Trois petits fonds au mois d'août

Quand dans la torpeur de l'été 2007 BNP Paribas décide de geler 3 fonds « subprimes », la tranquille banque française déclenche une première panique mondiale : pour les traders, la crise américaine a franchi l'Atlantique.

Au creux de l?été 2007. Nicolas Sarkozy et son épouse, Cécilia Ciganer-Albéniz, arrivent à Wolfeboro, une station de villégiature huppée, à deux heures de Boston. Luxe, calme et volupté. La veille, 1er août, BNP Paribas a présenté des résultats semestriels : « à nouveau excellents », a commenté Baudouin Prot, le directeur général, en annonçant 4,8 milliards de bénéfice net. Interrogé par les journalistes sur l?exposition de sa banque à la crise des crédits « subprimes », là-bas en Amérique, Baudouin Prot a la réponse toute prête : « négligeable ». Sur les 356 milliards d?euros d?actifs gérés par BNP Paribas, seuls 3 fonds d?un total de 2 milliards sont partiellement investis dans des dérivés de crédit immobilier. Et leur liquidité est totalement assurée. D?autres questions ?

Le 3 août, en fin d?aprèsmidi, dans la tiédeur moite du New Hampshire, le président de la République française zappe d?une chaîne à l?autre. Il s?arrête un instant sur CNBC, la télévision préférée du monde du business. Un homme en bras de chemise vocifère sur l?écran, il rugit littéralement, tape du poing sur la table. Mais de quoi s?agitil ? Nicolas Sarkozy est fatigué, il passe à une autre chaîne. Il n?a aucune raison de connaître Jim Cramer, le plus célèbre des commentateurs boursiers américains, ni son émission « Mad Money » (l?argent fou), à mi-chemin entre le one-man-show et l?analyse. Le thème du jour est le Dow Jones qui plonge, entraîné par Bear Stearns : ce grand établissement de Wall Street a annoncé que ses deux hedge funds vedettes, spécialisés dans les obligations à base de subprimes, ne valaient plus rien ou presque. « Pourquoi ils ont fait ça ? Ces choses-là, on n?en parle pas », se désole Jim Cramer. Et puis soudain, il pète les plombs en direct. Il s?en prend à Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale : « Ouvrez le guichet du crédit, bon sang ! Les choses vont mal, très mal ! Bernanke a augmenté les taux d?intérêt 17 fois de suite, parce qu?il raisonne en universitaire. Il n?a pas la moindre idée de ce qui se passe sur le marché, PAS LA MOINDRE IDÉE ! La Fed roupille. Mais sortez de votre bureau, les gars. Ouvrez ce foutu guichet ! Armageddon a commencé ! »

Les prix des maisons se sont mis à baisser aux États-Unis en 2006 ; il a fallu quelques mois de plus aux financiers américains pour réaliser qu?ils dansaient sur une poudrière. Une poudrière de 2.600 milliards de dollars de crédits fourgués à des ménages insolvables, puis replacés dans le monde entier sous la forme de titres obligataires à haut rendement. Si Jim Cramer hurle son désespoir, ce 3 août 2007, c?est parce qu?il sait que, bientôt, les centaines de milliers de personnes travaillant pour cette machine spéculative fondée sur les prêts hypothécaires vont perdre leur job, et que des millions d?Américains vont perdre leur logement.

À Paris, tout est calme. Baudouin Prot, comme le président de BNP Paribas, Michel Pébereau, s?apprête à savourer des vacances bien méritées. La publication des résultats semestriels s?est bien passée. La banque va mieux que bien. Elle a mis sur pied une vaste plateforme méditerranéenne riche de presque 1.800 succursales, de l?Ukraine jusqu?à la Libye, en passant par l?Arabie Saoudite ; sans parler du fleuron italien qu?est la BNL, acquise en 2006. « C?est comme un jeu de Lego, a confié Baudouin Prot au ?Wall Street Journal?. Il faut un certain nombre de briques pour voir ce qui se construit. » Ce déploiement international est salué par Standard & Poor?s, qui vient de relever la note de crédit à long terme de BNP Paribas à AA+. Quant aux subprimes qui agitent la communauté financière, la banque ne risque rien, pour la bonne raison qu?elle s?en est délibérément tenue à l?écart : « Pendant des années, nous n?avons pas eu les revenus, maintenant nous n?avons pas les problèmes », plaisante le banquier. Il y a une justice, non ?

Non, il n?y pas de justice. Quelques jours plus tard, les responsables de la gestion d?actifs chez BNP Paribas déclenchent le signal d?alarme interne : plus aucune transaction n?est possible sur les 3 fonds Parvest Dynamics ABS, BNP Paribas ABS Euribor et BNP Paribas ABS Eonia. ABS signifie asset based securities, ce qui n?est guère plus clair dans la traduction française de « titres adossés à des actifs ». Mais les spécialistes comprennent immédiatement de quoi il retourne : l?argent de ces fonds est investi dans un mix de crédits hypothécaires américains à risque. Plus personne ne veut acheter du subprime.

Le longiligne Baudoin Prot, malgré la mèche rebelle qui donne un brin de fantaisie à son visage, n?est pas énarque pour rien : si les procédures existent, c?est pour être appliquées. La banque de la rue d?Antin décide le mardi 7 août de geler les 3 fonds. Les autorités financières sont averties. Le communiqué informant le grand public est prêt le 8 août au soir, et tout le monde va se coucher. C?est l?heure où l?Asie s?éveille : les dernières nouvelles venues d?Amérique sur les subprimes asolent ses marchés financiers, qui dévissent. Ignorant tout de la conjoncture asiatique, BNP Paribas envoie son communiqué de bon matin : il est 7 heures, le 9 août, juste avant l?ouverture de la Bourse de Paris. L?une des banques les plus raisonnables qui soient vient de frotter une allumette au-dessus de la poudrière.

Pour les traders, l?annonce a une signification très claire : la crise des subprimes a franchi l?océan. Et si une dame aussi respectable que BNP Paribas est touchée, qu?en est-il alors des autres banques européennes ? En quelques minutes se déclenche une panique indescriptible. Dès 10 heures du matin, toutes les banques ont cessé de se prêter de l?argent les unes aux autres. En un clin d?oeil, le taux interbancaire, le taux d?intérêt auquel les banques se refinancent entre elles au jour le jour, bondit de 4,10 % à 4,70 %, un niveau jamais vu depuis six ans. Le spasme est si soudain, si spectaculaire, que les autorités monétaires descendent dans l?arène à 10 h 30, annonçant qu?elles se tiennent prêtes à « assurer le fonctionnement normal du marché ». Peine perdue. En fin de matinée, la Banque centrale européenne annonce qu?elle financera 100 % des demandes de prêts : pas moins de quarante-neuf banques européennes appellent au secours. Ce jour-là, l?institut de Francfort aura déversé 95 milliards d?euros sur le marché monétaire, un tiers de plus que lors des attentats du 11 Septembre !

Le calme revient, mais Baudouin Prot est K.-O debout. Les médias du monde entier, les marchés financiers des cinq continents et bien entendu le gouvernement français lui tombent sur le dos tous ensemble. Qu?a-t-il fait, le maladroit ? Les échos apaisants de sa conférence de presse du 1er août résonnaient encore quand il a jeté sa boule puante. Haro ! Le « Wall Street Journal » rappelle la boutade de Baudouin Prot sur le fait que sa banque n?avait eu ni les revenus ni les problèmes des subprimes. « Eh bien, maintenant il les a, et il a trouvé moyen de les disséminer », grince le journal. Et de signaler que, chez Bear Stearns, le coprésident Warren Spector a été remercié le 5 août.

Nicolas Sarkozy, lui, a interrompu ses vacances américaines juste à ce moment pour assister aux obsèques du cardinal Lustiger à Notre-Dame, mais il déjeune le lendemain 11 août chez George Bush, dans son lieu de villégiature. Sans Cécilia, excusée. Le président américain a été obligé d?intervenir publiquement pour rassurer les marchés après le coup d?éclat de BNP Paribas ? de quoi augmenter le malaise de son homologue français.

Quinze jours frénétiques suivront pour les équipes de BNP Paribas. Rouvrir les fonds, le plus vite possible, c?est l?ordre donné par les stratèges de la banque. Ce sera fait le 22 août, avec un accueil favorable des marchés. La tempête est passée. Retrouvant son humour, Baudouin Prot commente : « C?est un comble d?être aussi exposé médiatiquement quand on l?est si peu financièrement. Mais bon, pour nos clients, ça vaut bien mieux que l?inverse ! »

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