« L'Iran cherche à mener une guerre froide » (Djamchid Assadi)

ENTRETIEN. Pour la première fois l'Iran a frappé directement Israël avec l'envoi de drones et de missiles le 14 avril. En réponse, Israël a promis « une riposte » à cette attaque massive, malgré les appels du monde entier, y compris des Etats-Unis, à éviter une escalade au Moyen-Orient. Ce mardi, le président iranien Ebrahim Raïssi a une nouvelle fois prévenu que « la moindre action » d'Israël contre « les intérêts de l'Iran » provoquerait « une réponse sévère, étendue et douloureuse » de son pays. Est-ce réellement possible ? Les réponses de Djamchid Assadi, professeur d'économie et de management à la Burgundy School of Business à Lyon et à Dijon.
Jeanne Dussueil
Djamchid Assani, professeur d'économie et de science de la gestion à la Burgundy School of Business à Dijon.
Djamchid Assani, professeur d'économie et de science de la gestion à la Burgundy School of Business à Dijon. (Crédits : dr)

LA TRIBUNE - 170 drones, 110 missiles balistiques, 30 missiles de croisière tirés depuis l'Iran dans la nuit du samedi 14 avril... La capacité d'armement de Téhéran interroge sur les effets réels des sanctions américaines imposées depuis 1979, date de la révolution iranienne et de l'arrivée du régime islamique. Ces sanctions sont-elles suffisantes ?

DJAMCHID ASSADI - Oui, certainement, elles ont été efficaces. Mais il est légitime de se demander pourquoi les sanctions des Occidentaux n'ont pas fait tomber le régime islamique. En réalité, ce ne sont pas des sanctions qui font tomber un régime politique, c'est toujours l'oeuvre d'une alternative politique. Le régime islamique s'est toutefois énormément affaibli. Pour preuve, dans les statistiques officielles, entre 1 et 2 Iraniens sur trois vivent aujourd'hui sous le seuil de pauvreté. Près de 50% des diplômés des universités sont sur le point de quitter le pays définitivement, selon un centre d'étude spécialisé en immigration qui s'apparente à l'université de Sharif (avant la révolution l'université Aryamehr). Ce centre a été toléré mais il subit des pressions aujourd'hui. Aussi, le rial (la devise nationale) s'est effondré. Au moment de la révolution islamique, il y a trente ans, le taux de change était à 70 rials contre 1 dollar. Aujourd'hui, le cours s'échange à 70.000 rials contre 1 dollar. Les sanctions se sont ajoutées à une économie déjà en faillite. L'Iran islamique a coupé les ponts avec l'économie mondialisée. Mais, je le rappelle, aucun régime politique ne tombe tout seul, on le fait tomber.

Il reste pourtant encore la capacité de fabriquer des armes, dont des drones, en quantité industrielle...

Les capacités du régime islamique sont similaires à celles de la Russie, voire à celles de l'URSS à l'époque. A qui vend l'Iran sur le marché libre ? L'Iran commerce éventuellement avec la Russie et la Syrie... Mais aujourd'hui, ces Etats ne sont plus que des régimes totalitaires qui investissent beaucoup dans l'armement et la puissance militaire pour sauver la face sur la scène internationale. Pratiquement 98% des drones qui ont été envoyés vers Israël ont été arrêtés avant même leur destination. Cela montre bien leur inefficacité et certains sont même tombés en Iran. Cette inefficacité dans l'armement se vérifie aussi dans l'économie. L'Iran est une puissance militaire mais cette attaque contre Israêl a été pratiquement inutile. Le régime voulait simplement sauver les apparences auprès des ses "proxys" dans la région (les groupes liés à l'Iran, le Hezbollah et les Houthis, des milices armées en Irak et en Jordanie, NDLR). D'ailleurs, lorsqu'un pays veut surprendre avec une attaque, il est plutôt rare de prévenir son ennemi. L'armement de l'Iran est certes extensible mais il n'est pas fort. Même si, bien sûr, les chars du régime font des morts, l'efficacité n'est pas la même.

La République islamique était le septième producteur mondial de brut en 2022 et possède les troisièmes plus grandes réserves prouvées de pétrole, derrière le Venezuela et l'Arabie saoudite, selon l'administration américaine. La capacité de financement de cet armement provient-elle uniquement du pétrole iranien ?

Depuis les sanctions, le régime est en faillite, cela fait des années que le budget est déficitaire. Face à cela, il y a donc deux solutions possibles : soit vous imprimez de l'argent, de la liquidité, ce qui génère de l'inflation. C'est le cas aujourd'hui en Iran avec une inflation entre 40% et 50%, voire jusqu'à 70% sur certains produits. Soit vous imposez les foyers en prélevant beaucoup de taxes. Le problème est qu'actuellement, l'Iran est un pays pauvre, avec un fort taux de chômage, peu de salariés ou d'entrepreneurs sur qui il est possible de prélever des taxes sur des bénéfices. C'est toutefois ce que le régime essaye de faire. Aussi, une autre solution émerge depuis l'élection de Joe Biden. En effet, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'administration américaine se montre plus indulgente sur le pétrole, le baril iranien étant devenu un moyen de contrer les exportations russes. Les Etats-Unis ont donc à moitié fermé les yeux sur les exportations pétrolières de Téhéran. Et l'Iran a ainsi trouvé quelques nouvelles sources de revenus.

Y a-t-il d'autres sanctions qui pourraient assécher les ressources du régime islamique ?

La première chose est de faire respecter les sanctions actuelles. Leurs effets seraient alors immédiats. Hélas, l'Occident n'a pas encore compris, ou ne veut pas comprendre, ce que sont les bases politiques du régime islamique. Ce dernier avance car il sait que l'Europe ne ripostera pas. Sa méthode est d'attaquer, de prendre en otage et de négocier ensuite. Dans le même temps, il franchit un pas de plus en attaquant Israël. De son côté, l'Occident est satisfait de trouver des solutions pour des otages ou de négocier sur le dossier du nucléaire que développe Téhéran. Cela ressemble à un braquage, à la suite duquel on devrait négocier avec ses auteurs. Pourtant, rien ne nous oblige à de telles négociations. Malheureusement, cela relève du défaut des démocraties, et particulièrement de la France, où la vision est celle du court-termisme et des échéances électorales. Depuis le général de Gaulle, rares sont les politiques qui mettent en jeu leur réputation avant une élection.

Qui sont les alliés de l'Iran aujourd'hui, sur les plans économique et militaire ?

Le terme « alliés » n'est pas le bon terme, je parlerai plutôt de « profiteurs ». La Russie et, surtout, la Chine, profitent énormément de la situation fragile du régime islamique. Il n'y a pas un seul investissement de la Chine en Iran. Les Chinois sont d'abord pragmatiques et commerçants, profitant d'un pétrole moins cher. Quant à la Russie, elle n'a pas cherché à faciliter l'accord sur le nucléaire entre l'Iran et l'Occident. Concernant les alliés militaires, il n'y aurait personne. La Russie n'ouvrira pas de front à côté de l'Iran et elle n'a, comme la Chine, que des relations diplomatiques avec Israël. A la rigueur, ces pays vendent des armes mais personne ne viendra conseiller l'Iran. Même l'Irak et la Jordanie ont indiqué que leurs espaces aériens n'étaient pas libres pour les drones iraniens.

L'Iran ne peut donc compter sur aucun pays en cas de conflit élargi ?

Non, l'Iran est terriblement isolé. Ses mandataires (les Houthis, les rebelles au Yémen, le Hezbollah) sont soit des fanatiques islamistes chiites, soit financés par l'Iran. Le Hamas est également financé par Téhéran mais même cette organisation ne sera pas 100% un proxy car elle est également financée par le Qatar, lequel ne souhaite pas s'aligner avec le régime de Téhéran.

Possible suspension des livraisons de pétrole, attaques sur le trafic maritime dans le détroit d'Ormuz... Quelle stratégie l'Iran va-t-elle adopter après son attaque?

Le régime islamique va adopter le statu quo, tout en affichant le contraire. En cela, la situation ressemble à celle constatée à la fin du régime soviétique et sa logique du « on ne veut rien faire car on ne peut rien faire ». Néanmoins, il faut montrer que le régime garde une voix haute contre l'Occident. Cette attaque contre Israël, c'était trois fois rien.

En réalité, le régime islamique cherche à mener une guerre froide. Ses dirigeants sont actuellement mobilisés pour discuter avec les ambassadeurs des pays, cherchant à arrêter la guerre, tout en les menaçant. En réalité, les cadres du régime ne veulent pas la guerre car ils ne peuvent pas la mener. De plus, il n'y a aucun soutien de la population iranienne. Pour la première fois, j'entends des Iraniens dire, à tort ou à raison, qu'ils ne seraient pas inquiétés d'être attaqués par Israël, alors que l'Iran, qui a une histoire de près de 3000 ans, est traditionnellement très patriote. Entre la population et le gouvernement, cela ressemble à un couple dont le divorce n'est pas officialisé mais qui ne vit déjà plus ensemble. Certains citoyens sont ainsi prêts à une guerre pour se débarrasser du régime islamique.

Propos recueillis par Jeanne Dussueil.

Jeanne Dussueil
Commentaires 2
à écrit le 18/04/2024 à 3:18
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"L'Iran cherche à mener une guerre froide" Cela ne fait aucun doute! Je rappelle juste le titre d'un article LT d'il y a seulement 4 jours: "Israël détaille l'attaque iranienne : 170 drones, 110 missiles balistiques, 30 missiles de croisièr...

à écrit le 17/04/2024 à 10:25
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"Mais, je le rappelle, aucun régime politique ne tombe tout seul, on le fait tomber." Si le régime ne fait rien pour retenir ses diplômés au chômage, il se met à l'abri d'une révolution à la tunisienne et donc seule une invasion militaire pourrait co...

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