Semaine décisive pour StopCovid. Avec un mois et demi de retard sur le calendrier initial et après de nombreuses polémiques, l'application de traçage numérique des contacts, ou "contact tracing", développée par le gouvernement avec un consortium d'entreprises et d'organisations publiques et privées, est enfin "prête et opérationnelle", d'après Bercy. Son fonctionnement et son design ont été dévoilés lundi 25 mai au soir, dans le journal télévisé de TF1.
Un peu plus de deux mois après son lancement, StopCovid entre ainsi dans sa dernière ligne droite. S'il serait surprenant à ce stade que le projet capote, le premier ministre, Édouard Philippe, a rappelé dans un courrier au Sénat, daté aussi du 25 mai, que la décision de son déploiement "n'est pas encore prise", et ce malgré les assurances de Bercy. StopCovid devra encore passer plusieurs étapes clés avant d'être disponible dans les magasins applicatifs des smartphones comme l'AppStore (iOS) et GooglePlay Store (Android).
Dernières incertitudes politiques, techniques et opérationnelles à lever
Première étape : un débat est prévu à l'Assemblée nationale ce mercredi puis un autre au Sénat dans la soirée. L'objectif : convaincre les parlementaires que le gouvernement a agi dans les règles de l'art en développant une appli fonctionnelle, en conformité avec la loi (le RGPD et la directive européenne e-privacy pour la protection des données) et en tenant compte des avis des experts, notamment le Conseil scientifique et la Cnil (qui ont tous deux donné un avis favorable sous conditions fin mai). Pour obtenir une majorité politique alors que le projet divise jusque dans les rangs LREM, le gouvernement martèle les "cinq principes fondamentaux" de l'application : volontariat, respect de la vie privée, anonymat, transparence et déploiement provisoire.
Mais de nombreux experts techniques et scientifiques estiment qu'une appli qui trace les contacts est par nature incompatible avec l'anonymat et le respect de la vie privée. Il est en effet impossible de garantir son inviolabilité, surtout quand elle fonctionne avec un protocole centralisé, c'est-à-dire que les données remontent à un serveur central. De plus, il est toujours possible de recouper les données Bluetooth de localisation avec d'autres données pour identifier une personne, ce qui relativise la notion d'anonymat pour toute solution numérique de tracing. Le gouvernement devra convaincre qu'il a pris toutes les précautions nécessaires pour que le ratio "risques/bénéfices" penche en faveur d'un déploiement de StopCovid.
L'interopérabilité sur tous les smartphones, la principale zone d'ombre
Surtout, le principal obstacle au déploiement de StopCovid est technique. L'appli fonctionnera-t-elle de manière optimale et en permanence sur tous les smartphones ? Sur le système d'exploitation Android, qui équipe 78,8% des smartphones en France en mars 2020 d'après le cabinet de conseil Kantar, cela ne devrait pas poser de problème. En revanche, pour des raisons de sécurité - le Bluetooth est extrêmement vulnérable aux attaques - et d'efficience énergétique, Apple limite l'utilisation du Bluetooth sur ses appareils (21,1% du marché français). Même Cédric O admettait en mai qu'il ne savait pas si le projet français réussirait à surmonter cette barrière.
Bercy se veut aujourd'hui rassurant en indiquant que "les tests sont conclusifs" et a dévoilé le design de l'appli sur un smartphone Apple, ce qui suggère que l'appli fonctionne aussi sur iOS. Édouard Philippe a indiqué dans sa lettre au Sénat que StopCovid a été testée avec succès en laboratoire et que des tests dans les conditions du réel sont actuellement menés avec des entreprises de transport. Le secrétaire d'État au Numérique, Cédric O, doit fournir un rapport destiné aux parlementaires détaillant "les réponses du gouvernement sur les plans sanitaire, technique et juridique".
En plus du vote parlementaire, Édouard Philippe attend aussi la validation du Conseil scientifique, de la Cnil et du Conseil d'État avant de donner son "go". Cela devrait être une formalité, surtout pour les deux premiers qui ont déjà donné leur blanc-seing au gouvernement sur le principe même de l'appli. A peine l'appli dévoilée, la Cnil a même publié à nouveau un avis favorable, ce mardi 26 mai, même si elle demande d'évaluer le dispositif pendant la période d'utilisation et non a posteriori, comme le souhaitait le gouvernement. Une petite nuance que le gouvernement devrait accepter sans sourciller.
Débat animé en vue à l'Assemblée nationale
Sauf coup de théâtre, le gouvernement devrait réussir à faire accepter StopCovid, car le groupe LREM compte à lui seul quasiment la moitié des sièges à l'Assemblée nationale. Ainsi, une large part des "marcheurs" devrait soutenir l'exécutif, comme Catherine Osson, qui regrette "beaucoup de postures" chez les opposants. Mais la partie pourrait être plus mouvementée, car le chef de file des députés LREM Gilles Le Gendre "n'exclut pas" abstentions et votes contre. "C'est une question de principe. Je ne suis pas pour ce type d'outils", dit par exemple Sacha Houlié. "Et l'expérience dans les autres pays a montré que ce n'était pas efficace", avance-t-il, avec un débat sur le cas de Singapour, qui a dû se résoudre à confiner, malgré son application de tracing.
Quant aux ex-LREM partis fonder un 9e groupe dissident à l'Assemblée, ils sont pour la plupart hostiles au projet, sauf le mathématicien Cédric Villani, qui veut soutenir la "souveraineté numérique" française. En revanche, les membres du 10è groupe fondé mardi 26 mai, à la veille du vote, sont essentiellement favorables.
Pour le reste, gauche et droite sont majoritairement opposés. A gauche, les différents groupes voteront contre, à l'image du communiste Pierre Dharréville, qui redoute un glissement vers une "surveillance généralisée". Les Républicains ont aussi donné pour consigne de voter contre, bien qu'au Sénat, qui laisse une liberté de vote, la tendance pourrait être différente. Le patron des députés LR Damien Abad critique une "appli gadget sortant 15 jours après le déconfinement", et souligne les "interrogations sur les libertés individuelles". Au RN, Sébastien Chenu, "très dubitatif", juge "insuffisantes" les garanties pour les libertés. Et le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan y voit le "basculement vers une ère orwellienne".
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