Record : les startups américaines ont levé 156 milliards de dollars en 2020, 26 fois plus que la France

Contrairement aux craintes nées au début de la pandémie, les startups américaines ont battu un nouveau record en 2020, avec 156,2 milliards de dollars levés (près de 130 milliards d'euros), soit 26 fois plus que la France. Si la Silicon Valley reste le poumon de l'innovation américaine et mondiale, d'autres écosystèmes d'innovation (Detroit, Austin, Colombus...) deviennent de plus en plus prisés par les investisseurs, amorçant un timide mouvement de décentralisation. Décryptage.
Le nombre de levées de fonds a toutefois très légèrement décru par rapport à son pic historique de 2019, passant de 12.285 à 12.254.
Le nombre de levées de fonds a toutefois très légèrement décru par rapport à son pic historique de 2019, passant de 12.285 à 12.254. (Crédits : © Robert Galbraith / Reuters)

Dans une lettre destinée aux fondateurs de startups et dirigeants d'entreprises début mars, Sequoia Capital, l'un des principaux fonds d'investissement en capital risque de la Silicon Valley, mettait en garde contre les effets dévastateurs que la pandémie, dont on commençait alors tout juste à prendre conscience de l'ampleur, pourrait avoir sur les entreprises et la bonne marche des affaires. Le fonds d'investissement prédisait d'importantes difficultés pour les commerces de détail, une désorganisation des chaînes de valeur et une baisse significative des levées de fonds.

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Si Sequoia capital s'est montré prescient à maints égards, il a eu tort sur ce point. À rebours de ce que l'on aurait pu croire, l'année qui vient de s'achever s'est en effet avérée excellente du point de vue des levées de fonds. Les startups américaines ont levé un total de 156,2 milliards de dollars en 2020 (soit près de 130 milliards d'euros), d'après le décompte du PitchBook NVCA Venture Monitor. Record battu : c'est davantage qu'en 2019 (137,6 milliards), mais aussi qu'en 2018 (143 milliards), année qui montait sur la plus haute marche du podium jusqu'à présent. Le nombre de levées de fonds a toutefois très légèrement décru par rapport à son pic historique de 2019, passant de 12.285 à 12.254. Les bons chiffres en valeur absolue masquent ainsi une certaine inégalité entre les entreprises, les startups déjà populaires auprès des investisseurs ayant pu lever de l'argent sans grandes difficultés, tandis que les jeunes têtes blondes ont dû batailler un peu plus que de coutume.

« Face à l'incertitude provoquée par la pandémie, les investisseurs n'ont pas hésité à mettre la main à la poche pour soutenir les entreprises de leur portfolio qu'ils ont jugé les mieux équipées pour survivre à la crise », analysent James Thorne & Priyamvada Mathur de PitchBook Data, entreprise qui suit et analyse les données des levées de fonds. La contrepartie de ce phénomène étant que « l'investissement dans les jeunes pousses en phase d'amorçage a décru cette année. »

Signe que l'anus horribilis 2020 a glissé sur les pépites de la tech, l'année a été exceptionnelle pour les introductions en Bourse aux États-Unis (IPOs). On dénombre un total de 120 IPOs en 2020, contre 97 l'an passé. Airbnb détient le record en la matière, avec une entrée en Bourse à 37,2 milliards de dollars, suivie de Snowflake (30 milliards) et Doordash (29 milliards).

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La suprématie de la Silicon Valley en question ?

L'investissement a, cette année encore, été largement porté par la Silicon Valley, qui demeure incontournable pour les startups américaines cherchant à lever des fonds. Andreessen Horowitz a ainsi annoncé en novembre une paire de mégafonds, avec un total de 4,5 milliards de dollars à investir, tandis que Ligthspeed a levé 1,8 milliard de dollars pour investir dans des startups en avril, une somme inédite pour ce fonds. General Catalyst, NEA et Flagship Pioneering ont également tous lancé leur propre mégafonds.

« La Silicon Valley a rassemblé cette année entre 22 et 23% des levées de fonds effectuées, et 40% des capitaux investis », précise Jason Rittenberg. « New York, Los Angeles et Boston, les trois écosystèmes les plus importants après la Silicon Valley, ont pour leur part totalisé environ 30% des levées de fonds et des capitaux investis, une proportion légèrement plus importante que les années précédentes. Viennent ensuite d'autres écosystèmes plus modestes, mais dynamiques, qui ont vu leurs capacités d'investissement croître au cours des dernières années : Columbus, Saint-Louis ou encore Detroit. »

Si le capital-risque demeure concentré dans la Silicon Valley, la pandémie a toutefois ouvert la voie à une décentralisation de cet écosystème, avec des financements mieux répartis sur le territoire américain, susceptibles de venir soutenir les hubs technologiques qui éclosent un peu partout dans le pays depuis quelques années.

Un virage symbolisé par le départ très médiatisé de plusieurs grands investisseurs de la Silicon Valley, qui ont saisi l'occasion pour s'installer sous d'autres cieux, qu'ils jugent désormais plus prometteurs que le berceau historique de l'innovation américaine. En décidant, début 2018, de quitter la Silicon Valley pour Los Angeles, l'investisseur Peter Thiel est passé pour un excentrique. Mais les grands argentiers de la région sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à sauter le pas.

Outre Elon Musk, parti s'installer au Texas, citons également Keith Rabois, qui a posé ses valises à Miami, et Scott Nolan, qui passe désormais la moitié de son temps à Los Angeles. Tous deux sont membres du Founders Fund, dont fait partie Peter Thiel. Joe Lonsdale et son fonds 8VC ont pour leur part déménagé à Austin, tout comme Breyer Capital et son fondateur Jim Breyer.

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L'avènement du tout-virtuel... y compris pour les levées de fonds

La pandémie a provoqué un déclic dans la mesure où, tout comme le travail a brusquement basculé intégralement en ligne, tout le processus menant à une levée de fonds est subitement devenu virtuel, là où la rencontre en personne jouait auparavant un rôle fondamental. Déjeuners, cafés et happy hours entre startuppeurs et investisseurs potentiels ont soudain basculé sur Zoom, au même titre que le réseautage, indispensable pour attirer l'attention des plus gros investisseurs de la Baie de San Francisco.

Sous les allées ombragées de Sand Hill Road, à Palo Alto, à 30 minutes de route au sud de San Francisco, les bâtiments des plus prestigieux fonds d'investissement s'alignent les uns après les autres, de Ligthspeed à Silver Lake, en passant par Greylock, Sequoia et GGV. Jusqu'au début de la crise, tout entrepreneur désireux de réaliser une levée de fonds un tant soit peu ambitieuse se devait de visiter cette véritable Mecque du capital risque, pour une rencontre en personne dans des locaux modernes et immaculés, aux grandes vitres donnant sur de luxuriants jardins. Inversement, les investisseurs s'y trouvaient avantageusement positionnés, à faible distance du formidable écosystème de startups local.

Mais depuis la pandémie, ces rencontres en tête à tête ne sont plus qu'un lointain souvenir, et les investisseurs, qui ont désormais pris l'habitude de réaliser des levées de fonds entièrement à distance, sont de plus en plus enclins à regarder au-delà des collines de la Baie de San Francisco. « Des milliards de dollars ont été investis par des fonds d'investissement en capital risque dans des startups en 2020, le plus souvent sans aucune rencontre physique, contribuant ainsi à déterritorialiser l'investissement », analyse Patrick McKenna, fondateur de One America Works, une organisation philanthropique qui aide des écosystèmes technologiques dynamiques à se mettre en place à travers tout le territoire américain.

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L'intérêt pour de nouveaux hubs technologiques

Après avoir fait carrière dans la Silicon Valley, Patrick McKenna a pour sa part choisi d'implanter One America Works à Austin, un écosystème de startups dont il vante le dynamisme. « On y rencontre une foule d'entrepreneurs pétris d'idées innovantes et tournés vers le futur », s'enthousiasme-t-il. Autres atouts : la position centrale de la capitale du Texas, qui permet de rejoindre n'importe quelle autre ville américaine en trois heures de vol maximum, et la qualité de vie sur la place, avec la possibilité de s'offrir une maison avec piscine pour bien moins chère que dans la région de San Francisco.

Mais c'est avant tout le potentiel de l'économie locale qui conduit selon lui de nombreux entrepreneurs à s'y installer, ainsi que dans d'autres villes moyennes qui connaissent depuis quelques années un boom de startups. « Pittsburgh, Salt Lake City, Nashville, Columbus, Detroit, Indianapolis... autant d'écosystèmes qui attirent de plus en plus la curiosité des investisseurs », commente-t-il.

À l'inverse de la Silicon Valley, qui touche à tous les domaines, de la santé connectée aux fintechs en passant par le cloud, ces hubs régionaux se spécialisent souvent sur une ou deux verticales, qui dépendent généralement de l'économie de la région et des universités locales. Fort de son statut de capitale américaine de l'automobile, Detroit attire de nombreuses jeunes pousses travaillant sur le véhicule autonome, tandis que Saint Louis est le paradis des biotechnologies, grâce à plusieurs universités et instituts de recherche à la pointe du domaine.

À Columbus, Ohio, au cœur du Midwest américain, vieille région agricole et industrielle, agtech et robotique suscitent de nombreuses vocations, contribuant à donner un coup de fouet à ce territoire de la « Rust Belt ». Ce dynamisme économique inattendu a conduit Mark Kvamme, natif de la Silicon Valley qui a fait ses armes parmi les investisseurs de la région, à lancer son propre fonds à Columbus, Drive Capital. L'objectif : prendre les recettes éprouvées par Sequoia Capital dans la Silicon Valley, et les appliquer à cette région en pleine renaissance.

« Le Midwest est à mon avis aujourd'hui le meilleur marché pour un investisseur. Il constituerait la quatrième économie au monde s'il était un pays indépendant, mais demeure largement ignoré des investisseurs américains. Beaucoup y voient à tort une économie agricole arriérée, alors que 150 des entreprises du Fortune 500 y sont domiciliées, que Columbus est la quinzième plus grande ville du pays et que la région compte nombre d'universités de premier plan qui investissent massivement dans la recherche et forment chaque année des légions d'ingénieurs. »

Il ajoute que pas moins de 6 000 entreprises sont venues le voir pour chercher à lever des fonds en 2019, et que la région pourrait accueillir une dizaine de fonds similaires au sien. Son portefeuille inclut nombre d'entreprises de robotique, dont Fifth Season, une ferme verticale entièrement automatisée issue de la prestigieuse université Carnegie Mellon, à Pittsburgh, et ReadyRobotics, qui développe une interface rendant les robots industriels beaucoup plus simples à programmer.

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Out of California

Outre la quête d'un nouvel Eldorado, c'est parfois un ras-le-bol vis-à-vis de la Californie, qu'ils jugent trop régulée, trop imposée ou trop farouchement à gauche de l'échiquier politique, qui pousse certains de ces investisseurs à s'expatrier. Alors qu'il s'apprêtait à plier ses bagages, direction Los Angeles, Peter Thiel fustigeait l'écrasant conformisme idéologique qui régnait selon lui sur San Francisco et sa région, et bridait ses capacités d'innovation. « La Silicon Valley est devenue un état gouverné par un seul parti », lâchait-il en janvier 2018 dans un débat donné à Stanford. « Lorsque tout le monde se trouve du même côté de l'échiquier politique, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche dans notre société ».

Annonçant son départ de la Silicon Valley dans une tribune parue en novembre sur le Wall Street Journal, Joe Lonsdale, du fonds 8VC, fustige pêle-mêle les problèmes de délinquance de San Francisco, les dysfonctionnements de la municipalité et l'intolérance politique croissante de la région. Dans une interview accordée à Fortune, Keith Rabois critique également la façon dont les autorités municipales gèrent San Francisco, ainsi que le niveau des taxes californiennes sur le revenu, parmi les plus élevées du pays[1]. À l'inverse, le Texas et la Floride, qui accueillent une bonne partie de ces réfugiés au portefeuille bien garni, ne taxent pas les revenus.

D'autres, comme Elon Musk, fustigent le trop grand nombre de régulations que la Californie impose aux entreprises, et les mesures draconiennes prises par le gouverneur, Gavin Newsom, pour lutter contre le coronavirus, qui comptent parmi les plus strictes mises en place dans le pays. Là où le Golden State a récemment reconfiné une partie de sa population, les gouverneurs respectifs du Texas et de la Floride, Greg Abbott et Ron DeSantis, ont pour leur part affirmé qu'il était hors de question d'adopter de telles mesures.

Mais la Silicon Valley est aussi un marché extrêmement compétitif, et c'est avec la conviction que d'autres écosystèmes permettront de prospérer plus facilement que nombre d'investisseurs font leurs valises.

« Entre 50 et 60 milliards de dollars par an sont investis dans la Silicon Valley, les ingénieurs y sont très courtisés et très bien payés. Tout cela donne un écosystème ultra compétitif. Or, jeunes pousses et investisseurs constatent depuis quelques années qu'il y a aussi des talents et des ressources hors de la région. Le virus et la généralisation du travail à distance ont convaincu nombre d'entre eux de sauter le pas », résume Mark Kvamme.

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Pourquoi San Francisco demeure malgré tout incontournable

Quitter la Silicon Valley n'est pourtant pas si simple. Le Founders Fund, dont les locaux sont actuellement situés dans le parc du Presidio, à deux pas du Palace of Fine Arts et de la Fontaine Yoda, l'un des coins les plus charmants et côtés de San Francisco, a cherché cette année à ouvrir un second bureau majeur dans une autre ville américaine. Des sondages internes ont circulé, des discussions hebdomadaires ont été organisées sur Zoom, et une demi-douzaine de villes envisagées, de Los Angeles à Denver en passant par Miami, Nashville et La Nouvelle-Orléans.

Après moult délibérations, l'équipe n'est pas parvenue à se décider, aucune ville ne réunissant autant d'avantages que San Francisco : écosystème ultra dynamique, aéroport bien desservi, bonne qualité de vie... Le Founders Fund a finalement décidé de maintenir la majorité de ses effectifs à San Francisco et d'ouvrir un petit bureau à Miami.

Malgré ses défauts, la région de la Baie compte toujours davantage de startups que tout autre état américain, et constitue la 19e économie au monde, une performance impressionnante pour une région à la taille relativement modeste. Elle culmine cette année à la tête du classement des villes les plus performantes établies par le Milken Institute, un laboratoire d'idées économiques, qui loue « l'abondance de l'investissement en capital risque, la culture de l'innovation et de l'entrepreneuriat, et le soutien donné aux industries à haute valeur ajoutée, dont la tech et les biotechs ». Et près d'un quart des startups en plus forte croissance listées cette année par le magazine Fortune ont été démarrées en Californie. Du pain bénit pour les investisseurs.

« Je ne pense pas que nous assistions à l'apparition d'une nouvelle Silicon Valley dans un futur proche. En revanche, des pôles technologiques alternatifs, plus modestes, vont continuer de se développer et d'attirer les investisseurs, créant des emplois et contribuant à mieux répartir la prospérité à travers le territoire », résume Jason Rittenberg.

Selon lui, en plus d'un vivier de startups dynamique, d'universités finançant la recherche de pointe, d'un solide réseau d'investisseurs et d'une bonne qualité de vie, ces nouveaux pôles auront toutefois besoin, pour se développer, d'un certain soutien de la part des pouvoirs publics, une dimension souvent mise de côté au royaume du capitalisme.

« On oublie souvent la quantité astronomique d'investissements de la part du gouvernement fédéral qui ont permis à la Silicon Valley de se développer au fil des décennies. Sans ce soutien gouvernemental, la région ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Pour rencontrer à leur tour le succès, ces nouveaux hubs vont avoir eux aussi besoin d'investissements publics. »

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[1] Aux États-Unis, les revenus sont taxés à l'échelle fédérale et étatique. En Californie, la taxe marginale prélevée par l'état sur le revenu peut grimper à 13,5%, contre 0% en Floride et au Texas. Plusieurs politiques californiens souhaitent en outre accroître ce taux d'imposition.

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Commentaires 3
à écrit le 02/02/2021 à 19:13
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Il est évident que les milieux économiques et financiers américains ont beaucoup mieux que les Européens en général compris l'importance de l'émergence de toutes sortes de nouvelles industries high tech, parmi lesquelles il faut savoir aujourd'hui qu...

à écrit le 02/02/2021 à 14:43
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Ce n'est pas parce que les levées de fonds sont colossales que l'avenir sera rayonnant pour toutes les start-up. Les conséquences de la pandémie sont inimaginables. L'avenir de limite à ligne d'horizon. Derrière, ce peut être le bonheur ou le chaos...

à écrit le 02/02/2021 à 10:14
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Et combien d’humains ordinaire qui sont morts aux usa et dans le monde en 2020 ?

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