TotalEnergies : la tentation de Wall Street

C’est le sujet qui a animé la place financière européenne en fin de semaine dernière. Dans une interview accordée à l’agence Bloomberg, le patron de TotalEnergies a dit envisager une cotation de sa société à la Bourse de New York. Pourquoi un tel scénario envisagé ? Quels seraient les avantages et les limites d’une telle décision ? Eléments de réponse.
Mathieu Viviani
Si la décision de coter Total à Wall Street n'est pas encore actée, le sujet sera mis sur la table en septembre prochain, lors d'un conseil d'administration
Si la décision de coter Total à Wall Street n'est pas encore actée, le sujet sera mis sur la table en septembre prochain, lors d'un conseil d'administration (Crédits : SARAH MEYSSONNIER)

La présentation des résultats du troisième trimestre de TotalEnergies aura fait plus de bruit que d'habitude. La raison ? Une interview vendredi de son PDG, Patrick Pouyanné, à l'agence de presse économique Bloomberg, dans laquelle il confie réfléchir à une cotation principale à la Bourse de New York, tout en gardant un pied à celle de Paris. « Je pense qu'il s'agit d'une question légitime », a ainsi indiqué le dirigeant du fleuron du CAC 40, qui répondait à une question sur le sujet, en soulignant qu'il y avait là « un débat » et que son conseil d'administration lui avait demandé d'étudier le sujet.

Avant d'ajouter, comme une manière d'anticiper les critiques de ceux qui l'accuseraient de ne pas jouer le jeu du patriotisme européen : « Ce n'est pas une question d'émotion. C'est une question d'affaires ». Puis, de confirmer que « l'emplacement du siège social n'est pas remis en question, il restera à Paris ».

Si la décision n'est pas encore actée, le sujet sera mis sur la table en septembre prochain, lors d'un conseil d'administration. En attendant, ces propos n'ont pas manqué de questionner les milieux d'affaires européens, avec un effet positif en Bourse. Après avoir démarré la journée de vendredi dernier avec un titre à 68,32 euros, TotalEnergies a vu son bondir pour atteindre 70,02 euros à 16h30, pour finir la journée en hausse à 69,65 euros. Un résultat qui s'explique aussi par les bons chiffres trimestriels de la deuxième capitalisation boursière du CAC 40 (aux alentours de 166 milliards d'euros ce lundi).

Pour quelles raisons le PDG du géant français de l'énergie envisage une cotation principale outre-Atlantique ? Quels seraient les avantages et les limites d'un tel transfert ? Eléments de réponse.

Les actionnaires américains : bientôt majoritaires au capital ?

C'est la première raison invoquée par le patron de la major française. « Nous sommes confrontés à une situation où les actionnaires européens vendent ou maintiennent leur participation, et où les actionnaires américains achètent », a ainsi expliqué Patrick Pouyanné dans son interview accordée à Bloomberg.

Entre 2012 et 2023, la part de l'actionnariat institutionnel nord-américain chez TotalEnergies est passée de 33% à 48% (dont 47% pour les Etats-Unis). En comparaison, la part d'actionnaires européens (hors Royaume-Uni) est passée de 45% à 34% sur la même période.

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Coter TotalEnergies principalement à la Bourse de New York avantagerait donc les actionnaires américains, qui, aujourd'hui, sont contraints de négocier le titre de la major via le système ADR (« American depositaty receipt », ndlr), une sorte de titre représentatif de l'action.  « Préfèrent-ils des actions dont la cotation principale est à New York ou en Europe ? Je crois que quand vous posez la question, vous avez la réponse », a d'ailleurs commenté à ce sujet Patrick Pouyanné dans son entrevue avec Bloomberg.

L'autre raison : les normes environnementales européennes

Dans son interview, le dirigeant a aussi déploré la frilosité de l'Europe vis-à-vis de sa stratégie globale qui repose sur deux pieds : continuer à investir dans les énergies fossiles, toujours très rentables les actionnaires de TotalEnergies, et financer dans le même temps, sa transition vers les énergies bas carbone. A ce jour, par rapport à ses concurrentes (ExxonMobil, Shell, Chevron etc), la major fait partie de celle qui investit le plus dans ce segment, avec environ 5 milliards de dollars de dépenses par année.  Mais selon de nombreux experts scientifiques et ONG environnementales, cette stratégie bicéphale n'est pas suffisante pour faire baisser la facture carbone du géant de l'énergie. Ce, à quoi répond son PDG que c'est la seule viable économiquement.

« En Europe, au lieu de soutenir les entreprises européennes qui veulent faire cette transition, même si c'est difficile, ils nous regardent et nous disent : regardez, vous continuez à produire du pétrole et du gaz », a d'ailleurs déploré le patron à l'agence Bloomberg.  Derrière cette complainte, le patron de l'énergéticien critique en filigrane la montée en puissance des réglementations environnementales auxquelles les grandes entreprises sont de plus en plus assujetties en Europe. Notamment la taxonomie verte, mise en place par l'Union européenne, qui classe les activités économiques les plus vertueuses en matière environnementale, et par voie de conséquence, pointe celles qui le sont moins.

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S'ajoute la montée en puissance des nouveaux critères comptables prenant en considération ces aspects. Notamment les critères ESG (pour « Environnement, Social et Gouvernance ») dédiés aux actifs financiers, lesquels pénalisent TotalEnergies en raison de son activité largement dédiée aux énergies fossiles.

C'est d'ailleurs ce qui est arrivé à la major pétrolière en mars dernier lorsqu'elle a été exclue du label français ISR (pour « Investissement socialement responsable »). Ce, en raison du durcissement de ses modalités d'admission : désormais, les sociétés dont plus de 5 % de l'activité est liée aux énergies fossiles, ne sont plus acceptées.

« Pour TotalEnergies, ce type de changement a un impact sur sa capacité à lever des fonds auprès des investisseurs particuliers en Europe. En envisageant de déplacer sa cotation dans un pays moins stricte sur les critères ESG, le groupe ferait donc un choix pragmatique d'un point de vue business », explique Christopher Dembik, conseiller en stratégie d'investissement chez le gestionnaire international Pictet AM.

Accéder à davantage de liquidités, l'atout numéro un de Wall Street

En raison de ce contexte, une cotation à la Bourse de New York présenterait des avantages économiques non négligeables pour le groupe énergétique. Déjà, ses investisseurs seraient moins lésés par le taux de change, puisqu'ils investiraient directement en dollars. Et puis, « du côté de Wall Street, vous avez accès à beaucoup plus de liquidités et à un panel d'investisseurs plus large. Aux Etats-Unis, il y a aussi un coût de refinancement plus bas qu'en Europe. Pour une entreprise comme TotalEnergies, ce n'est pas anodin. C'est une bonne stratégie d'un point de vue financier », ajoute l'expert.

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Un transfert de la cotation à Wall Street aiderait la major tricolore à se rapprocher d'une valorisation proche de ses concurrentes. En effet, celle de TotalEnergies aujourd'hui est 40% inférieure à celle de l'américaine Exxon. De plus, TotalEnergies pourrait intégrer des indices pétroliers américains. Ce faisant, le groupe entrerait dans les portefeuilles de certaines sociétés de gestion indicielle du pays, connues pour leurs performances.

Autre avantage potentiel pour le groupe : une plus grande facilité d'investissements dans le gaz naturel liquéfié (GNL), matière première dont les Etats-Unis sont parmi les plus gros producteurs et exportateurs dans le monde. « Cet avantage-là ne serait pas automatique, mais il est évident que les pouvoirs publics américains pourraient se montrer plus réceptifs à la présence de Total sur le territoire », nuance Christopher Dembik.

Une cotation dont le coût serait élevé

Une double-cotation n'est pas sans risque financier pour des grands groupes. C'est ce que rappelle l'expert financier de Pictet AM : « Dans les années 90, un certain nombre de sociétés françaises ont tenté l'aventure. Mais elles en sont revenues, car cela coûte cher par rapport aux avantages tirés en retour. Notamment, accéder à certains marchés étrangers ». A l'instar de la société française L'Occitane qui a choisi de s'introduire à Hongkong pour se développer plus facilement en Asie.

« Mais en règle générale, la double-cotation ne dure pas longtemps, environ dix à quinze ans car, encore une fois, le coût n'est pas négligeable », ajoute le conseiller financier. En effet, se coter aux Etats-Unis implique de se conformer à la loi dite « Sarbanes-Oxley » dont la mise aux normes est connue pour être onéreuse.

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Autre risque à ne pas négliger pour la major pétrolière : aux Etats-Unis, les procès judiciaires en « class actions » sont plus fréquents qu'en Europe et sont suivis de conséquences financières réelles. Durant l'année 2015, le e-commerçant Cnova, une filiale de Casino cotée sur l'indice américain Nasdaq, en a fait les frais. La société a dû être rapatriée à la Bourse de Paris car elle a été accusée de « divulgation d'informations trompeuses ».

« A ma connaissance, aucun grand groupe du CAC40 n'a déplacé sa cote principale dans un pays étranger. Ce serait donc inédit si la société va au bout de sa démarche », précise par ailleurs Christopher Dembik.

Mathieu Viviani

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Commentaires 2
à écrit le 30/04/2024 à 15:17
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Qui pourrait lui donner tort ? Cela ne changerait pas grand chose pour les actionnaires. L'index CAC 40 en prendrait un fort coup, mais, ce n'est qu'un index... L'autre possibilité, "quitter" la France cf Stellantis ou autres. Le goût, très français,...

à écrit le 30/04/2024 à 8:15
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"Accéder à davantage de liquidités, l'atout numéro un de Wall Street" L'arroseur arrosé, l’appétit sans fin des multi-milliardaire européens pour les liquidités est en train de leur faire fuir les décombres qu'ils ont généré eux-mêmes tout seuls part...

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