L'assassinat de Caruana Galizia, ou la face sombre de Malte

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L'assassinat de caruana galizia, ou la face sombre de malte[reuters.com]
(Crédits : Darrin Zammit Lupi)

par Crispian Balmer et Chris Scicluna

LA VALETTE (Reuters) - Daphné Caruana Galizia a posté deux messages sur son blog lundi dernier, le premier ridiculisait le chef de l'opposition de Malte, le second dénonçait un haut responsable du gouvernement. Elle s'est ensuite installée au volant de sa Peugeot 108 blanche et a démarré. La bombe a explosé alors qu'elle venait à peine de franchir le portail de sa maison, la tuant sur le coup.

Son assassinat a provoqué une onde de choc sur l'île méditerranéenne, le plus petit pays membre de l'Union européenne déjà submergé par une vague de scandales de corruption, de blanchiment d'argent et de trafic d'influence au sein du gouvernement.

Daphné Caruana Galizia, qui était âgée de 53 ans, avait révélé nombre de ces affaires et était aimée de ses lecteurs, qui voyaient en elle une journaliste intrépide lancée dans une croisade contre la corruption. Ses détracteurs la considéraient plutôt comme une rêveuse doublée d'une fouineuse.

Le Premier ministre Joseph Muscat, qui était le principal objet de ses enquêtes, a promis que tout serait fait pour identifier ses assassins. Mais ses proches et les membres de sa famille ont peu d'espoir de voir un jour un suspect traduit en justice.

Ils voient dans le professionnalisme de son exécution la main de cercles obscurs du pouvoir.

"Elle devait être éliminée parce qu'on ne pouvait pas acheter son silence", confie Manuel Delia, un autre blogueur qui considérait Caruana Galizia comme son mentor. "C'était une polémiste, une provocatrice, une critique. Elle était unique à Malte", poursuit-il.

ETAT MAFIEUX ET "PANAMA PAPERS"

Caruana Galizia, issue de la haute société et mariée à un avocat de renom, était une pionnière de la féminisation du journalisme, devenue l'une des premières éditorialistes politiques à Malte dans les années 1990.

Mais, lassée par les limites des médias installés, elle s'était tournée vers internet en créant en 2008 un blog, Running Commentary, dont l'audience, jusqu'à 400.000 pages vues par jour, était l'égale des sites des plus grands journaux de l'île.

Il lui arrivait de publier plus de 30 contenus différents par jour, mêlant commentaires caustiques, échos mondains et accusations détaillées de corruption. Elle disait s'appuyer sur un "réseau d'espions".

La plupart de ses attaques visaient Joseph Muscat et son Parti travailliste, arrivés à la tête du pays en 2013 après un quart de siècle d'exercice du pouvoir presque ininterrompu de la droite conservatrice du Parti nationaliste.

Ses adversaires affirment qu'elle faisait le jeu du Parti nationaliste.

Caruana Galizia se disait apolitique, mais accusait le Parti travailliste de transformer Malte en un Etat mafieux avec la mise en place de systèmes de revente de passeports maltais à des ressortissants étrangers et l'attribution de licences qui ont fait de l'île la capitale européenne du pari en ligne.

"Elle était une opposante impitoyable du Parti travailliste, mais vraiment pas une opposante honnête", commente le député travailliste Glenn Bedingfield. "Elle lançait des attaques très personnelles sur notre apparence, sur la manière dont nous nous habillions. Elle aimait ridiculiser quiconque était associé au camp travailliste. Elle n'était pas gentille, elle blessait beaucoup de monde."

Mais Caruana Galizia pouvait aussi ébranler jusqu'aux bases du Parti travailliste. L'an dernier, dans le cadre du scandale des "Panama Papers", elle avait découvert que le directeur de cabinet de Muscat et l'un de ses ministres possédaient des sociétés enregistrées au Panama - informations démenties par les intéressés. Ces firmes, ajoutait-elle, avaient été créées pour dissimuler des pots-de-vin.

TRENTE-SIX PLAINTES EN DIFFAMATION

Cette année, elle avait dit détenir la preuve que l'épouse du Premier ministre détenait elle aussi une société basée au Panama où avaient atterri, accusait-elle, un million de dollars en provenance de l'Azerbaïdjan, ex-république soviétique d'Asie centrale avec laquelle Malte développe ses relations commerciales.

Muscat avait démenti puis contre-attaqué en réclamant une enquête (la blogueuse avait été entendue par des magistrats, qui n'ont pas encore rendu publiques leurs conclusions) et en convoquant des élections anticipées en juin dernier.

A la suite de la victoire travailliste, la blogueuse avait mis son blog en sommeil pendant un mois avant de reprendre ses activités cet été, visant cette fois l'opposant Adrian Delia qu'elle accusait de toucher de l'argent d'un réseau de prostitution basé à Londres.

Delia avait déposé pas moins de cinq plaintes en diffamation contre elle et certains sympathisants du Parti nationaliste s'étaient déchaînés sur les réseaux sociaux. "On l'a traitée de pute, de sorcière", se souvient son amie Petra Caruana Dingli.

Ces neuf derniers mois, Caruana Galizia avait fait l'objet de 36 plaintes en diffamation, dont 19 émanant d'un promoteur immobilier et une du ministre de l'Economie, qui avait fait geler son compte en banque pour s'assurer que la blogueuse pourrait payer si elle était condamnée dans leur affaire.

"Ces plaintes en diffamation s'inscrivaient dans une stratégie plus large visant à la faire taire, elles semblaient conçues pour dévorer son temps et son argent", affirme Corinne Vella, une de ses trois soeurs.

Quatre jours après sa mort, la police maltaise n'a toujours procédé à aucune arrestation et estime qu'il faudra des semaines aux enquêteurs, assistés d'experts néerlandais et d'agents américains du FBI, pour réunir les preuves.

"Je pense que des gens réduisent des journalistes au silence non pas pour ce qu'ils ont écrit, mais pour ce qu'ils se préparent à écrire", a déclaré le Premier ministre lors d'une interview accordée mercredi à Reuters dans son bureau de La Valette.

Mais dans son entourage, on ne se souvient pas que la blogueuse s'apprêtait à publier de nouveaux articles explosifs. "Je lui avais demandé si elle en avait plus, elle m'avait répondu: 'Est-ce que ce que j'ai sorti ne suffit pas ?'", dit le blogueur Manuel Delia.

(Henri-Pierre André pour le service français)