D'après les études disponibles sur le sujet, le numérique engendrerait à lui seul entre 4% et 5% des gaz à effets de serre dans le monde. Et cette proportion est amenée à augmenter dans les années à venir avec l'explosion des usages, notamment la vidéo en ligne, mais aussi l'émergence de l'Internet des objets à la fois pour les particuliers (objets connectés) et les professionnels (industries, agriculture).
Si le numérique est souvent présenté comme une solution pour la transition écologique, le compte n'y est pas encore : son impact carbone augmenterait de 9% par an. D'où la nécessité, pour de nombreux penseurs du numérique dont le cercle de réflexion Shift Project, de basculer dans l'ère de la "sobriété numérique". Le Sénat vient de déposer une loi en ce sens, tandis que le Shift Project publie ce jeudi 15 octobre un rapport pour vulgariser cette notion auprès des décideurs. Son auteur, Hugues Ferreboeuf, explique ces enjeux pour La Tribune.
LA TRIBUNE - Comment définir la sobriété numérique ? Est-ce simplement limiter nos usages ou est-ce une toute nouvelle philosophie de notre rapport au numérique ?
HUGUES FERREBOEUF - L'un ne va pas sans l'autre. La sobriété numérique, c'est faire évoluer nos habitudes pour consommer le numérique différemment, de manière plus responsable et raisonnable. La vidéo en 4K ou en 8K sur Netflix est-elle vraiment nécessaire ? Ai-je vraiment besoin de changer de smartphone tous les deux ans ou que mon frigidaire connecté soit relié à Amazon pour commander automatiquement ce qu'il me manque ? Il ne faut pas confondre sobriété numérique et technophobie, car il ne s'agit pas de refuser la révolution numérique ou le déploiement des technologies. L'enjeu est plutôt de réfléchir sur nos usages pour sortir de ce mode de pensée toxique pour l'environnement, qui vise à vouloir "toujours plus" : davantage de puissance, davantage de données, à bas prix.
Il faut entrer dans l'ère de la maturité vis-à-vis du numérique. Cela commence par arrêter d'ignorer ses impacts néfastes sur l'environnement -le secteur du numérique pèse à lui seul 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde- et mieux l'intégrer dans la stratégie globale de lutte contre le réchauffement climatique. D'après le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), pour réussir à limiter le réchauffement climatique à moins de deux degrés d'ici à la fin du siècle, il faudrait diviser nos émissions par deux dans les dix prochaines années. Cela équivaut à les réduire de 6% par an.
Or, l'empreinte carbone du numérique augmente tous les ans d'environ 9%... Autrement dit, la trajectoire actuelle est totalement incompatible avec la contrainte climatique. D'autant plus que cette aggravation s'explique principalement par le fait que les gens regardent de plus en plus de vidéos sur Internet. Netflix engloutit par exemple à lui seul plus de 15% de la bande passante mondiale... Le numérique n'est donc pas soutenable pour la planète, changer d'approche n'est pas une option mais une nécessité.
Quelles sont vos propositions pour implémenter concrètement cette sobriété numérique ?
La réflexion sur les usages doit être collective. Elle doit venir des utilisateurs bien sûr, mais aussi et surtout de ceux qui conçoivent les produits et services numériques. L'Etat et toutes les organisations -entreprises, collectivités, organismes publics- doivent intégrer la dimension environnementale dès la conception du projet. D'abord en évaluant de manière systématique la pertinence énergétique du projet : si le coût environnemental de sa conception et de son déploiement dépasse les gains espérés, comme c'est le cas pour de nombreux objets connectés par exemple, alors peut-être que le projet n'est pas souhaitable.
Pour un vrai changement, il faut aussi savoir évaluer l'empreinte carbone des projets numériques, et l'intégrer dans le bilan carbone global de l'entreprise ou de l'organisation. Les données manquent encore, même si des référentiels sont en cours de construction. Les décideurs doivent avoir en tête que leur bilan carbone dépend de choix comme des fournisseurs plus ou moins vertueux ou la politique de renouvellement des équipements. A l'heure de la digitalisation de l'économie, l'autre façon de prendre en compte la sobriété numérique c'est de s'imposer la contrainte environnementale à tous les niveaux, à commencer par la direction générale. L'enjeu est aussi économique, il faut voir à moyen et long terme. Développer une offre de services basée sur l'explosion de la consommation de données par exemple, cela marchera peut-être à court-terme mais le bilan carbone de l'entreprise va augmenter et elle va être forcée de faire machine-arrière quelques années plus tard.
La sobriété numérique est-elle compatible avec notre société capitaliste et le fonctionnement actuel de l'économie numérique ?
L'enjeu économique principal du XXIè siècle est le défi climatique. Cela va nécessiter, je pense, d'adapter voire de remettre en question certaines pratiques. Certains modèles basés sur l'économie de l'attention, c'est-à-dire la monétisation des données personnelles récoltées via des services gratuits [comme Google ou Facebook, Ndlr], posent problème car ils poussent à la surconsommation numérique.
Il y a encore quinze ans, les limites technologiques imposaient aux développeurs de prendre en compte l'efficience énergétique dans leurs projets numériques. Mais cette barrière a sauté avec la démultiplication de la puissance de calcul, et on s'est collectivement précipités dans le "toujours plus".
Hélas, on ne peut pas espérer un miracle technologique qui résoudrait le problème dans les dix années à venir, car plus les technologies progressent, plus l'impact du numérique sur l'environnement augmente, malgré les promesses de "l'innovation verte", qui, pour l'instant, ne réussit pas à équilibrer le bilan carbone du secteur. Notre modèle d'abondance numérique, pour des usages de confort et de loisirs, doit être remis en question. Accepter de limiter certains usages au nom de l'urgence climatique n'est pas, à mon avis, une attaque sur nos libertés. Il s'agit de questionner l'utilité des technologies plutôt que de tout prendre parce que c'est possible.
D'après nos études, l'apport d'une solution numérique est même parfois contre-productive. Dans le cas de solutions d'éclairage urbain par exemple, ou d'ampoules connectées "intelligentes" censées nous aider à maîtriser notre consommation, le surcoût énergétique nécessaire pour produire et déployer la solution numérique est tel que les gains de la solution elle-même ne suffisent pas à compenser. Il faut donc trier ce qui est souhaitable en fonction de l'impact environnemental.
Le Sénat vient de déposer une loi contre la pollution numérique. Elle prévoit notamment d'interdire les forfaits illimités ou encore de lutter contre l'obsolescence programmée des produits électroniques. Qu'en pensez-vous ?
C'est un premier pas qui va dans le sens de la sobriété numérique. L'Etat, l'Europe, les régulateurs, doivent fixer les règles du jeu si on veut changer la trajectoire actuelle du numérique. Il y a quelques années, l'impact environnemental du secteur passait complètement sous le radar politique, il est donc positif que le sujet soit désormais sur la table. En revanche, les belles déclarations de certains ministres révèlent des contradictions. En soutenant le déploiement de la 5G par exemple, qui va favoriser la croissance des jeux en ligne, du streaming et de l'Internet des objets donc avoir un impact environnemental direct négatif d'après de nombreuses études, le gouvernement ne donne pas l'impression de vouloir toucher à la logique des modèles économiques qui nous ont conduit là où on est aujourd'hui.
Propos recueillis par Sylvain Rolland.
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