Spécialiste des Etats-Unis, le professeur Pierre Gervais répond aux questions des internautes sur l'élection

Le professeur Pierre Gervais, spécialiste des Etats-Unis et de leur histoire, a accepté mercredi matin de livrer son analyse après la victoire d'Obama après avoir répondu mardi soir aux questions et commentaires des internautes de latribune.fr.

 

Ce mercredi Pierre Gervais, professeur et spécialiste des Etats-Unis, a livré son analyse à latribune.fr sur la nette victoire de Barack Obama à l'élection présidentielle américaine, après avoir accepté mardi soir de répondre aux questions et commentaires des internautes.

A ses yeux, il faut rester prudent après cette victoire car elle a surtout été obtenue via la défaite des républicains et de leur thèse de la prospérité partagée du fait de la crise financière et économique. Cette dernière a miné deux piliers de l'économie américaine et donc de l'électorat : les propriétaires immobiliers et tout le système de l'endettement lié à la hausse des prix de l'immobilier, et le système des retraites par capitalisation.

La force des démocrates aura été dans ce contexte de ne pas faire d'erreur malgré la nomination à risque du colistier Joe Biden, pur produit de la technocratie politicienne démocrate de Washington et gaffeur réputé, alors que côté républicain, la désignation comme numéro deux de Sarah Palin qui était initialement une bonne idée s'est révélée inappropriée face à l'aggravation de la crise.

"Il n'est pas certain qu'Obama ne sera pas un nouveau Clinton qui avait fait naître beaucoup d''espoir avant de décevoir faute d'un programme structuré" estime Pierre Gervais, soulignant que tant sur le plan de la politique économique avec le projet de crédit d'impôts pour les classes moyennes et les petites entreprises, que sur celui de la politique étrangère, avec sa méfiance via à vis du Pakistan et sa prudence envers la Chine, ses thèses ne diffèrent pas tant que cela de celles des républicains. D'où une attente en matière de programme concret.

Si, à ses yeux, le symbole de cette élection d'un président noir, une première dans l'histoire américaine, est évidemment puissant, il n'est pas sûr que cela s'accompagne d'un immense espoir car la donne politique a assez peu varié par rapport à la précedente élection présidentielle américaine : "la carte Obama/McCain ressemble beaucoup à celle du duel Kerry/Bush

 A Isabelle Rosabrunetto qui s'interrogeait en ces termes : "Obama symbolise le retour de l'American Dream et du melting pot, la déception du peuple américain confronté à la réalité de la politique internationale et de l'économie mondiale ne risque-t-elle pas d'être à la hauteur de ce rêve inaccessible ?", Pierre Gervais répond : il y a deux questions différentes, celle des idéaux américains et celle du statut d'Obama par rapport à ces derniers. Le "melting pot", terme d'ailleurs plus souvent utilisé hors des Etats-Unis qu'à l'intérieur d'un pays finalement assez provincial et pas toujours très ouvert à l'étranger,et surtout le "rêve américain", c'est-à-dire l'objectif de prospérité générale, n'ont pas disparu sous Bush; Obama et McCain en représentent plutôt des versions différentes. La version Bush/McCain (les deux sont proches si l'on se place du point de vue de leur économie politique, quelles que soient leurs différences par ailleurs) s'est effectivement heurtée à la réalité, essentiellement par l'intermédiaire de la crise boursière, puisque la politique international n'a joué qu'un rôle marginal dans l'lélection, comme à peu près à toutes les élections américaines hors temps de guerre. Je ne parlerais donc pas de "retour" de notions qui n'ont jamais été abandonnées (surtout pour le rêve américain, le melting pot mériterait un développement à part...), mais plutôt d'un affaiblissement d'un certaine vision de l'Amérique, affaiblissement qui n'est d'ailleurs pas forcément définitif.

Reste la deuxième question. Le degré auquel les électeurs d'Obama l'investissent vraiment d'un grand espoir est difficile à déterminer. L'élection se joue beaucoup "contre", et Obama a été remarquablement peu précis sur ce qu'il comptait faire vraiment. Mais il est vrai qu'une partie de l'électorat démocrate cherche un rédempteur, et l'Obamania a des précédents avec la première élection de Clinton, qui a soulevé un enthousiasme passé un peu inaperçu de ce côté-ci de l'Atlantique, mais très réel. En ce sens oui, il y aura déception, parce qu'Obama n'est pas porteur d'un nouveau projet démocrate (nous dirions en Europe social-démocrate) cohérent et capable de contrer l'idéologie républicaine. Le Parti démocrate est encore en phase de transition. Je ne suis pas sûr que les Américains n'en sont pas conscients, mais les politiques républicaines ont eu des résultats tellement désastreux qu'elles ont à peu près annulé l'avantage de cohérence idéologique dont les républicains disposaient jusqu'à présent...


A la question du comparatif possible entre Obama et Marin Lutter King, faite par Onelovetomartinelutter ainsi que par Caen6484, Pierre Gervais estime que "la comparaison est très difficile. King, d'origine très modeste, a été le dirigeant du seul mouvement de révolte de masse ayant politiquement réussi aux Etats-Unis depuis la Guerre de Sécession. Il sortait d'une tradition de lutte bien précise, articulée autour de l'évangélisme protestant, et s'appuyait sur des organisations de masse, réunissant à la fois les églises protestantes et les organisations de base libérales et d'extrême-gauche, qui ont fini par conquérir le parti démocrate, au moins idéologiquement. King était beaucoup plus radical qu'Obam; très conscient des limites d'un discours centré sur les seuls problèmes de discrimination, il a rapidement tenté d'élargir son champ d'action poliique aux problèmes de pauvreté, d'inégalités, et d'"impérialisme", comme on disait à l'époque.
Obama est un cadre démocrate de la classe moyenne supérieure, qui se différencie d'autres hiérarques du parti par sa jeuneses et son charisme, et bien sûr par son appartenance à une "minorité visible", comme on dit, mais pas par son idéologie, faite de gradualisme, de compromis et de prudence. Son discours politique s'est adressé en priorité aux classes moyennes, et ne représente pas de rupture particulière avec le passé récent du parti démocrate. Je ne crois pas que la comparaison soit très pertinente, si ce n'est sur un point: si Obama est élu, il court de très gros risques personnels et risque fort de se faire assassiner par un représentant quelconque de l'ancienne Amérique ségrégationniste, encore très virulente, et très bien armée..."

 

Maxime ainsi que Casilus Daany, Chide et Rod se demandaient  au-delà des Etats-Unis, quel pourrait être
l'influence du futur président sur le monde et sur l'image des Etats-Unis dans le monde ?

Pour Pierre Gervais,  l'influence potentielle d'une administration américaine sur le monde est importante, mais a aussi ses limites, internes et externes. L'étendue de cette influence a été démontrée en creux avec l'administration Bush, qui s'est soldée par un bilan extrêmement négatif au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Chine, en Afrique (et à peu près partout ailleurs sauf peut-être en Amérique Latine). Certainement une présidence Obama signifierait plus d'efforts pour la paix au Moyen-Orient, un retour au multilatéralisme dans de nombreux domaines, et rendrait sans aucun doute la vie plus facile à nombre de responsables étrangers.

Ceci dit, un certain nombre de leviers échappent au Président des Etats-Unis, pour deux raisons. D'une part, son influence est toujours limitée par les paramètres de base des situations locales: la paix en Israel/Palestine ne dépend pas de lui, par exemple. D'autre part, il existe une certaine continuité en politique étrangère américaine, et Obama, qui encore une fois n'a rien de révolutionnaire, ne touchera probablement pas à des éléments centraux de cette politique, qui vus de l'extérieur auraient pourtant bien besoin d'une révision: on peut penser aux relations avec l'Arabie Saoudite, par exemple, ou avec la Chine, ou avec l'Afghanistan et le Pakistan. Pour l'image américaine, c'est un peu pareil: il est évident qu'un Président Obama ne génèrera pas l'hostilité provoiquée par un Bush, mais les raisons profondes pour lesquelles des populations importantes détestent les Etats-Unis n'en disparaîtront pas magiquement pour autant...

Que penser du fait que cette élection est très suivie en Afrique, notamment au Mali ? demande en substance Muusa Saranbunu.
Pierre Gervais répond que "c'est la traduction pratique de la montée de l'influence américaine dans le monde ces dernières années. La part du RNB américain dans le RNB mondial est d'un bon quart, il est donc normal que le monde entier suive ce qui se produit dans la première économie économie mondiale. Par ailleurs, l'influence des anciennes puissance coloniales a continûment décru en Afrique ces dernières années, et les Etats-Unis ont mené une politique active de pénétration culturelle et diplomatique dans ces pays. Bien sûr, le statut personnel d'un des candidats, avec des origines kenyanes très proches, joue aussi. Mais tant que le RNB mondial sera distribué de manière aussi déséquilibrée, avec une aussi grosse concentration sur un seul pays, ce qui se passe dans ledit pays sera nécessairement très suivi...


Léon Jeanty veut savoir si Obama est un symbole pour le peuple noir.
"Pour les africain-américains, oui, évidemment, estime Pierre Gervais. Obama, comme Colin Powell, et contrairement à Martin Luther King, n'est pas un Africain-américain "classique"; il est le produit d'une immigration récente, et non un héritier de l'histoire douloureuse de l'esclavage (à vrai dire sa mère, non africaine-américaine, a même des ancêtres esclavagistes dans le Kentucky...) Mais cette nuance est sans importance en comparaison de l'impact symbolique de l'élection d'un Président américain d'origine africaine. Les Etats-Unis ont été profondément marqués par l'esclavage, bien plus encore que la France par la Guerre d'Algérie, et l'élection d'Obama représenterait le solde, sinon complet, du moins certainement symboliquement définitif, de ce passé pas si lointain. Il faut se souvenir qu'en 2004 encore il y a eu une controverse autour de la présence du drapeau confédéré (du Sud esclavagiste) dans certaines capitales des Etats du Sud! Les dernières grandes émeutes ségrégationnistes datent du début des années 1970, tout africain-américain de plus de 45 ans en a donc la mémoire diirecte. Obama est donc incontestablement un symbole extrêmement important, et pas seulement pour le Africains-américains d'ailleurs. C'est ce qui rendra sa vie extrêmement précaire s'il est élu.

 

Plusieurs internautes, eulenspi, Graine de Sumo, Gudule, s'insurgent : pourquoi personne ne parle de Ralph Nader qui comptent des soutiens y compris en Europe ?

Pierre Gervais précise : "il y a 4 autres candidats à la présidence outre Obama et McCain: Nader, bien sûr, mais aussi un candidat Vert, et deux Libertaires (extrême-droite anti-étatique). Personne n'en parle pour la bonne raison que le système électoral américain ne leur laisse aucune chance. 48 Etats sur 50 distribuent leurs grands électeurs à la majorité simple, seuls l'un ou l'autre des deux premiers partis peuvent l'emporter, ce qui fait que les suivants sont le plus souvent relégués en-dessous de 1%. Nader a connu son heure de célébrité en 2000, avec un score national de 2,7% des voix, uniquement parce que les démocrates l'ont accusé, d'ailleurs assez injustement, d'avoir fait perdre Gore... Dans les quelques 230 années de fonctionnement du système électoral américain, quasiment aucune présidentielle n'a vu de triangulaire, sauf en cas d'effondrement d'un parti remplacé par un autre, cas lui-même rarissime. Seule l'élection de 1860 a connu ce cas de figure..."

N'y a-t-il pas d'importantes différences entre McCain et Bush ? veut savoir Hugmeister75. De fait, Pierre Gervais souligne qu'"au plan personnel, les différences sont énormes. McCain est un politicien professionnel, un ancien soldat, un homme d'expérience, réfléchi et articulé, en complète opposition avec Bush, dilettante arrivé à la Présidence par la grâce de sa famille, et profondément paresseux à tous égards, y compris intellectuellement. Politiquement, les choses sont plus compliquées. Il y a des différences réelles sur un point: McCain n'est pas très religieux. Il se distingue donc de Bush pour ce qui est de l'une des composantes fondamentales du parti Républicain. Mais il appartient pleinement à la mouvance républicaine affairiste, même s'il a exprimé là encore une certaine différence en réclamant la fin des excès les plus criants des financements politiques. Il croit aux vertus du marché non réglementé, à la supériorité des entrepreneurs, et se retrouve donc dans la synthèse idéologique mise en place depuis Reagan en matière économique. En politique étrangère, il est sans doute plus proche qu'on ne le croit généralement des idéalistes néo-conservateurs, partisans de toutes les croisades contre le Mal dans ses diverses incarnations, même s'il a aussi été adoubé par l'aile réaliste (Kissinger, Baker, et une ribambelle d'autres anciens Secrétaires d'Etat...). Au total, le fond de son message reste proche de celui de Bush: les Républicains comme garants de la prospérité intérieure par redistribution aux masses des miettes d'une croissance économique continue et soutenue, centrée sur les grandes entreprises, et appuyée sur une politique étrangère trèspeu soucieuse du sort des autres pays, et entièrement centrée sur le bien-être américain. C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi McCain est en position délicate dans une élection qu'il aurait dû remporter haut la main: la crise bancaire a touché le c¦ur de son message, en faisant douter de sa capacité à réellement assurer la prospérité."


Enfin, ploucophobe fait part de ses soupçons : pourquoi trouve-t-on dans les soutiens à Obama quelques personnalités sulfureuses comme le patron d'UBS aux Etats-Unis impliqué dans une affaire de fraude fiscale ? Est-ce un loup déguisé en agneau ? se demande-t-il.

Pierre Gervais lui répond : "un patron de grande entreprise accusé de fraude fiscale n'est guère sulfureux aux Etats-Unis... Compte tenu de l'extrême dérégulation en vigueur Outre-Atlantique, bon nombre de dirigeants d'entreprise ont pris l'habitude de flirter avec les limites de la loi, quand ils ne l'ignorent pas complètement. la crise bancaire a prouvé que le problème est systémique à cet égard. Quant à la présence d'un tel personnege côté démocrate, il faut savoir Obama n'étant nullement révolutionnaire, nombre de cadres dirigeants ont choisi de le soutenir, les capitalistes ne votant pas tous pour les Républicains. Ce sont pluôt ses rares liens avec des personnalités radicales qui ont provoqué des remous... En ce domaine, le plus intéressant est moins l'ancien poseur de bombes Bill Ayers, retiré des voitures terroristes depuis longtemps et remis en piste de manière totalement spécieuse par les Républicains, que le Rev. Wright, un pasteur africain-américain très proche d'Obama mais avec qui ce dernier dut rompre. Wright était très représentatif d'une tradition rhétorique de la colère africaine-américaine, avec quelques justifications il faut bien le dire, mais évidemment difficilement exportable dans une campagne présidentielle. C'est probablement là qu'Obama s'est le plus rapproché de Martin Luther King, dans sa capacité à transcender ces traditions et surtout à articuler la nécessité de les transcender. En ce qui concerne les liens traditionnels entre les deux grands partis politiques et des milieux d'affaires à la moralité incertaine, en revanche, Obama a beaucoup moins innové, c'est certain."

Merci à tous les internautes de s'être exprimé sur latribune.fr. Continuez à le faire. Toutes les questions et tous les commentaires (sauf à caractère raciste et antisémite ou diffamatoire, législation oblige) sont les bienvenus.

 

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