se former dans le réseau.

Leslye Corsiglia, directrice de Silicon Valley at Home, une organisation qui s'efforce de promouvoir des logements abordables dans la région, ne pense pas non plus que le déclin de la Silicon Valley soit à l'ordre du jour. D'autant que l'exode de certains travailleurs et la baisse constatée des loyers a selon elle de bonnes chances d'être conjoncturelle.

« On prévoit le déclin de la Silicon Valley depuis des années, et elle est aujourd'hui plus forte que jamais. Si on constate en effet une baisse des loyers à San Francisco, les prix des maisons vendues dans la Baie ont au contraire augmenté, ce qui suggère que certains résidents ont simplement fui la ville suite à la pandémie pour s'installer dans une zone moins dense. La région offre une excellente qualité de vie, entre le climat, la proximité de la nature et le nombre d'activités accessibles. Il est peu probable que le télétravail conduise un nombre significatif d'individus à y renoncer. »

San Francisco maison

[L'attractivité de San Francisco a pris un coup avec la crise du Covid-19, mais celle de la baie s'est renforcée. La ville garde aussi son charme unique, ici une maison victorienne connue pour avoir été le lieu de résidence du groupe de rock Grateful Dead]

Le retour de San Francisco la bohème ?

La baisse des loyers enregistrée à San Francisco ces derniers mois suscite aussi un nouvel espoir parmi les habitants de la ville. Celui de la voir renouer avec ses racines bohèmes, à travers un potentiel retour des nombreux artistes chassés au cours des dernières années par le coût de la vie, devenu prohibitif. D'après Tom Radulovich, cela reste cependant pour l'heure davantage un fantasme qu'une réalité.

« San Francisco demeure la ville la plus chère du pays, et il faudrait que les loyers baissent encore considérablement pour qu'elle redevienne abordable pour les artistes. »

Entre 2009 et 2019, le prix médian d'une maison familiale à San Francisco a triplé pour atteindre un million de dollars. Un simple lit gigogne dans un dortoir pour six peut revenir à 1 300 dollars par mois. Difficile, dans ces conditions, de croire que l'époque où un Jack Kerouac sans le sou pouvait se loger sans problème à North Beach -aujourd'hui l'un des quartiers les plus prisés- soit sur le point de ressusciter.

La situation actuelle ouvre toutefois la possibilité de doter la ville de davantage de logements abordables. Il y a, d'abord, les anciens bureaux susceptibles d'être reconvertis en logements, dans le cadre de projets qui, selon Tom Radulovich, ont de bonnes chances de se multiplier au cours des prochains mois. Plusieurs échéances politiques et électorales, susceptibles d'avoir un impact conséquent sur l'avenir de la ville, se profilent également à l'horizon.

En novembre prochain, les électeurs californiens voteront ainsi sur la proposition 13, qui vise à supprimer un plafonnement des taxes foncières établi dans les années 1970. Selon Tom Radulovich, ce dernier conduit de nombreux propriétaires fonciers à proposer des baux commerciaux très élevés, leur très faible niveau d'imposition faisant qu'ils peuvent prendre le risque de ne pas trouver preneur pendant une période donnée, et ainsi spéculer en l'attente d'un locataire fortuné. Si cette proposition passe, les propriétaires verront leur taxation augmenter et seront contraints de trouver preneurs pour leurs baux, ce qui pourrait les inciter à baisser les prix.

À la même date, les Californiens seront également invités à se prononcer sur une proposition qui vise à simplifier les démarches administratives nécessaires pour monter un petit commerce, afin de redynamiser l'économie locale. Enfin, une taxe sur les espaces commerciaux vacants, mise en place par la ville de San Francisco et temporairement gelée pendant le Coronavirus, doit également reprendre en janvier. Toutes ces mesures pourraient donc se combiner pour redynamiser une économie locale handicapée par le Covid-19 et l'exil de certains travailleurs de la tech. La Silicon Valley n'a pas dit son dernier mot.

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Commentaires 5
à écrit le 02/12/2020 à 2:49
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Comment se passe le télématraquage des travailleurs détachés asiatiques massivement exploités dans la silicon valley? Vu le blocage des visas H-1B par Donald TRUMP pour favoriser l'emploi de jeunes américains, le lobbisme fait rage en Californie p...

à écrit le 30/11/2020 à 14:52
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le télétravail permet un inquiétant "diviser pour régner" sans contre pouvoir dans l'état actuel des modes choisis par les directions d'entreprises.

à écrit le 30/11/2020 à 13:09
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Ben chez-nous ça n'en prend pas le chemin, d'ou cette dame licenciée pour s'être autotravaillisée. L'entreprise reste une minidictature en France, qui qu'on fasse.

à écrit le 30/11/2020 à 8:28
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En dehors d'un climat genial, vivre a Frisco, faut vraiment y etre oblige.

à écrit le 30/11/2020 à 8:14
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On se demande quand même pourquoi ces entreprises n'y ont pas pensé plus tôt, surtout aux états unis où l'oligarchie n'est pas complètement momifiée surtout au sein de la nouvelle économie. Ensuite il est évident que cela aura permis aux GAFA de ...

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