Startups : du laboratoire à l’entreprise, l’essor des "deep tech"

Focalisés depuis une dizaine d’années sur l’innovation digitale (plateformes, applications…), les investisseurs et les grands groupes regardent de plus en plus du côté des « deep tech », ces startups qui proposent des produits ou des services sur la base d’innovations de rupture. Leur potentiel est colossal dans tous les domaines, et les deep tech explosent en Europe depuis 2016. Mais ces startups font aussi face à de nombreux défis qui limitent leur développement.
Sylvain Rolland
Nées le plus souvent dans un laboratoire, fruit des dernières avancées scientifiques, très difficiles à reproduire, les startups deep tech font l'objet d'un transfert de technologie pour s'attaquer à la résolution des grands défis du XXiè siècle.

Après le règne du self made man du web (Mark Zuckerberg de Facebook, Jeff Bezos d'Amazon, et du côté français Jean-Baptiste Rudelle de Criteo, Frédéric Mazella de Blablacar...) les prochaines stars de l'entrepreneuriat seront-elles des... chercheurs ? C'est en tout cas ce que promet l'émergence des « deep tech » depuis un peu plus d'un an, à la fois aux Etats-Unis, en Europe et en Asie.

Contrairement aux startups de la tech "classique" telles qu'on les connaît depuis une quinzaine d'années, qui innovent à partir de technologies existantes, les pépites de la « deep tech », elles, se concentrent sur l'innovation de rupture. Nées le plus souvent dans un laboratoire, fruit des dernières avancées scientifiques, très difficiles à reproduire, elles font l'objet d'un transfert de technologie pour s'attaquer à la résolution des grands défis du XXIe siècle dans tous les domaines : énergie, environnement, aéronautique, santé, industrie, mobilité, agriculture, finance, télécoms, transports... A l'image de la startup américaine Koniku, qui a mis au point une puce hybride composée de 64 neurones vivants, destinée à explorer les capacités sensorielles des neurones pour des usages industriels ou dans la santé.

Certes, le phénomène n'a rien de nouveau. L'expression « deep tech » n'est qu'une nouvelle façon de désigner l'exploitation des technosciences, qui existent depuis le XIXe siècle. Mais il prend désormais de l'ampleur. Tout simplement car la convergence des technologies (big data et intelligence artificielle, électronique et biotech, drones et réalité virtuelle, Internet des objets et robotique, blockchain, les combinaisons sont nombreuses) permettent désormais aux startups de créer des solutions totalement nouvelles, comme l'explique Arnaud de la Tour, le vice-président de Hello Tomorrow:

« Les investisseurs et les grands groupes regardent de plus en plus ce qui sort des laboratoires et cherchent à valoriser cette recherche car le potentiel des nouvelles technologies est à peine exploité. Ils réalisent aussi qu'il ne faut plus attendre beaucoup d'innovations de rupture de la part des startups uniquement numériques, qui sont davantage concentrées sur les usages existants plutôt que sur les nouvelles solutions. »

3.500 startups deep tech dans le monde

Pour mesurer l'ampleur des deep tech, le Boston Consulting Group et l'organisme Hello Tomorrow ont publié mardi 4 avril une étude inédite. Intitulée « De la tech à la deep tech », celle-ci pointe du doigt les spécificités et les défis de ces startups pas comme les autres. Tout d'abord, leur nombre augmente très rapidement. 3.500 startups issues de la recherche ont été recensées par le fonds anglais Atomico en 2015, et le nombre de créations tous les ans a quintuplé en Europe et aux Etats-Unis depuis 2011.

Leurs financements sont également considérables et en forte hausse. Si les biotech, qui bénéficient d'un écosystème plus mature, se distinguent, les deep tech s'immiscent dans tous les secteurs. En 2015, les biotech ont levé pas moins de 7,9 milliards de dollars dans le monde, contre à peine 1,7 milliard en 2011. Les investissements dans la réalité augmentée, la réalité virtuelle et les drones sont eux aussi passés d'environ 100 millions de dollars en 2011 à 3,5 milliards de dollars en 2015, d'après l'étude.

Financement, accès au marché, expertise sectorielle : de nombreux défis

Mais si l'essor est palpable, ces startups sont aussi confrontées à des problématiques très spécifiques. Contrairement aux startups classiques, les délais de mise sur le marché sont très longs pour les deep tech en raison d'une R&D beaucoup plus longue pour transformer la technologie développée en laboratoire en un produit ou un service fonctionnel. Les chercheurs derrière la technologie de radiothérapie de NovaGray, par exemple, travaillent sur le sujet depuis 1995, mais la startup n'a obtenu la validation de son essai clinique qu'en 2015. Ce n'est pas une exception : 40% des startups deep tech interrogées par l'étude avouent avoir elles-mêmes sous-estimé le délai de mise sur le marché de leur innovation.

Par conséquent, les besoins en capitaux sont plus importants, ce qui semble faire peur aux investisseurs français. Ainsi, 45% des financements des startups françaises de la deep tech proviennent du secteur public, contre seulement 26% aux Etats-Unis et 35% dans le reste du monde, Europe incluse. A l'inverse, les centres de recherche privés (13% du financement), les business angels (21%), les fonds de capital-risque (5%) et les grands groupes (5%) s'impliquent moins qu'ailleurs, notamment par rapport aux Etats-Unis où les VC et les grands groupes pèsent respectivement 13% et 20% des financements.

Le jeu en vaut pourtant la chandelle. Bien que le chemin vers le succès soit plus long pour les deep tech, lorsque la startup arrive au bout de sa R&D et trouve des clients, son avance technologique lui offre un avantage concurrentiel conséquent. « Contrairement à une plateforme web, les deep tech demandent tellement de recherche que leurs technologies sont très difficiles à reproduire », ajoute Philippe Soussan, co-auteur de l'étude et directeur associé du Boston Consulting Group (BCG).

Le rôle des grands groupes est primordial

Pour que ce secteur se développe en France, l'étude insiste sur le rôle primordial des entreprises, et notamment des grands groupes. Ils sont « les seuls partenaires potentiels capables de répondre aux besoins des startups, qu'ils soient techniques, industriels, commerciaux et humains », estime Philippe Soussan.

C'est pourquoi 97% des startups interrogées se déclarent intéressées par des partenariats avec des « corporate » pour développer leur innovation de rupture autour d'une problématique métier.

« Mais seulement 57% d'entre elles ont réussi », ajoute Philippe Soussan.

Ce décalage s'explique par une méfiance réciproque. Les startups restent prudentes avec des entreprises perçues comme très éloignées, structurellement et culturellement, de leur réalité. Quant aux grands groupes, « ils doivent revoir leur façon d'envisager les partenariats avec les startups deep tech s'ils veulent se placer au cœur de cette révolution technologique », tranche le rapport. En cause : un manque de compréhension du « timing » des startups, les nombreux freins réglementaires à l'expérimentation, et le manque de communication autour d'objectifs communs.

Les startups interrogées disent aussi avoir besoin de conseils sur l'accès au marché et l'expertise business.

« Les deep tech sont matures sur le plan technologique mais manquent de réflexion sur le marché et la stratégie commerciale. Elles ont donc besoin d'un accompagnement pour définir les frontières de leur technologie et leur stratégie de distribution, d'où l'importance d'être arrimé à une entreprise partenaire », indique Arnaud de la Tour, le vice-président de Hello Tomorrow.

L'Europe va-t-elle rattraper son retard sur les Etats-Unis et la Chine ?

En renouant avec les grandes innovations technologiques, les deep tech ont donc le potentiel d'améliorer nettement la longévité de la vie, la santé, mais aussi les infrastructures de l'économie (transports, énergie) et les briques fondamentales qui font fonctionner d'autres systèmes (des matériaux à l'intelligence artificielle). Sans compter que la deep tech pourrait aussi participer au mouvement de ré-industrialisation de la France, à l'image de la startup parisienne Devialet, dont la technologie unique au monde d'amplification du son a été développée en laboratoire, et qui a choisi de produire ses enceintes connectées en France en raison de leur complexité technique.

« On a trop tendance à dire en France que l'industrie est morte. Or, l'essor des deep tech est en train de créer une nouvelle industrie, porteuse de développement économique », se réjouit Michel de Lempdes, associé gérant et responsable de l'activité de capital-risque d'Omnes Capital.

Problème : « La France est en train de laisser passer le train », estime-t-il.

En cause : la faiblesse des investissements publics et privés, alors que dans le même temps, la Chine prévoit d'investir 13,5 milliards d'euros à court terme dans l'intelligence artificielle et que les Etats-Unis, entraînés notamment par les géants de la Silicon Valley comme Google, Facebook et IBM, investissent à tour de bras dans les innovations de rupture. Un enjeu économique, sociétal et de souveraineté très important, mais qui reste très peu mentionné dans les programmes des candidats à l'élection présidentielle ainsi que dans les débats.

Sylvain Rolland

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