C'est un courant nouveau et quelque peu troublant. Il existe des restaurants qui sont faits pour ceux qui n'aiment pas manger. Expliquons-nous. Ce n'est pas dans les campagnes, et les petits bourgs que pousse ce genre de bestioles. Ici, un restaurant est un restaurant : on y va pour becqueter. En ville, le genre se veut plus complexe. Certes, il existe des restaurants classiques, des bistrots, des fast-foods, des repas à emporter, mais depuis quelques années fleurissent, pour gens aisés, précisons-le, des tables jolies et dispendieuses où l'on fera la grâce de ne pas remarquer que vous ne finissez pas vos assiettes. Jolies, parce que, comme en mode :

1 Le cadre reste un élément de la narration de ces adresses. Devant la tour Eiffel (Girafe, Monsieur Bleu), au-dessus de Paris (Bonnie, Dar Mima, restaurant accompagné par Jamel Debbouze), sur une avenue prestigieuse : Laurent, L'Avenue, Monsieur Dior, la Maison Russe (devenue Maison Revka)... Grosso modo, le décor/la vue font le taf. Ils fonctionnent en résonance. Il ne reste juste qu'à servir des assiettes joliment préparées, instagramables autant que possible. Le tour est joué et l'addition réglée par des tiers (les employeurs) car ces clients sont souvent ici en luxe d'emprunt.

2 Pourquoi cette addition est-elle souvent cinglante ? Parce que les nouveaux entrepreneurs de la restauration viennent (ou se sont inspirés) du monde de la nuit, avec des marges sonores et trébuchantes sur les alcools. Celle du whisky (comptez 10 fois le prix) tombe sur le poil d'un dé à coudre de frites ou de purée, facturée sans broncher 10 euros, comme dans un tout nouveau restaurant, près des Halles, qui porte au demeurant assez bien son nom, Cloche. Là où il y a de quoi sangloter de terreur, on rigole d'impudeur.

3 De plus, ces enfants gâtés de la vie ont une fixette : garder un corps affûté et présentable, d'où, grosso modo, une sainte horreur de la bouffe, la nourriture est l'ennemie. On se fait vomir aux toilettes, on s'échange les secrets de la mini-diète, le 49-3 de la minceur.

4 Les prix ont également une valeur de tamis social : il est clair que le patron de boîte ne risque pas de rencontrer sa secrétaire chez l'excellent Laurent, où la salade de homard bleu est facturée 110 euros.

5 Ces restaurants adorés de ceux qui n'aiment pas manger ne sont pas inintéressants pour autant. Outre le cadre rutilant, parfois magnifique, les détails époustouflants jusqu'au linge de table, ils offrent de notre époque une image assez juste : déconnectée, superficielle, vertigineuse, accélérée, affolée par les dérapages des coûts, la recherche du personnel. Cette bouffe qui a envahi nos écrans, notre ventre et notre pourcentage lipidique parle de notre temps. Avec ses passionnés, ses idiots utiles, ses cyniques (ceux de la Grèce antique) qui voient si juste.