Pour les nouveaux entrants, la "chance" est à haut risque

L'élargissement peut-il nuire aux économies des pays qui entrent le 1er mai dans l'Union européenne ? La question est rarement posée à l'ouest de l'ancien rideau de fer où l'on a tendance à considérer que cette adhésion est une "chance" pour les Dix. On préfère en revanche s'interroger sur les risques de délocalisations industrielles ou de déséquilibre du marché du travail qui pèsent sur les anciens membres de l'Union. Mais les choses ne sont sans doute pas si simples. Du moins pour les trois plus grandes économies de la région. L'idée que l'adhésion est une "chance économique" pour les nouveaux adhérents s'appuie d'abord sur les exemples des précédentes adhésions de pays plus pauvres : l'Irlande en 1973, la Grèce en 1981, l'Espagne et le Portugal en 1986. Et de fait, les effets de l'entrée dans l'Union européenne ont été spectaculaires pour ces pays : l'économie a réalisé un énorme bond en avant, les marchés intérieurs se sont étoffés, le commerce extérieur a été dynamisé. Mais ce schéma est-il reproductible dans le cas de l'élargissement de 2004 ? La réponse est clairement non, pour plusieurs raisons. Le succès de ce schéma est en effet basé sur des fonds communautaires très importants et très ciblés, abreuvant pendant longtemps les économies concernées. Or, ce scénario ne semble pas pouvoir se renouveler en 2004, car cette fois l'élargissement ne concerne pas un ou deux pays de quelques dizaines de millions d'habitants : il porte sur une zone de 75 millions d'habitants qui, dans son ensemble, est demandeuse d'aides communautaires (pays le plus riche de la région, la Slovénie dispose d'un PIB par habitant équivalent aux plus pauvres des pays de l'Union). Fonds insuffisantsOr, les Quinze ne semblent pas vouloir mettre la main au portefeuille. Car les pays qui, comme l'Espagne ou la Grèce, ont besoin des fonds structurels de Bruxelles ne souhaitent pas y renoncer. Du coup, les fonds structurels ne devraient représenter, selon Irina Topa, économiste chez Société Générale, qu'une contribution de 1,8% au PIB des Dix entre 2004 et 2006. A titre de comparaison, entre 1994 et 2000, l'apport des fonds au PIB a été de 3,2% en Grèce et au Portugal. De ce fait, "les fonds structurels me semblent bien faibles pour induire sur leur croissance et leur développement un effet comparable à ceux observés en Espagne ou au Portugal", conclut Irina Topa. Il faudra donc trouver une autre recette. On pense alors au commerce extérieur. L'Espagne, notamment, avait dans les années 1980 bénéficié d'un redéploiement de son commerce vers l'Union, grâce à la fin des barrières douanières. Mais on ne doit pas s'attendre à un tel phénomène ici. Pour deux raisons. D'abord, les barrières douanières ont d'ores et déjà été supprimées voici plusieurs années, sauf pour l'agriculture. Ensuite, l'intégration commerciale des nouveaux membres est déjà faite. La Pologne réalise 68,7% de ses exportations avec l'Union, la République tchèque 68,4% et la Hongrie 72,7%. Il n'y aura pas de rattrapage sur ce plan non plus. A l'inverse, cette intégration a pesé ces dernières années sur la croissance de ces pays. Le ralentissement économique de la zone euro, et principalement de l'Allemagne, a en effet eu un impact fort sur les croissances des grandes économies. La Hongrie a ainsi dû se contenter en 2003 d'une croissance de 2,9%, soit un point de moins qu'en 2001.Tarissement des investissements étrangersDifficile donc de voir dans l'entrée dans l'UE un moteur de croissance pour ces pays. Pourtant, rapidement, les grandes économies des nouveaux entrants vont avoir besoin de relais de croissance. Le modèle bâti après la fin de l'ère communiste et la crise russe de 1997 s'essouffle en effet. Ce modèle était d'abord fondé sur l'arrivée massive de capitaux étrangers, notamment grâce aux privatisations et au phénomène de délocalisation. Or depuis deux ans, les investissements directs étrangers (IDE) reculent en Hongrie, Pologne et République tchèque. En Pologne, les flux d'IDE représentaient 4% du PIB en 2000. En 2003, ils n'en représentaient que moins de 2%. En Hongrie, la situation est plus grave, puisque les flux d'IDE se sont quasiment arrêtés en 2003. Il est vrai que le cycle de privatisation est presque achevé. Seule la Pologne a encore des actifs à vendre, mais ce sont des sociétés peu rentables et, désormais, politiquement, la situation n'est plus favorable aux privatisations. Les trois grands pays de la région sont donc menacés de manquer de carburant. Malgré une fiscalité qui reste très attractive, ils n'attirent plus les entreprises étrangères. Pourquoi ? L'exemple du choix de l'usine Hyundai en février dernier répond simplement à cette question. La Slovaquie l'a emporté en raison de ses faibles coûts de main d'oeuvre. En dix ans, Pologne, République tchèque et Hongrie sont devenues trop chères et de moins en moins compétitives face à la Slovaquie, à la Roumanie ou à la Croatie. Et les voilà à leur tour confrontées à la délocalisation industrielle, comme récemment en Hongrie où certaines sociétés ont déjà quitté le pays pour cause de coûts trop élevés. Pourtant, ces économies ont besoin de croissance et de carburant pour cette croissance, car leur rattrapage est loin d'être réalisé. Stimuler la consommationLa solution semble donc évidente : il faut créer les conditions du développement d'une véritable demande intérieure. Et notamment de la consommation. C'est ainsi que la Pologne est parvenue à rebondir en 2003 avec une croissance de 3,5% contre 1,4% en 2002. C'est aussi ainsi que la Hongrie avait maintenu sa croissance en 2001 et 2002 à de hauts niveaux. Mais, là encore, l'apport de l'UE risque d'être insuffisant. Or, comme le niveau de vie reste bas, ce marché intérieur ne peut être créé que par l'Etat. Et c'est bien ici que le bât blesse. Car la dépense publique reste encore grevée par de nombreux héritages soviétiques, notamment pour ce qui est des systèmes de santé. Les déficits publics sont très élevés. En 2003, celui de la Pologne atteignait 4,1% du PIB, celui de la Hongrie 5,9% et celui de la République tchèque (hors effet exceptionnel du produit de la vente du gazier national à RWE) 12,9%. Or, dès leur adhésion, ces pays vont s'engager dans une nouvelle course, celle de l'entrée dans la zone euro. Ces pays n'ont en effet pas négocié d' "opting out" au Traité de Maastricht, comme le Royaume-Uni ou le Danemark. Ils sont donc tenus d'engager un processus d'entrée dans le système monétaire européen dit "bis" (qui prévoit le flottement de la monnaie dans une fourchette de plus ou moins 15% par rapport à l'euro pendant dix ans). Cette situation signifie évidemment une politique d'austérité budgétaire qui nuira à la demande intérieure, du moins dans un premier temps. Cette politique devrait également avoir un impact sur la politique fiscale de ces pays. Avec cette fois, un risque supplémentaire sur leur compétitivité. Mais bon nombre d'économistes se veulent rassurants. "A terme, l'assainissement de ces économies est une bonne chose", assure Irina Topa. Le reflux de l'inflation devrait en effet finir par créer une situation favorable au développement d'une demande intérieure. Reste que, comme le remarque Amina Lahrèche-Révil, économiste au CEPII, les gouvernements de ces pays devront "arbitrer entre stabilité et croissance". Le piège de la zone euroD'autant que le prix de cet assainissement sera lourd. Car l'entrée dans le SME bis sera très risquée. "Le SME bis est un appel du pied à la spéculation", souligne ainsi Amina Lahrèche-Révil. L'exemple de la crise qui a secoué le premier SME en 1992 est en effet dans toutes les mémoires. "Si les marchés doutent, la spéculation peut s'enclencher sur le marché des changes", ajoute l'économiste du CEPII. Sans compter évidemment qu'en entrant dans ce système, ces pays perdraient un outil d'ajustement important. En 2002-2003, la Pologne a ainsi évité la récession en laissant glisser le zloty. Ce type de mouvements deviendra évidemment impossible avec la convergence monétaire. "Une économie en rattrapage ne peut pas se priver de l'outil d'ajustement du change", souligne Irina Topa. Si l'on ajoute à cela le danger d'une perte de compétitivité, notamment en cas de surévaluation de la monnaie lors de l'entrée dans le SME bis, on comprend que Hongrois, Tchèques, Polonais et Slovènes se montrent de moins en moins pressés d'entrer dans la zone euro. La Hongrie a d'ores et déjà repoussé son objectif d'adhésion à la zone euro, initialement prévue en 2007, tandis que le gouvernement tchèque ne donne plus de date. La deuxième phase de l'intégration ne se fera donc que lorsque ces économies seront assez solides et auront fini la majeure partie de leur transition. Selon un gérant parisien, le marché table désormais sur une évolution vers la zone euro vers 2007 pour les pays baltes et vers 2010 pour les autres. Car ces pays ont beaucoup de retard en termes de niveau de vie. Et comme leur situation démographique est difficile, le rattrapage semble très délicat. En raison d'un faible taux de natalité, la population de la Hongrie, par exemple, devrait reculer de 18% d'ici à 2050. Selon Tania Sollogoub, économiste au Crédit Lyonnais, et Nicolas Meunier, économiste spécialiste des marchés émergents chez CDC Ixis, compte tenu du potentiel de croissance somme toute assez faible (1,5 point de plus que l'UE-15), il faudra un demi-siècle pour assister à un vrai rattrapage du niveau de vie (lire ci-contre).Des populations impatientesLes populations auront-elles la patience d'attendre autant ? Aleksander Smolar, chercheur au CNRS, souligne la volonté de ces peuples et leur détermination à accepter les réformes. Mais ce qui est vrai depuis dix ans ne semble plus aussi simple. En Pologne, le paquet de réforme dit plan Hausner qui vise à réduire la dépense publique est très contesté et a entraîné la chute du gouvernement Miller. Or, souligne Aleksander Smolar, ce paquet de réforme est "minimal". Partout dans la région, les gouvernements qui ont négocié l'entrée dans l'Union sont très impopulaires. En Hongrie, le gouvernement Megyessy qui lutte contre le déficit budgétaire a atteint un niveau record d'impopularité. Malgré l'essor économique, le candidat gouvernemental slovaque a été battu dès le premier tour. En République tchèque, les Communistes redressent la tête électoralement.Aleksander Smolar explique ce phénomène par la note que l'on fait payer aux réformateurs, une situation que connaîtrait également la zone euro. Mais peut-être aussi les ménages tchèques, hongrois ou polonais ont-ils envie de cueillir les fruits de dix ans d'efforts et de privations. C'est sans doute ainsi qu'il fallait comprendre leur appui massif à l'adhésion. En cas de déception, la tentation populiste ou communiste pourrait ressurgir. L'Europe devra donc éviter de décevoir ses nouveaux membres, au risque d'être elle-même déstabilisée. Pour cela, elle devra être généreuse, mais aussi pragmatique. Car ces économies restent fragiles et disposent décidément de peu de moteurs de croissance.
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