Loi antitrust : l'administration Biden apporte un soutien crucial pour contrer le monopole des Gafam

L’American Innovation and Choice Online Act, qui vise à empêcher les grandes plateformes numériques de favoriser leurs propres produits aux dépens du jeu de la concurrence, vient de recevoir pour la première fois le soutien officiel du Département de la Justice. La proposition de réforme doit bientôt faire l'objet d'un vote au Sénat, et a de bonnes chances de réunir derrière elle les élus républicains et démocrates.
(Crédits : ALEXANDER DRAGO)

La Silicon Valley n'a définitivement plus les faveurs de Washington. Le Département de la Justice de l'administration Biden vient d'apporter son soutien à un ambitieux projet de loi bipartisan visant à limiter les pratiques anticoncurrentielles de la part des Gafam.

Baptisée American Innovation and Choice Online Act, cette loi est actuellement en cours d'examen par les sénateurs américains, après avoir reçu le soutien d'un comité bipartisan en janvier. Elle prévoit notamment d'interdire aux grandes plateformes numériques de favoriser leurs produits au détriment de ceux de la concurrence, deux pratiques dont Amazon et Google ont notamment été accusées à maintes reprises. C'est la première fois que le gouvernement Biden apporte officiellement son soutien à cette proposition de réforme, soutenue notamment par Amy Klobuchar, la sénatrice démocrate du Minnesota, et Chuck Grassley, le sénateur républicain de l'Iowa.

Une révolution dans la pensée antimonopole américaine

« Le Département voit dans la montée de ces plateformes dominantes une menace pour les marchés ouverts et la compétition, avec des risques pour les consommateurs, les entreprises, l'innovation, la résilience, la compétitivité mondiale, et notre démocratie », peut-on lire dans une lettre signée par Peter Huyn, en charge des affaires législatives au sein du Département de la Justice américain, dont le contenu a été révélé par le Wall Street Journal.

« Laisser une poignée d'entreprises décider de qui seront les vainqueurs et les perdants sur un certain nombre de marchés va à l'encontre des principes fondamentaux de notre système capitaliste, [...] et donc de la liberté économique qui sous-tend notre démocratie. »

À l'instar de Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission (FTC), le gendarme américain de la concurrence, réputée pour son positionnement anti-Gafam, le Département de la Justice reprend ainsi l'idée selon laquelle un monopole est mauvais même s'il ne se traduit pas par une hausse des prix ou une baisse de la qualité du service pour le public, dans la mesure où il nuit toujours à la concurrence, et donc à l'innovation. Une remise en cause de la théorie du Consumer Welfare, théorisée par le juge de la Cour Suprême Robert Bork, qui avait dicté la politique antimonopole américaine depuis la fin des années 1970 et permis à Facebook, Amazon, Google et consort de bâtir des empires technologiques à coup de fusions et d'acquisitions sans être inquiétés par les autorités.

« En énumérant les pratiques discriminantes et auto-préférentielles que le Congrès considère comme anticompétitives, et donc illégales, [cette réforme] clarifierait l'arsenal législatif antimonopole, fournirait de nouvelles raisons d'agir et un cadre légal pour poursuivre cet objectif », poursuit la lettre.

Les Gafam contre-attaquent

La perspective de voir se mettre en place une telle législation suscite naturellement d'intenses activités de lobbying, de la part des soutiens comme des opposants de la loi. Dans ce deuxième camp, on trouve sans surprise les géants technologiques américains, qui clament qu'une telle réforme perturberait sérieusement leur bon fonctionnement. Kent Walker, qui dirige le département juridique de Google, a par exemple affirmé dans un article de blog que la loi handicaperait la fiabilité des requêtes tapées dans le moteur de recherche Google et sur Google Maps par les internautes.

« Cette loi nous interdirait de vous fournir des résultats de qualité, simplement parce que d'autres entreprises pourraient proposer des réponses alternatives aux nôtres. Nous serions contraints de valoriser les résultats de nos concurrents, même s'ils ne vous procurent aucune aide », dénonce-t-il.

Amazon a pour sa part annoncé qu'elle pourrait être contrainte d'empêcher à tout vendeur tiers de recourir à sa plateforme, tandis qu'Apple a affirmé que la réforme nuirait à sa politique de protection de la vie privée, en lui interdisant d'exiger des applications tierces qu'elles requièrent la permission des utilisateurs avant de commencer à collecter des données depuis un iPhone. Les Gafam dépensent depuis des années des fortunes pour freiner les velléités régulatrices des autorités. Au cours des seuls neufs premiers mois de l'année écoulée, Facebook et Amazon ont chacun dépensé 15 millions de dollars pour s'opposer aux tentatives du Congrès de réguler plus étroitement leur industrie, selon le Center for Responsive Politics, qui tient une base de données publique des dépenses de lobbying.

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La Computer and Communications Industry Association, qui représente Apple, Meta, Amazon, Google et Apple, ainsi que d'autres entreprises technologiques, a lancé une vaste campagne de matraquage publicitaire sur le slogan « Don't break what works » (« Ne cassez pas ce qui marche ») à Washington et dans plusieurs États. « Les Américains recourent aux nouvelles technologies pour se faire livrer leurs produits favoris, s'orienter vers les commerces locaux et échanger avec leurs proches », peut-on lire sur le site de l'association. « Cette loi rendrait toutes ces choses plus difficiles, plus chères, moins pratiques et moins sécurisées. »

Tirs croisés entre lobbyistes

Mais la loi compte aussi ses soutiens parmi les entreprises privées des nouvelles technologies, notamment l'accélérateur de startups Y Combinator, l'application d'avis participatifs Yelp et le californien Sonos, qui commercialise des systèmes hi-fi sans fil. La propension des géants technologiques à favoriser leurs propres produits « prive les entreprises comme les nôtres d'une compétition équitable, basée sur le mérite », affirmaient récemment ces acteurs dans une lettre cosignée adressée au Sénat américain.

Yelp est en conflit juridique avec Google depuis des années. Elle accuse notamment le géant de la recherche en ligne de faire figurer les avis Google avant les avis Yelp dans son moteur de recherche, et ainsi d'handicaper sa croissance.

Un nouveau groupe de pression, baptisé The Tech Oversight Project, a été lancé pour soutenir la loi. Il est notamment financé par Pierre Omidyar, fondateur d'Ebay, et Chris Hughes, l'un des cofondateurs de Facebook devenu l'un des critiques les plus virulents du réseau social.

L'administration Biden entend bien sévir contre les Gafam

Si Joe Biden n'était pas le candidat à l'investiture démocrate le plus virulent à l'encontre des Gafam, et si sa campagne a bénéficié des financements de la Silicon Valley (les employés de Google, Facebook, Amazon et Apple lui ont versé 12 millions de dollars au total), son administration a dès ses débuts adopté une ligne dure à l'encontre des géants technologiques américains, nommant systématiquement des personnalités réputées anti-Gafam à des postes clefs.

C'est le cas de de Lina Khan, nommée à la tête de la FTC, mais aussi de Jessica Rosenworcel, choisie pour diriger la Federal Communications Commission (la FCC, qui s'occupe de réguler le secteur des télécommunications), et de Jonathan Kanter, critique affiché de Google et favori de l'aile gauche du parti, qui a pris la tête de la division antimonopole du Département de la Justice l'été dernier.

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Mais l'influence des Gafam, la courte majorité démocrate au Congrès et les lenteurs propres au système législatif américain font que la mise en place d'une réforme significative prend du temps. Ce qui profite aux Gafam. Amazon a ainsi récemment remporté une double victoire contre les autorités antimonopole américaines en finalisant le rachat des studios Metro-Goldwyn-Meyer et en obtenant le classement d'une plainte déposée pour abus de position dominante.

Selon le processus en vigueur, maintenant qu'il a été approuvé par un comité de sénateurs, l'Innovation and Choice Online Act doit faire l'objet d'un vote au sein du Sénat. Si le vote est favorable, il sera ensuite transmis à la Chambre des Représentants qui devra à son tour l'approuver avant qu'il ne gagne le bureau du président et soit signé par ce dernier, pour enfin devenir une loi. La date à laquelle se tiendra le vote au Sénat n'a pour l'heure pas été communiquée.

L'un des rares sujets transpartisans aux États-Unis

La volonté de réguler plus étroitement les géants technologiques étant l'un des rares sujets qui réunit républicains et démocrates aux États-Unis, la loi a des chances raisonnables de passer en dépit de la très courte majorité législative dont bénéficient les démocrates, qui rend toute réforme ambitieuse et clivante très difficile dans la mesure où la moindre défection dans leur camp peut les priver de la majorité nécessaire.

La semaine dernière, les institutions européennes ont de leur côté trouvé un accord sur leur propre projet visant à limiter les pratiques anticoncurrentielles des Gafam. Baptisé Règlement des marchés numériques, le texte doit normalement entrer en vigueur en janvier 2023.

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Commentaires 3
à écrit le 31/03/2022 à 8:24
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Biden lutter contre ses mécènes de la silicon valley c'est une blague? Qu'a-t-il fait pour le marché des puces graphiques pour jeu vidéo et data center trusté par nVidia et AMD dont il est de notoriété publique que leurs dirigeants d'origine taï...

à écrit le 31/03/2022 à 8:21
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Maintenant que les GAFAM ont le monopole mondiale d'internet la classe dirigeante américaine cherche à obtenir le monopole des GAFAM. Mais c'est quoi ce capitalisme !? En tout cas rien de libéral là dedans, bien au contraire. Le libéralisme c'est com...

à écrit le 30/03/2022 à 19:51
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Ne pas oublier la pléthore de cabinets d'experts français qui conseillent Washington et Biden ! Waf waf waf ..

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